Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne (5/7)
23 septembre 2011 par Eric Toussaint
Entre juillet et septembre 2011, les bourses ont été ébranlées une nouvelle fois au niveau international. La crise s’est approfondie dans l’Union européenne, en particulier en matière de dettes. Le CADTM a interviewé Eric Toussaint afin de décoder différents aspects de cette nouvelle phase de la crise. [1]
CADTM : Tu n’as pas encore parlé des Credit Default Swaps
Swap
Swaps
Vient d’un mot anglais qui signifie « échange ». Un swap est donc un échange entre deux parties. Dans le domaine financier, il s’agit d’un échange de flux financiers : par exemple, j’échange un taux d’intérêt à court terme contre un taux à long terme moyennant une rémunération. Les swaps permettent de transférer certains risques afin de les sortir du bilan de la banque ou des autres sociétés financières qui les utilisent. Ces produits dérivés sont très utilisés dans le montage de produits dits structurés.
(CDS)…
Eric Toussaint : Le CDS est un produit financier dérivé
Dérivés
Dérivé
Dérivé de crédit : Produit financier dont le sous-jacent est une créance* ou un titre représentatif d’une créance (obligation). Le but du dérivé de crédit est de transférer les risques relatifs au crédit, sans transférer l’actif lui-même, dans un but de couverture. Une des formes les plus courantes de dérivé de crédit est le Credit Default Swap.
qui n’est soumis à aucun contrôle public. Il a été créé dans la première moitié des années 1990 en pleine période de dérèglementation. Credit Default Swap signifie littéralement permutation de l’impayé. Normalement, il devrait permettre au détenteur d’une créance de se faire indemniser par le vendeur du CDS au cas où l’émetteur d’une obligation
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
(l’empunteur) fait défaut, que ce soit un pouvoir public ou une entreprise privée. Le conditionnel est de rigueur pour deux raisons principales. Premièrement, on peut acheter un CDS pour se protéger d’un risque de non remboursement d’une obligation qu’on n’a pas. Cela revient à prendre une assurance contre le risque d’incendie de la maison du voisin en espérant que celle-ci parte en flammes afin de pouvoir toucher la prime. Deuxièmement, les vendeurs de CDS n’ont pas réuni préalablement des moyens financiers suffisants pour indemniser les victimes du non remboursement de dettes. En cas de faillite en chaîne d’entreprises privées ayant émis des obligations ou du non remboursement de la part d’un Etat débiteur important, il est certain que les vendeurs de CDS seront dans l’incapacité de procéder aux indemnisations qu’ils ont promises. Le désastre de l’entreprise nord-américaine AIG en août 2008, la plus grosse société d’assurance internationale (en fait elle a été nationalisée par Bush afin d’éviter les conséquences d’une faillite) et la faillite de Lehman Brothers sont directement liés au marché des CDS. AIG et Lehman s’étaient fortement développés dans ce secteur.
Le marché des CDS permet toutes sortes de manipulations. J’ai eu l’occasion de suivre de près une tentative de manipulation lorsque j’étais membre de la commission d’audit de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique interne et externe mise en place par le gouvernement équatorien en 2007 et qui a rendu les résultats de ses travaux en septembre 2008. Pendant que nous auditions la dette équatorienne et que le président Rafael Correa menaçait les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
internationaux de mettre fin au remboursement de la partie illégitime de la dette, une société privée nord-américaine a pris contact avec le gouvernement équatorien afin de lui faire une proposition édifiante. La société proposait au président Correa de laisser entendre qu’il suspendrait le paiement de la dette juste avant la prochaine échéance de paiement trois semaines plus tard. Cela permettrait à cette société de vendre des CDS pour un montant qu’elle évaluait à 300 millions de dollars. Le résultat final devait être le suivant : en réalité, l’Equateur paierait comme prévu ce qu’il devait. Du coup, la société ne devrait pas indemniser les détenteurs de CDS et elle verserait la moitié de la somme au gouvernement équatorien. Elle affirmait que cette opération était totalement sans risque de poursuite car la vente se ferait de gré à gré
Marché de gré à gré
Gré à gré
Un marché de gré à gré ou over-the-counter (OTC) en anglais (hors Bourse) est un marché non régulé sur lequel les transactions sont conclues directement entre le vendeur et l’acheteur, à la différence de ce qui se passe sur un marché dit organisé ou réglementé avec une autorité de contrôle, comme la Bourse par exemple.
sans aucun contrôle de la part des autorités nord-américaines. La firme affirmait qu’elle avait déjà réalisé à plusieurs reprises ce genre d’opérations. Finalement, les autorités équatoriennes ont refusé la proposition et ont opté pour une autre stratégie qui a donné de bons résultats. L’intérêt de cette histoire véridique, c’est de montrer qu’en pratique les émetteurs (et les acheteurs) de CDS peuvent réaliser toutes sortes de manipulations. Il faut rappeler que jusqu’au désastre d’AIG et à la faillite de Lehman Brothers, le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
Cliquez pour plus de détails.
, la Réserve fédérale des Etats-Unis, la BCE
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
ont affirmé à maintes reprises que les CDS étaient un produit nouveau qui offrait d’excellentes garanties
Garanties
Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome).
contre les risques (voir encadré sur les CDS). Depuis le discours a changé mais rien, absolument rien, n’a été fait pour réglementer. En attendant, les CDS constituent, vu leur ampleur, une terrible bombe à retardement pour le système financier international. En réalité, il faudrait interdire les CDS.
CADTM : Quelle est la part de responsabilité des agences de notation dans la crise ?
Eric Toussaint : Les nord-américaines Standard and Poor’s et Moody’s ainsi que la franco-nord américaine Fitch sont les trois agences privées de notation qui font la pluie et le beau temps en ce qui concerne l’évaluation de la solvabilité et de la crédibilité d’un émetteur d’obligations, que ce soit un Etat ou une entreprise [7]. Elles existent depuis près d’un siècle mais ce n’est qu’à partir des années 1970-1980, avec la financiarisation de l’économie, que leurs affaires se sont brutalement développées. Mais elles sont constamment dans une situation de conflits d’intérêt. Jusqu’aux années 1970, c’étaient les acheteurs potentiels des obligations émises par les Etats et les entreprises qui payaient les agences de notation pour qu’elles leur donnent un avis sur la qualité des émetteurs. Depuis, la situation s’est complètement renversée, ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent. La motivation des pouvoirs publics et des entreprises est bien sûr d’obtenir une bonne note afin de payer le taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
les plus bas possible aux acheteurs d’obligations. Rappelons que jusqu’à la veille de la faillite d’Enron en 2001, les agences de notation grassement rémunérées attribuaient la meilleure cote à ce négociant d’énergie. De même en 2008 avec les banques d’affaires
Banques d'affaires
Banque d'affaires
Société financière dont l’activité consiste à effectuer trois types d’opérations : du conseil (notamment en fusion-acquisition), de la gestion de haut de bilan pour le compte d’entreprises (augmentations de capital, introductions en bourse, émissions d’emprunts obligataires) et des placements sur les marchés avec des prises de risque souvent excessives et mal contrôlées. Une banque d’affaires ne collecte pas de fonds auprès du public, mais se finance en empruntant aux banques ou sur les marchés financiers.
Merril Lynch ou Lehman Brothers. De même avec la Grèce en 2009-début 2010. Elles ont fait la démonstration de leur nuisance. Elles devraient faire l’objet de poursuites judiciaires car les résultats des notes qu’elles distribuent ont été et sont néfastes. L’évaluation des risques est une mission qui devrait incomber à des organismes publics.
Fin de la cinquième partie
Éric Toussaint, docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, président du CADTM Belgique, membre de la Commission présidentielle d’audit intégral de la dette (CAIC) de l’Équateur et du Conseil scientifique d’ATTAC France. A dirigé avec Damien Millet le livre collectif “La Dette ou la Vie”, Aden-CADTM, 2011. A participé au livre d’ATTAC : “Le piège de la dette publique. Comment s’en sortir”, édition Les liens qui libèrent, Paris, 2011.
[1] Nous publions à nouveau cet entretien, paru dans son intégralité le 26 août 2011, sous forme d’une série en sept parties.
[2] Voir la première partie « La Grèce au cœur des tourmentes », la deuxième partie « La grande braderie des titres grecs », la troisième partie « La BCE, fidèle serviteur des intérêts privés » et la quatrième partie « Le ‘Plan Brady’ européen : austérité permanente »
[3] Alan Greenspan, Le temps des turbulences, Editions Jean-Claude Lattès, 2007, p. 477
[4] Voir à propos des erreurs de jugements du FMI à propos des Etats-Unis, de l’Irlande : François Sana « Zéro de conduite pour le FMI »
[5] Financial Times, « Deutsche hedges Italian risk », 27 July 2011, p. 13.
[6] Financial Times, « Greek rescue plan worries hedge funds », supplément FTfm, 8 August 2011.
[7] Il en existe d’autres, comme la chinoise Dagong, mais elles ont très peu d’influence.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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