Interview de H. Mondragon, assesseur de la Convergencia Negra, Indigena y Campesina de Colombie

Alvaro Uribe ou l’étape finale du néolibéralisme en Colombie

8 mai 2004 par Frédéric Lévêque




Présent en Belgique pour participer à un séminaire sur « La terre, marchandise ou droit de l’homme », Hector Mondragon est un analyste et observateur avisé de l’actualité économique et sociale colombienne. Il est actuellement assesseur de la Convergencia Negra, Indigena y Campesina de Colombia.

Quand et comment fut imposé le néolibéralisme en Colombie ?

« L’introduction du néolibéralisme en Colombie s’est faite en deux étapes. Nous sommes actuellement dans la troisième phase : l’étape finale.

Le première eut lieu entre 1978 et 1982 quand le gouvernement de Turbay, en syntonie avec les gouvernements militaires du Cône sud (le Chili et l’Argentine principalement) prit des mesures de libéralisation de l’économie colombienne. Ce processus s’est surtout caractérisé par une ouverture aux importations et par des pressions à la privatisation. Pressions qui rencontrèrent des résistances sociales. Le gouvernement parlait beaucoup de flexibilité de la main d’œuvre, ce qui signifiait l’élimination des prestations sociales en essayant de les convertir toutes en salaires immédiats.

Toute cette politique provoqua une forte crise économique qui marqua les débuts de la décennie des années 1980. Avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Belisario Betancur (1982-1986), les politiques néolibérales furent interrompues pour pouvoir sortir de la crise. C’est ce que font toujours les néolibéraux : appeler l’Etat à la rescousse pour, par exemple, sauver les banques en faillite. On assista donc au retour d’une certaine intervention de l’Etat et d’une politique protectionniste avec, notamment, le rétablissement de taxes douanières sur les importations. »

En février 1990 dans un rapport au Président Barco (1986-1990), le Contrôleur général de la République écrivait : « La politique du prochain gouvernement dépendra de la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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(...) le segment fort de la stratégie de libération des importations correspondra au prochain gouvernement, qui devra accepter les conditions de la Banque. Si ce n’est pas le cas, il n’obtiendra pas les ressources sollicitées et ne sera pas bien vu au niveau économique. Le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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(...)ne lui octroierait pas non plus le feu vert (...) et partagerait cette opinion avec les banques commerciales Banques commerciales
Banque commerciale
Banque commerciale ou banque de dépôt : Établissement de crédit effectuant des opérations de banque avec les particuliers, les entreprises et les collectivités publiques consistant à collecter des fonds pour les redistribuer sous forme de crédit ou pour effectuer à titre accessoire des opérations de placements. Les dépôts du public bénéficient d’une garantie de l’État. Une banque de dépôt (ou banque commerciale) se distingue d’une banque d’affaires qui fait essentiellement des opérations de marché. Pendant plusieurs décennies, suite au Glass Steagall Act adopté pendant l’administration Roosevelt et aux mesures équivalentes prises en Europe, il était interdit aux banques commerciales d’émettre des titres, des actions et tout autre instrument financier.
qui, à leur tour, refuseraient de donner de nouveaux prêts ». (Contraloría General de la República, « Informe Financiero », février 1990, p. 9.)

« La seconde vague néolibérale commence à la fin du gouvernement de Barco. César Guaviria - actuel secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) - était alors ministre des Finances. Ils éliminèrent notamment le crédit d’appui au secteur agricole. Ils adoptèrent la loi 50 qui « décontractualise » le travail et qui l’assimile à des honoraires ou des services.

Cette vague s’est approfondie quand Guaviria accéda à la présidence de la République (1990 - 1994). Son gouvernement tenta de privatiser l’entreprise publique de télécommunications. Une grève des travailleurs l’en empêcha. Avec la loi 100 sur la santé, le gouvernement offra au capital financier le système des assurances santé. Ils ouvrirent à nouveau différents pans de l’économie aux importations. Certains secteurs, comme celui des azucareros (producteurs de sucre), sont restés protégés car dominés par de puissants groupes économiques. Mais la majorité des secteurs des petites et moyennes entreprises et de l’agriculture ont été livrés au libre marché, ce qui a affaiblit la production nationale.

Le gouvernement liquida aussi pratiquement les institutions agricoles et a introduit, répondant ainsi aux attentes de la Banque mondiale, le système du « marché subsidié des terres ». Il s’agit de remplacer la réforme agraire par le marché.

Cet ensemble de mesures ont été regroupées sous le terme d’ « ouverture de l’économie » (‘apertura’). Ce phénomène a causé un grand choc à l’économie colombienne, choc qui fut ressenti fortement à partir de 1997 quand l’économie entra en crise. C’est à ce moment-là que l’on s’est rendu compte des effets réels de ces politiques. Les faillites d’entreprises se sont multipliés. La crise agricole s’est approfondie. Le chômage a dépassé les 17%.

Il est important de rappeler que ces contre-réformes néolibérales ont toujours été freinées par les luttes populaires. Ils n’ont pas pu directement éliminer le système de sécurité sociale ou privatiser l’entreprise de télécommunications. Ils ont dû se résoudre à les démonter petit à petit. »

Qu’en est-il de la troisième phase avec l’arrivée au pouvoir du président Alvaro Uribe Vélez ?

« La troisième vague néolibérale est arrivée avec Uribe. Il bénéficie de la terrible répression exercée dans les années antérieures contre le mouvement syndical. Entre 100 et 180 dirigeants syndicaux ont été assassinés annuellement ces dernières années. C’est la phase terminale d’application des politiques néolibérales avec la fermeture d’hôpitaux, la privatisation des hôpitaux publics, la liquidation de Telecom et de l’Institut de réforme agraire, la conversion de l’entreprise pétrolière ECOPETROL en société anonyme, et le progrès dans les négociations avec les Etats-Unis pour la signature d’un traité de libre échange. La mise en place de cette phase n’a pu se concrétiser que grâce à l’extermination par les paramilitaires des dirigeants syndicaux les plus combatifs. »

En 1999, au moment même de la signature du Plan Colombie entre le gouvernement d’Andrés Pastrana (1998-2002) et l’administration Clinton, le Fonds monétaire international accordait un prêt de $2.7 milliards en échange de nouveaux ajustements structurels dans la droite ligne du Consensus de Washington. En décembre 2002, le Secrétaire d’Etat Colin Powell a proposé à la Colombie une aide de $573 millions pour l’année 2003. Cette proposition a coïncidé, à nouveau, avec la signature d’un nouvel accord entre le FMI et le gouvernement colombien, octroyant à ce dernier une ligne de crédit de $2.2 milliards, (dont $264 millions de dollars pouvant être utilisés immédiatement).
Pourrais-tu nous expliquer ce rapport militaire et économique complexe qui existe entre Washington, les institutions financières internationales et Bogotá ?

« La Colombie accepta en 1924 un traité par lequel elle était soit disant indemnisée par les Etats-Unis pour le vol de Panama en recevant 24 millions de dollars. Six années plus tard, la Colombie leur devait déjà beaucoup plus que ce qu’elle avait reçu.

C’est à cette époque que se met en place la forte dépendance financière de la Colombie vis-à-vis des Etats-Unis. Cette dépendance deviendra progressivement militaire. Elle s’aggrave à partir de 1948 avec le déclenchement de la Violencia (guerre civile entre libéraux et conservateurs).

Lors de la Conférence interaméricaine qui créa l’Organisation des Etats américains, la Colombie adhéra au TIAR - le Traité interaméricain d’assistance réciproque - dans le cadre duquel s’est développée une intense coordination des armées latino-américaines. A cette époque, un conflit armé similaire à celui d’aujourd’hui avait cours en Colombie. Ce qui n’empêcha pas le pays de participer à la guerre de Corée. Cela montre qu’il y a une intense relation de dépendance militaire de la Colombie par rapport aux EUA.

On peut revenir également à l’époque de Kennedy avec l’« Alliance pour le progrès », qui promouvait certaines réformes sociales limitées afin d’éviter que se produisent d’autres révolutions, comme la cubaine. Cette politique a été appliquée en Colombie avec le Frente Nacional, à savoir l’alliance entre les partis conservateur et libéral pour se partager le pouvoir et pour empêcher tout autre parti d’intégrer des instances de l’Etat. Dans ce cadre-là, la Colombie s’est soumise aux plans anti-communistes et de contre-insurrection des EAU. Dans ce cadre-là toujours, et à l’instar de nombreux autres pays latino-américains, les mouvements alternatifs ont été fortement réprimés.

En 1964, après l’assassinat de Kennedy, le gouvernement a liquidé les projets de réforme agraire et s’est soumis à la nouvelle orientation de l’administration états-unienne. Il décida d’attaquer les guérilleros, qui avaient signé la paix en 1958, en les accusant d’avoir créer, dans la campagne colombienne, des « républiques indépendantes ». Le gouvernement, sous les ordres des Etats-Unis, affirmait vouloir empêcher la formation de nouveaux foyers (‘focos’) guérilleros. C’est qui arriva finalement avec cette politique. Le conflit colombien ré-émerge à cette époque en lien direct avec la politique des Etats-Unis. »

Mais qu’en est-il aujourd’hui ?

« En fait, ce que je veux dire avec ces rappels historiques, c’est que ce processus n’est pas nouveau. Aujourd’hui, il est encore plus intense car la Colombie est, au niveau mondial, le troisième récepteur d’aide militaire des EUA, après Israël et l’Egypte.

Les Etats-Unis utilisent la Colombie en Amérique de Sud comme un fer de lance pour imposer leur politique économique, en particulier avec les traités de libre échange. Les EUA veulent faire avancer l’ALCA (Zone de libre-échange des Amériques) qui rencontre de fortes résistances. Le gouvernement colombien joue ce rôle de fer de lance. D’un côté, il signe des accords avec la Communauté andine des Nations (CAN) et le Mercosur Mercosur Le Mercosur est une zone régionale de coopération économique du Cône Sud (marché du Cône Sud) qui rassemble le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, en plus de deux pays associés, le Chili et la Bolivie. , et, de l’autre, négocie, comme le Pérou, l’ALCA, se convertissant ainsi en cheval de Troie à l’intérieur de ces ensembles sous-régionaux pour imposer aux autres, à travers de la concurrence entre pays, qu’ils adhèrent l’ALCA.

Le néolibéralisme est arrivé en Amérique latine dans les bottes de Pinochet. C’est dans les hélicoptères du Plan Colombie qu’ils veulent maintenant imposer l’ALCA. A la différence du Chili de Pinochet, l’extermination des leaders populaires est récente. C’est elle qui permet aujourd’hui cette troisième vague néolibérale.

Pour pouvoir bénéficier de l’aide du Plan Colombie pour la lutte armée interne, pour la résolution du conflit, la Colombie doit accepter les conditions que leur imposent les EUA. »

Quels types de résistance sociale y a-t-il aujourd’hui en Colombie ?

« Il y a toujours eu une résistance civile très forte. Elle n’a jamais cessé. Même à l’apogée de la popularité de Uribe, juste après son élection (mai 2002), le mouvement paysan appela à une grève générale le 16 septembre 2002. Ce fut un succès. Les ouvriers répondirent également à l’appel du mouvement paysan car les premières mesures de réduction de salaires venaient d’être prises.

La résistance n’a jamais cessé mais ce qui est certain, c’est que le mouvement populaire, ses dirigeants les plus combatifs, les plus enclins à combattre les mesures néolibérales, ont été éliminés. Cela a eu de grosses conséquences. Non seulement il manque des dirigeants mais les nouveaux n’ont pas assez d’expériences pour diriger une lutte de masses effective contre la politique gouvernementale. C’est dans ce contexte que le gouvernement a réussi à appliquer tout un ensemble de mesures qui représente une défaite du mouvement ouvrier et paysan. »

Les médias européens ont l’habitude de dire que le président Uribe bénéficie d’un appui de 80% de la population. Un tel pourcentage me semble surprenant, surtout depuis sa défaite au referendum [1] et aux élections locales de novembre 2003. Peux-tu expliquer cette contradiction ?

« La victoire aux élections locales de maires d’opposition et la défaite d’Uribe au referendum signifie le commencement de ce que l’on pourrait appeler la contre-offensive populaire. Cela démontre, par la voie des urnes, que malgré toute la répression, de l’extermination de dirigeants populaires aux déplacements forcés, une résistance civile et populaire continue à exister.

Nous sommes par exemple au bord d’une nouvelle grève des travailleurs du pétrole [2]. Elle va sans doute provoquer des mobilisations dans les régions où ils travaillent ; dans le Magdalena medio, par exemple, à Barancabermeja, zone qui a une grande tradition de luttes sociales dans l’histoire colombienne. Cette ville a été conquise par les paramilitaires et malgré cela, l’an dernier, il y a eu de grandes mobilisations pour soutenir les ouvriers du pétrole. Lors du referendum, 90% de sa population s’y est abstenue. Moins de 7% des votants ont soutenu les propositions de Uribe. Les habitants ont en plus élu un maire de l’opposition de gauche aux dernières municipales.

Je crois qu’il va y avoir d’importantes mobilisations cette année. Les centrales syndicales proposent une grève générale. En août prochain, les organisations paysannes espèrent réaliser une grève nationale. »

Qu’en est-il des finances du gouvernement ?

« Le gouvernement affronte une grave crise fiscale. Il impose des taxes sur les aliments de base, ce qui provoquent la colère de la population. Il a chaque fois moins d’argent pour réaliser des investissements publics car il consacre tout au remboursement de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, non seulement extérieure mais surtout intérieure. La Colombie a, à l’instar d’autres pays latino-américains, un problème de dette extérieure, mais surtout un de dette intérieure. Cette dernière est plus grave que la dette extérieure. Si tu lis les calculs que fait la Contraloria General de la Republica, il pourrait y avoir à la fin de l’année entrante une cessation de paiements pour la dette intérieure. Notamment parce qu’ils ont émis pour financer la guerre des titres d’Etat (les TES) avec de hauts intérêts. Il sont très rentables pour ceux qui les achètent mais ils peuvent, à tout moment, provoquer une cessation des paiements. »


Notes

[1Pour en savoir plus sur le Référendum, lisez Alfredo Molano, Colombie : démantèlement de l’État social de droit et autoritarisme, RISAL, 24 octobre 2003.

[2Cette grève a débuté juste après la réalisation de cette interview.

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