Ce que la réforme des retraites dit du sens de l’Histoire

7 février par Maxime Perriot


60 ans à taux plein ! Manifestation contre le projet de réforme des retraites. Paris. 28 décembre 2019, Paule Bodilis, CC, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:60_ans_%C3%A0_taux_plein !_Manifestation_contre_le_projet_de_r%C3%A9forme_des_retraites._Paris._28_d%C3%A9cembre_2019_%2849519626223%29.jpg

Le soir des annonces d’Elisabeth Borne, une vidéo du compte Instagram « Glupatate », mettant en scène l’intervention de François Ruffin dans l’émission « Quotidien » est partagée en masse. Recouvert d’un piano mélancolique, François Ruffin s’indigne : « Comment ça se fait que ça fait 40 ans qu’on fait de la robotique, du numérique, qu’on fait de l’informatique, bref, qu’on fait des gains de productivité dans tous les sens et qu’à la place d’avoir une diminution du temps de travail on a une augmentation du temps de travail. Où est-ce que ça passe ? Dans les années 1980, les salariés travaillaient une semaine par an pour les actionnaires, aujourd’hui c’est 4 semaines, donc déjà il y a trois semaines à gratter de ce côté-là. Cette question des retraites, on rentre dans les grandes questions d’ordre général, toujours par des points de détail, la crise des gilets jaunes, ça a commencé sur le prix du gasoil, la Révolution française, ça a commencé sur qui va pouvoir aller aux États généraux, ça rentre sur des points de détail. Mais en fait ça pose des questions sur le sens de l’existence, quel sens on donne à notre existence. Est-ce que c’est produire, consommer ? Sarkozy nous disait « travailler plus pour gagner plus », avec Macron, on doit juste travailler plus, on a même plus le « gagner plus ». Mais est-ce qu’on doit être enfermé là-dedans, comme un hamster dans une cage. Ça pose des questions sur quel est le sens de l’Histoire. Keynes pariait qu’à la fin du XXe siècle on travaillerait moins de 20 heures par semaine. La logique de l’Histoire, c’était d’aller vers une diminution du temps de travail, mais à l’inverse on l’a réaugmenté, mais pas pour notre profit. » Décryptons ce discours à l’aide de la bande dessinée Le Choix du chômage, de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, de Benoît Collombat et Damien Cuvilier, dont nous vous conseillons vivement la lecture.



Comme l’explique François Ruffin, le sens de l’Histoire irait vers une réduction du temps de travail proportionnelle aux gains de productivité effectuée depuis plus de deux siècles. C’est du bon sens. Mais le bon sens a rarement été le moteur de l’Histoire. L’amélioration des conditions de vie du plus grand nombre – la réduction du temps de travail, les congés payés, la retraite – sont des droits qui se sont arrachés de haute lutte, indépendamment des gains de productivité. Le bon sens, ou le « sens de l’Histoire » qu’évoque François Ruffin n’est autre que le résultat de rapports de force entre les plus privilégié·es et la majorité de la population, les travailleur·euses, entre celleux qui vivent de leur capital et celleux qui vivent de leur travail.

La « réforme » des retraites présentée par Emmanuel Macron s’inscrit dans ce rapport de force, elle est le symbole d’une période dominée par les détenteurs de capitaux, notamment financiers. Elle n’a rien de « technique », elle n’est pas obligatoire, elle est idéologique et résulte d’une domination des intérêts capitalistes sur les intérêts de la majorité de la population, qui dure depuis près d’un demi-siècle. Revenons sur l’évolution de ce rapport en France, depuis 1936.

 1936 – 1981 : Front populaire, luttes sociales, résistances, contexte international : le temps de travail se réduit

La réduction du temps de travail ne fut jamais indexée aux gains de productivité, au progrès technique effectué. Elle fut le résultat de victoires idéologiques, populaires, politiques

Fixée à 8 heures six jours par semaine en 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la journée de travail en France – et le temps de travail de manière générale – a considérablement diminué depuis 1936. Cette tendance fut le fruit de mobilisations massives des travailleur·euses et de rapports de force à leur avantage.

En 1936, le gouvernement de Léon Blum, mis sous pression par des mobilisations d’ampleur pour baisser le temps de travail à 40 heures par semaine et faire voter les premiers congés payés [1]. Pour chaque travailleur·euse avec plus d’un an d’ancienneté, quinze jours de l’année rémunérés échappent au labeur. Ces mobilisations exceptionnelles donnent la légitimité au gouvernement pour adopter ces conquêtes sociales. Elles le poussent même à aller plus loin, les congés payés n’étant, par exemple, pas dans le programme du Front populaire.

Après 1936, l’autre tournant qui offre davantage de temps de vie libre aux travailleur·euses se situe en 1945, avec l’adoption du programme du Conseil national de la Résistance (CNR). Là encore, il est le fruit d’un rapport de force à leur avantage. Quand les avancées de 1936 étaient rendues possibles par des manifestations de masse, celles de 1945 le sont grâce au rôle majeur joué par les résistant·es armé·es communistes et autres pendant la Seconde Guerre mondiale. La place occupée par les communistes, et la gauche en général dans la Résistance et la situation internationale (la peur de la révolution sociale) poussent le Général de Gaulle et son entourage au compromis. Le résultat de ce compromis constitue le programme du CNR, porté notamment par Ambroise Croizat, ministre du Travail entre 1945 et 1947 [2]. Celui-ci consacre le système de Sécurité sociale français, synonyme de régime général de retraites par répartitions (l’âge normal de départ est 65 ans), d’une assurance maladie universelle, d’une protection contre les accidents du travail… Ce système est financé par les cotisations salariales et patronales, au sein de différentes caisses, selon un principe de solidarité.

Dans un contexte de Guerre froide, durant lequel les communistes sont craints, et sous la pression de syndicats forts et de fortes mobilisations, ces conquêtes sociales seront approfondies entre 1945 et 1983, avec, par exemple, l’adoption du minimum vieillesse en 1956 (versement sans contrepartie pour les personnes âgées n’ayant pas assez de ressources pour vivre décemment), le passage de l’âge de départ à la retraite de 65 ans à 60 ans en 1983, la troisième semaine de congés payés en 1956, et, dans la foulée de la grève générale de 1968, la quatrième en 1969, puis la cinquième en 1982, suite à la victoire de la gauche aux élections de 1981…

Ces conquêtes sociales sont donc le résultat de rapports de force favorables aux classes populaires, aux travailleur·euses, aux forces de gauche. Mobilisations massives alors même qu’un gouvernement de gauche est au pouvoir, place des communistes et d’autres forces de gauche dans la résistance contre l’Allemagne nazie, situation géopolitique qui provoque une peur du communisme en occident donc une obligation au compromis de la part du patronat : rien n’a été donné, tout a été arraché. La réduction du temps de travail ne fut jamais indexée aux gains de productivité, au progrès technique effectué. Elle fut le résultat de victoires idéologiques, populaires, politiques des forces de gauche.

 Dès 1930, l’avènement dans l’ombre du néolibéralisme et de l’ordolibéralisme

Pendant la période que nous venons d’aborder, durant laquelle la gauche, le socialisme, les forces populaires enregistraient plusieurs victoires d’ampleur, les libéraux préparaient la suite. C’est ce que la bande dessinée Le Choix du chômage, de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, de Benoît Collombat et Damien Cuvilier, montre très bien. Dès 1938, alors que le libéralisme est remis en cause aux États-Unis par la politique de relance de Franklin Roosevelt (New Deal New Deal Nom donné aux mesures prises aux États-Unis par Roosevelt à partir de son élection en 1933 à la présidence pour faire face à la crise économique déclenchée en 1929.

Rappelons que dans le cadre du New Deal aux États-Unis et des politiques keynésiennes qui ont été étendues à l’Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale sous la pression d’importantes mobilisations populaires, les droits sociaux ont été nettement améliorés, une protection sociale importante a été mise en place, les banques d’affaires ont été séparées des banques de dépôts, le taux d’imposition des revenus les plus élevés a atteint 80 % aux États-Unis. On pourrait ajouter que les inégalités dans la répartition des revenus et du patrimoine ont été réduites. À cette époque, le Grand Capital avait été contraint de faire des concessions aux classes populaires qui s’étaient fortement mobilisées. Le gouvernement du président Roosevelt, qui voulait réformer le capitalisme pour le sauver et le consolider, avait dû affronter la Cour suprême qui avait essayé de faire abroger plusieurs de ses décisions. Roosevelt, pressé par la radicalisation à gauche des classes populaires, avait réussi à contrecarrer les décisions de la Cour suprême et avait imposé des mesures fortes, y compris en permettant aux syndicats de se renforcer dans les usines et aux travailleurs de recourir aux grèves pour obtenir des concessions des patrons.
), un colloque est organisé à Paris en 1938. Il réunit 26 économistes et intellectuels libéraux qui cherchent à sauver le libéralisme, ou à le réinventer. Du nom d’un éditorialiste étasunien, figure de ce qui deviendra le néolibéralisme, le colloque Walter Lippmann réunit plusieurs figures de ce mouvement naissant : Friedrich Hayek, l’un des principaux penseurs du néolibéralisme, Ludwig von Mises, son maître à penser, Raymond Aron, intellectuel français, ou encore Robert Marjolin, l’un des architectes de la construction européenne…

Le discours développé par les néolibéraux, que l’on retrouve notamment dans La cité libre, de Walter Lippmann, souhaite placer l’État au service du marché. Le but est de faire de l’État un serviteur du marché, en réduisant au maximum les obstacles à son libre-fonctionnement, en appliquant des politiques favorables à la concurrence dans tous les domaines [3]. En France, ce discours trouve un écho important auprès des grand·es patron·es, auprès de certain·es économistes et même de certain·es syndicalistes. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que se met en place un État social avec l’adoption du programme du Conseil national de la Résistance, une bonne partie des membres du Colloque Lippmann se retrouvent en Suisse, sur le Mont Pèlerin, en avril 1947. Ils vont former la société du Mont Pèlerin : un groupe de réflexion ayant pour but d’imposer à nouveau des valeurs économiques libérales au moment où les forces de gauche, où les forces socialistes n’ont jamais été aussi puissantes. Ce groupe réunit à nouveau Friedrich Hayek, Ludwig von Mises, mais également Milton Friedman, l’un des principaux économistes néolibéraux. En tout, 36 personnes participent à ce rendez-vous. L’idée de Friedrich Hayek est de préparer le retour progressif de la pensée libérale en influençant le plus possible les journalistes, ceux et celles qui font l’opinion.

Lire aussi : Un coup d’oeil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui

Parallèlement, se développe en Allemagne, pendant l’entre-deux-guerres, un courant de pensée assez proche nommé ordolibéralisme. Cette pensée libérale, qui consacre l’initiative privée aux dépens du « dirigisme étatique », gagnera en importance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Façonnée par Ludwig Erhard, la doctrine de l’ordolibéralisme érige la stabilité des prix en priorité absolue, une obsession héritée de l’hyperinflation allemande des années 1920. L’ordolibéralisme défend également l’idée qu’il y a des éléments qui doivent être placés hors de la décision politique, collective, démocratique. C’est notamment le cas de la gestion de la monnaie. On retrouve cet héritage dans la construction européenne, dans la soi-disant indépendance politique de la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne, ou dans les propos de Jean-Claude Juncker pendant la crise de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
grecque : «  Il n’est pas question de supprimer la dette grecque. Les autres pays européens ne l’accepteront pas. Dire que tout va changer parce qu’il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c’est prendre ses désirs pour des réalités. Il ne peut y avoir de choix démocratiques contre les traités européens. »

 Depuis 1980, une hégémonie néolibérale et ordolibérale dont la gauche française fut un relai proactif

Quand elle a été au pouvoir, une partie de la gauche a joué un rôle déterminant dans la pénétration du néolibéralisme en France

Le travail d’influence effectué par Friedrich Hayek et la société du mont Pèlerin pendant des années a payé très rapidement quand sont arrivé·es au pouvoir Margaret Thatcher au Royaume-Uni et Ronald Reagan aux États-Unis. En France, où cette pensée libérale avait commencé à infuser les esprits à la fin des années 1970, au même moment, la gauche arrivait au pouvoir. Moins brutal que Thatcher et Reagan, François Mitterrand a également appliqué les principes du néolibéralisme dès 1982-1983. Dès son arrivée au pouvoir, il choisit Jacques Delors au poste de ministre de l’Économie et des Finances pour rassurer les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
. Voici ce que disait Delors en 1986, on dirait du Macron :

« J’ai toujours pensé, notamment en France, qu’il n’y avait pas assez de marché. Que l’État était, pour des raisons historiques, omniprésent et trop souvent étouffant ou dominant. La plupart des Français n’ont pas encore acquis cette mentalité d’ouverture au monde sans laquelle nous ne pouvons pas édifier une économie compétitive et prospérer [4] ».

Le tournant de la rigueur de 1983 se caractérise notamment par la désindexation des salaires par rapport à l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. et par la fusion des banques de dépôts et des banques d’affaires Banques d'affaires
Banque d'affaires
Société financière dont l’activité consiste à effectuer trois types d’opérations : du conseil (notamment en fusion-acquisition), de la gestion de haut de bilan pour le compte d’entreprises (augmentations de capital, introductions en bourse, émissions d’emprunts obligataires) et des placements sur les marchés avec des prises de risque souvent excessives et mal contrôlées. Une banque d’affaires ne collecte pas de fonds auprès du public, mais se finance en empruntant aux banques ou sur les marchés financiers.
 [5]. Il rime aussi avec l’abandon définitif par l’État d’un circuit de financement interne qui lui permettait de contrôler les taux auxquels il s’endettait (le circuit du Trésor), par un financement qui s’oriente exclusivement vers les marchés financiers. Il faut bien comprendre que la gauche, quand elle a été au pouvoir, a joué un rôle déterminant dans la pénétration du néolibéralisme en France. Dans Le Choix du chômage, de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, Rawi Abdelal, professeur à la Harvard Business School, l’exprime ainsi :

« L’histoire de l’instauration du libéralisme sur les marchés financiers du monde développé n’est pas, comme on l’assène volontiers, celle de la capitulation de la gauche européenne. Au contraire, la gauche française a fait beaucoup plus que se laisser briser par les réalités de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
 [6] . »

Ce rôle joué par le parti socialiste à gauche s’est poursuivi pendant toutes les périodes où la gauche détenait la majorité à l’Assemblée nationale sous François Mitterrand puis sous Jacques Chirac (1981-1986, 1988-1993, 1997-2002). François-Xavier Dudouet, sociologue, l’explique :

« Un ensemble de haut-fonctionnaires, de politiques ont, entre 1986 et le début des années 2000, décidé de privatiser la France »

 Une hégémonie néolibérale et ordolibérale qui se cristallise dans la construction européenne

Au-delà des politiques menées dans les années 1980 par le parti socialiste (à certains moments en coalition avec le Parti Communiste français), il faut considérer le rôle majeur qu’a eu la construction européenne dans l’imposition des politiques néolibérales. Comme le montre François Denord, sociologue, l’Union européenne s’est construite sur des bases de pensée néolibérales :

« L’horizon économique de la construction européenne est un horizon libéral car il est issu de la Société du Mont-Pèlerin. […] Le marché commun a été conçu comme un instrument de libéralisation des économies nationales. La construction européenne est intéressante pour un certain nombre de néolibéraux parce qu’ils la pensent d’emblée comme un moyen de défaire l’interventionnisme étatique national. L’Europe va servir de légitimation à une construction libérale [7]. »

Robert Marjolin, l’un des architectes de la construction européenne, était notamment présent au colloque Lippman de 1938. Il fut vice-président de la Commission européenne jusqu’en 1967, avant de rentrer au conseil d’administration de la société pétrolière Royal Dutch Shell, Chase Manhattan Bank, General Motors ou encore American Express. La confusion entre intérêts européens et intérêts des grandes entreprises date donc du début de la construction européenne. Jacques Rueff, qui était également à ce colloque et qui fait partie de la société du Mont-Pèlerin, explique, après la naissance du Marché commun européen par la signature du Traité de Rome [8] :

« Le marché institutionnel est l’aboutissement et le couronnement de l’effort de rénovation de la pensée libérale qui a pris naissance il y a une vingtaine d’années. [9] »

Un des deux rédacteurs du traité de Rome n’est autre que Hans von der Geoeben, une des principales figures de l’ordolibéralisme allemand. Ordolibérale et néolibérale par essence, l’Union européenne a défini des priorités cohérentes avec ses maîtres à penser : contrôler l’inflation, quitte à accepter du chômage et maintenir un équilibre budgétaire à tout prix : la lutte contre le chômage, contre la pauvreté et contre les inégalités n’est pas une priorité. Cette obsession ordolibérale du contrôle de l’inflation a abouti à la création de l’Euro et de la Banque centrale européenne, indépendante des États, des gouvernements démocratiquement élus, dont le seul but est de contrôler l’inflation. Les néolibéraux avaient là atteint leur but : une monnaie qui échappe au contrôle démocratique avec une Banque centrale dont la priorité est la lutte contre l’inflation.

Contrôler la monnaie et réduire le plus possible la place de l’État dans l’économie : voici l’objectif de la majorité des architectes de la construction européenne. Margaret Thatcher et Jens Weidmann, ancien président de la Bundesbank, cité·es dans Le Choix du chômage, de Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, confirment cette visée libérale :

Margaret Thatcher : « Nous attendons du marché unique qu’il donne une substance réelle au traité de Rome et qu’il ravive sa finalité libérale libre-échangiste et dérégulatrice [10]. »
Jens Weidmann : « Tout le cadre de Maastricht reflète les principes centraux de l’ordolibéralisme  [11]. »

 Padoa-Schioppa et l’agenda néolibéral européen, dans lequel la réforme des retraites s’inscrit pleinement

En s’attaquant à l’État social, les gouvernements néolibéraux augmentent le temps de travail général, dans une période où la crise écologique majeure et les gains de productivité effectués devraient nous pousser à réduire la production

Tommaso Padoa-Schioppa est une figure de l’ombre dont la place fut centrale dans la construction européenne, notamment dans la mise en place de l’euro. Il s’inscrit pleinement dans la pensée ordolibérale, poursuit un agenda dédié à la limitation de l’inflation, aux maintiens des équilibres budgétaires à tout prix, ainsi qu’à la destruction des services publics, de l’État social, de la place de l’État dans l’économie. Tommaso Padoa-Schioppa, dans des propos énoncés en 2003 repris dans Le Choix du chômage, cible la France et l’Allemagne, leurs déficits excessifs et leurs États sociaux insupportables à ses yeux :

« Il ne restait plus que les réformes structurelles laissent fonctionner le marché, en limitant l’intervention publique au strict respect des lois économiques et des critères de la compassion publique [12] ».

Les « réformes structurelles » dont il parle ne sont autres que la destruction des systèmes de retraite, de santé (fermetures de lits dans les hôpitaux en France), de l’assurance chômage. C’est le rêve des néolibéraux·ales et d’Emmanuel Macron, qui est en train de faire son possible pour le mener à bien. C’est encore Tommaso Padoa-Schioppa qui le décrit le mieux :

«  Un programme complet de réformes structurelles doit aujourd’hui prendre place dans le champ des retraites, de la santé, du marché du travail, de l’école, et bien d’autres. Ces réformes doivent être guidées par un unique principe : réduire le niveau des protections qui, au cours du XXe siècle, ont progressivement éloigné l’individu du contact direct avec la dureté de vivre, avec les revers de fortune, avec la sanction ou la récompense de ses défauts ou qualités  [13] ».

L’agenda présenté par Padoa-Schioppa est un agenda au service du capital, des grands patrons. Denis Kessler, PDG de la société de réassurance Scor et vice-président du MEDEF de 1998 à 2002, tient exactement le même discours que Tommaso Padoa-Schioppa :

« Le modèle social français est le pur produit du Conseil national de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer et le gouvernement s’y emploie. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952 sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du CNR  [14] ».

Même son de cloche du côté des soutiens d’Emmanuel Macron. Ce qui prouve indiscutablement la porosité entre les architectes néolibéraux de la construction européenne, les patron·nes des très grandes entreprises et le parti d’Emmanuel Macron. Voici ce que dit Jean-Pisani Ferry, coordinateur du programme économique d’Emmanuel Macron en 2017, dans Le Choix du chômage :

« De l’ouverture des frontières à l’ouverture des marchés de services à la concurrence, en passant par la désinflation et la réduction des déficits budgétaire, la France a fait jouer à l’intégration européenne le rôle que les pays mal gouvernés confient au FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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ou à la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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. L’Europe a été notre programme d’ajustement structurel
 [15] ».

Le socialiste Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le commerce et ex-directeur de l’OMC OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
dit la même chose :

« La plupart des disciplines que la France s’est données et a été obligée d’accepter sont venues de la contrainte européenne. Pisani-Ferry fait partie des gens comme moi qui pensent qu’on aurait dû en faire plus, qu’on n’en a pas fait assez. Ce qu’on a fait grâce à l’Europe, c’est toujours ça de pris [16] ! »

Les traités européens étant supérieurs aux lois nationales, l’agenda néolibéral européen est verrouillé par l’Europe. Les gouvernements démocratiquement élus ne peuvent pas s’y opposer

Les traités européens étant supérieurs aux lois nationales, l’agenda néolibéral européen est verrouillé par l’Europe. Les gouvernements démocratiquement élus ne peuvent pas s’y opposer, et sont limités dans leur action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
politique par les critères européens limitant le déficit public à 3% du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
, la dette publique à 60% du PIB et par l’action de la Banque centrale européenne dont la priorité absolue est la lutte contre l’inflation. Cette porosité entre penseurs néolibéraux de la construction européenne, grand patronat et « élites » politiques françaises est bien résumée par la journaliste Coralie Delaume :

« Les classes dirigeantes françaises ont ce désir d’imposer des politiques néolibérales, il est donc bien pratique pour elles que ces politiques aient été constitutionnalisées dans des traités européens [17]. »

En s’attaquant à l’État social, en réduisant la protection et les règlementations étatiques envers les salarié·es, les gouvernements néolibéraux augmentent le temps de travail général (hausse de l’âge de départ à la retraite, du temps de cotisation, baisse des droits au chômage…), dans une période où la crise écologique majeure et les gains de productivité effectués devraient nous pousser à réduire la production, donc le temps de travail, à renoncer au dogme de la croissance. Dans les pays occidentaux, ce temps de travail qui ne baisse pas alors qu’une part très importante de la production socialement utile est soit accélérée par les machines (agriculture, industries), soit délocalisée, donne lieu à la multiplication de bullshit jobs [18], des travaux de bureau sans utilité sociale que le marché a créé. À la place, il faudrait relocaliser les productions vitales et utiles, les rendre plus durables dans le temps, réduire notre temps de travail, combiner cette réduction du temps de travail à un vaste programme d’embauches compensatoires pour créer des emplois socialement utiles, avec de bonnes conditions de travail et de bons salaires. Cela permettrait de générer plus de cotisations sociales, qui augmenteraient les ressources du système des retraites et règleraient le « problème » de son financement. Cela permettrait aussi d’avoir plus de temps libre, qui pourrait être notamment consacré à des activités socialement utiles et créatives. Au lieu de ça, le gouvernement d’Emmanuel Macron veut faire travailler les français·ses deux ans de plus, soi-disant pour que le système reste à l’équilibre à moyen-long terme. En réalité, cette mesure n’a rien de « technique ». Elle est une arme de plus dans la guerre de classe, et s’inscrit dans un agenda néolibéral dominant depuis les années 1980. Elle poursuit l’objectif de défaire toujours plus l’intervention protectrice de l’État dans l’économie, de faire travailler la population toujours plus longtemps. Elle s’inscrit parfaitement dans l’agenda européen et répond aux intérêts du grand patronat.

 La « réforme des retraites » : une mesure au service du 1% les plus riches et des grandes entreprises privées, des détenteur·ices de capital

Le taux de pauvreté des plus de 65 ans est de 10,9% en France, contre 16,8% en moyenne dans l’Union européenne et près de 20% en Allemagne

La « réforme » des retraites est une réforme néolibérale, à l’avantage des grand·es patron·nes, et destinée à répondre aux contraintes budgétaires européennes. Elle ne va pas de soi, comme les éléments de langage du gouvernement voudraient le faire croire. Madame Borne, la Première ministre, relève que le nombre de personnes qui cotisent par rapport au nombre de retraité·es diminuent : «  C’est un fait, pas un argument politique [19] », dit-elle. Or, selon les prévisions du Conseil d’orientation des retraites, le système est à l’équilibre sur le long terme. Quand bien même il y aurait quelques brèches à combler, mille et une solutions sont possibles : augmenter les cotisations de 1% ou 2%, augmenter le nombre de cotisant·es par la réduction généralisée du temps de travail avec embauche compensatoire et maintien des salaires, taxer les dividendes qui explosent et en réaffecter une partie... Léon Cremieux rappelle également que si on insiste à longueur de temps sur les plateaux TV sur le coût des retraité·es pour l’État, et sur l’âge de départ à la retraite plus élevé dans les autres pays européens, le taux de pauvreté des plus de 65 ans est de 10,9% en France, contre 16,8% en moyenne dans l’Union européenne et près de 20% en Allemagne [20].

Les femmes sont les principales victimes de la réforme

Déjà discriminées par l’écart de salaire de 22% entre les hommes et les femmes, qui se répercute sur les pensions de retraite, les femmes vont perdre certains « avantages » liés à l’éducation et à la maternité. Dans le privé, elles ont droit à huit trimestres supplémentaires maximum pour compenser leurs carrières bien plus hachées (pauses pour élever des enfants, temps partiel subi) que les hommes [21]. Comme l’âge de départ augmenterait avec cette réforme, sans rehausser le nombre de trimestre supplémentaires réservés aux femmes, leur âge de départ à la retraite augmentera plus que pour les hommes. Par exemple, les femmes nées en 1972 partiront en moyenne neuf mois plus tard si la réforme est adoptée, contre cinq pour les hommes du même âge. Pour la génération 1980, elles partiront huit mois plus tard qu’avant, contre quatre pour les hommes. C’est l’étude d’impact de la réforme publiée par le journal Les Échos, qui le révèle.

La réforme des retraites est une réforme idéologique néolibérale, et elle est assumée comme telle dans le programme de stabilité transmis à la Commission européenne en juillet 2022 par le gouvernement français : «  La soutenabilité des finances publiques ne se fera pas par une hausse de prélèvements obligatoires. La maîtrise des dépenses publiques repose principalement sur des réformes structurelles, la réforme des retraites notamment [22]. » La réforme des retraites est donc pensée pour limiter les dépenses de l’État, pour arriver à un déficit inférieur à 3% en 2027 et rembourser la dette publique sans augmenter les impôts sur les grandes entreprises et sur les plus riches du pays. Elle vient même compenser des baisses significatives concernant la fiscalité des entreprises : la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) sera en effet supprimée à partir de 2024. Elle fait donc payer aux futur·es retraité·es les cadeaux fiscaux faits aux plus riches, aux grandes entreprises. Elle fait peser sur le dos des futur·es retraité·es et des travailleur·euses les exigences de remboursement de la dette publique. De l’argent est donc pris aux classes populaires et aux classes moyennes pour rembourser la dette et ses intérêts aux créanciers, qui sont bien souvent de grands fonds de pension Fonds de pension Fonds d’investissement, appelé aussi fonds de retraite, qui a pour vocation de gérer un régime de retraite par capitalisation. Un fonds de pension est alimenté par l’épargne des salariés d’une ou plusieurs entreprises, épargne souvent complétée par l’entreprise ; il a pour mission de verser des pensions aux salariés adhérents du fonds. Les fonds de pension gèrent des capitaux très importants, qui sont généralement investis sur les marchés boursiers et financiers. , fonds d’investissement Fonds d’investissement Les fonds d’investissement (private equity) ont pour objectif d’investir dans des sociétés qu’ils ont sélectionnées selon certains critères. Ils sont le plus souvent spécialisés suivant l’objectif de leur intervention : fonds de capital-risque, fonds de capital développement, fonds de LBO (voir infra) qui correspondent à des stades différents de maturité de l’entreprise. , ou de riches investisseur·euses.

Après avoir assoupli ses critères (l’obligation de limiter le déficit public inférieur à 3% du PIB et la dette publique inférieure à 60% du PIB a été provisoirement suspendue pendant et juste après la pandémie), le carcan européen est de retour, et les États membres doivent s’y conformer d’ici à la fin de l’année 2023. La France a d’ailleurs été réprimandée sur son niveau de dette publique, ce qui annonce de terribles mesures d’austérité dans les années à venir. La contre-réforme des retraites est la énième attaque d’une longue liste destructrice pour l’État social français. La réduction de la durée du droit aux allocations chômage, imposée par Emmanuel Macron, en fait partie et entre en application actuellement.

Cette réforme n’est donc pas « juste », comme le répètent les envoyé·es du gouvernement dans les médias, elle est à l’avantage des plus riches, des grandes entreprises et elle fait partie d’un plan d’ensemble pour

  • Forcer les personnes qui ont un emploi à accepter de mauvaises conditions de travail, à travailler de plus en plus longtemps dans des conditions de plus en plus précaires, à accepter des salaires insuffisants
  • Forcer les personnes sans emplois à vivre dans des conditions de plus en plus dégradées et à accepter des emplois de plus en plus précaires et mal payés
  • Augmenter l’âge de la retraite à un moment de la vie où celles et ceux qui en bénéficieront ne pourront pas vraiment en jouir et ne pourront pas participer activement à des combats et à des activités socialement utiles et émancipatrices tant sur le plan individuel que collectif.

Tout cela est imposé au nom du remboursement de la dette publique, de la réduction du déficit public, de l’augmentation de la compétitivité et de l’alignement sur les Traités de l’Union européenne.

  De la nécessité de se battre pour défendre les conquêtes sociales

La lutte contre cette « réforme » des retraites est décisive pour que, comme le disait Ambroize Croisat, la retraite ne (re)devienne pas « l’antichambre de la mort, mais (reste) une nouvelle étape de la vie »

Le système de sécurité sociale, l’ensemble des mesures protectrices des classes populaires, la réduction du temps de travail sont le fruit de combats et de rapports de force gagnés par les travailleur·euses. Leur remise en cause est également le fruit d’un rapport de force social remporté par les néolibéraux·ales. C’est pourquoi il ne faut pas parler d’acquis sociaux mais de conquêtes sociales, car ceux-ci peuvent être et sont remis en cause par l’offensive néolibérale. Ce sont des avantages conquis qu’il faut défendre et approfondir :

Ambroise Croizat, ministre communiste du travail entre 1945 et 1947, fondateur de la sécurité sociale : « Ne parlez pas d’acquis sociaux, parlez de conquis sociaux parce que le patronat ne désarme jamais. »
Jacques Rancière, philosophe : « Ce qu’on appelle les acquis sociaux, c’est bien plus que des avantages acquis par des groupes particuliers, c’était l’organisation d’un monde collectif régi par la solidarité. C’est la réalité concrète du collectif solidaire dont les puissants de notre monde ne veulent plus. C’est cet édifice qu’ils ont entrepris de démolir pièce par pièce. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il n’y ait plus de propriété collective, plus de collectifs de travailleurs, plus de solidarité qui parte d’en bas. Ils veulent qu’il n’y ait plus que des individus possédant leur force de travail comme un petit capital qu’on fait fructifier en le louant à des plus gros [23] . »

La lutte contre cette « réforme » des retraites est donc décisive, d’une part pour que, comme le disait Ambroize Croisat, la retraite ne (re)devienne pas « l’antichambre de la mort, mais (reste) une nouvelle étape de la vie », d’autre part car, comme l’explique Jacques Rancière, la retraite est une étape décisive dans la volonté de privatisation généralisée des néolibéraux·ales : « La réforme des retraites, c’est une question de principe. La retraite, c’est comment du temps de travail produit du temps de vie et comment chacun de nous est lié à un monde collectif. Toute la question est de savoir ce qui opère ce lien, la solidarité ou l’intérêt privé. Démolir le système des retraites fondé sur la lutte collective et l’organisation solidaire, c’est pour nos gouvernants la victoire décisive [24]. »

L’auteur remercie Pablo Laixhay, Pierre-François Grenson, Sacha, Brigitte Ponet, Yvette Krolikowski et Éric Toussaint pour leur relecture et leurs conseils


Notes

[1Jean Vigreux, Histoire du Front populaire, L’échappée belle, 2018, Tallandier.

[2Sur ce sujet, voir le documentaire de Gilles Perret, La Sociale, 2016, Rouge Productions, https://www.cinemutins.com/la-sociale

[3Définition donnée par François Denord, sociologue chargé de recherches au CNRS, dans Benoît Collombat et Damien Cuvillier, Le Choix du chômage, De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique, 2021, Futuropolis.

[4Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.192.

[5La fusion des banques de dépôts et des banques d’affaires permet aux banques de spéculer avec l’argent des déposant·es. Quand elles ont pris des risques inconsidérés dans les années 2000, pour aboutir à la crise des subprimes de 2007-2008, et qu’elles se sont retrouvées au bord de la faillite, les États les ont sauvées. S’ils auraient pu faire autrement, les gouvernements ont notamment fait ce choix car les banques détenaient l’argent d’une immense majorité de la population. Une faillite des banques aurait donc été catastrophique. Ainsi, depuis la fusion entre les banques de dépôts et les banques d’investissement, les banques peuvent jouer avec l’argent des déposant·es en étant presque sûres qu’elles seront sauvées par les États à la fin.

[6Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.199.

[7Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, pp.180-181.

[8À ce moment-là, le marché commun rassemble six pays : l’Allemagne de l’Ouest, la France, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas.

[9Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.180.

[10Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.191.

[11Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.212.

[12Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.228.

[13Ibid.

[14Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.233.

[15Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.234.

[16Ibid

[17Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, p.232.

[18Sur ce sujet, lire David Graeber, Bullshit Jobs, 2019, Les liens qui libèrent.

[19Le Monde, Réforme des retraites : ce qu’il faut retenir des annonces d’Elisabeth Borne, 10 janvier 2023, https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/01/10/reforme-des-retraites-ce-qu-il-faut-retenir-des-annonces-d-elisabeth-borne_6157344_823448.html

[20Leon Cremieux, « France – la réforme Macron-Borne du régime des retraites : un projet massivement rejeté », Europe Solidaire Sans Frontières, 12/01/2023.

[21Cécile Hautefeuille, « Retraites : la réforme n’est pas « plus juste » pour les femmes », Mediapart, 23/01/2023, https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/230123/retraites-la-reforme-n-est-pas-plus-juste-pour-les-femmes

[22Programme de stabilité, Gouvernement français, juillet 2022, p.3, https://www.budget.gouv.fr/files/uploads/extract/2022/programme_stabilite/PSTAB%202022.pdf

[23Benoît Collombat, Damien Cuvillier, Op.cit, pp.244.245.

[24Ibid.