Dette écologique
18 janvier 2008 par Damien Millet , Olivier Ragueneau
Nous sommes loin d’être tous égaux vis-à-vis du changement climatique en cours. Les pays développés sont responsables d’environ 80% des émissions passées de gaz à effet de serre, tandis que les pays les plus pauvres seront touchés les premiers, du fait de leur position géographique et des faibles moyens dont ils disposent pour s’y adapter. Ainsi le changement climatique constitue-t-il un facteur aggravant des inégalités nord-sud, révélant le lien étroit existant entre les problèmes environnementaux et les problèmes sociaux. De grandes décisions doivent être prises si tant est que la volonté en soit réellement présente. Voici un calcul surprenant, qui pourrait constituer un excellent test de cette volonté…
Au début 2007, Wally Broecker a proposé dans la revue « Science » le concept de « tarte au carbone ». Si l’on veut limiter la concentration de carbone dans l’atmosphère au double de la teneur avant la révolution industrielle, parce que les modèles prédisent alors un accroissement de 2°C qu’il est raisonnable de ne pas vouloir dépasser, alors la taille de notre tarte de carbone à émettre est de 720 giga-tonnes (Gt C). Ce concept est fondamental : nous avons un capital à ne pas dépasser, il ne s’agit plus seulement de ralentir le rythme de nos émissions.
Devant cette tarte, se pose alors la question de son partage. Une part égale pour chacun ? Une part plus grosse pour les plus gourmands d’entre nous, ou, au contraire, une part plus grosse pour les plus affamés ? Il ne faut surtout pas éluder ces questions en s’en remettant au seul progrès technologique, ce qui retarderait la prise des décisions qui s’imposent aujourd’hui et nous ferait passer à côté d’une chance unique : celle de faire du problème du réchauffement climatique un espoir de remise en cause globale d’un modèle économique incapable d’intégrer véritablement la donne écologique et la donne sociale.
La « tarte au carbone » de Broecker ne concerne par ailleurs que les émissions de CO2 à venir. Elle n’inclut pas les émissions passées ; or depuis le début de la révolution industrielle, nous avons émis environ 305 Gt C. Si l’on décide de tenir compte de nos émissions passées, la taille initiale de notre tarte était donc de 1025 Gt C (305 + 720), avant que nous ne commencions à mordre dedans. Dans un monde idéal, son partage devrait se faire au prorata de la population. Les pays développés ne devraient donc avoir droit à guère plus de 20% du gâteau, c’est-à-dire 205 Gt C. Or, ils ont déjà « mordu » pour presque 245 Gt C (80 % des 305 Gt C déjà émises), de sorte qu’ils ont déjà excédé leur quota d’environ 40 Gt C… Au cours moyen en 2006, sur le marché européen des quotas de carbone, ces 40 Gt C équivalent à environ 2 860 milliards de dollars…
Or, selon la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, 2 860 milliards de dollars, c’est précisément le montant de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
externe de l’ensemble des pays en développement. Le montant annuel des remboursements de leur dette externe et interne, par les pouvoirs publics du Sud, atteint 1 000 milliards de dollars. Son annulation totale et inconditionnelle pourrait dès lors apparaître comme le paiement par les pays les plus industrialisés d’une dette écologique
Dette écologique
La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.
La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :
La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.
La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.
Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.
L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.
Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
dont ils sont cette fois-ci les débiteurs… Même si un tel calcul ne prend pas en compte les rapports de classes à l’intérieur des pays, tant du Nord que du Sud, et ne règle pas le problème du nécessaire contrôle citoyen de l’utilisation des sommes libérées, celles-ci seraient suffisantes pour garantir un accès universel à l’eau potable, à une alimentation décente, à des soins de santé de base et à une éducation primaire, tout en apportant des flux financiers pour aider les pays les plus vulnérables à s’adapter au changement climatique en cours.
Mais ce n’est pas tout… Car dans notre scénario, les pays développés ont épuisé leur quota ! Les pays développés devraient donc racheter les 144 Gt C auxquels ils ont droit (20% des 720 Gt mentionnés plus haut) aux pays du Sud, pour environ 10 300 milliards de dollars. De quoi mettre en œuvre l’ensemble des mesures nécessaires à la formidable réduction de nos émissions de CO2 et financer de profondes réformes dont la planète a bien besoin. L’intégration de la donne écologique à la construction du monde de demain permettrait donc de dégager des sommes importantes, en particulier si un minimum d’éthique est introduit dans les négociations internationales.
Car quel sens y a-t-il à attribuer le prix Nobel de la Paix au GIEC et à Al Gore pour échouer quelques semaines plus tard à Bali ? Le monde a pourtant les moyens financiers de faire face au changement climatique. La recherche de cette solution constitue même une chance unique de remettre en cause un système qui sert les intérêts des créanciers et des sociétés transnationales, pour enfin construire un modèle qui prenne fondamentalement en compte les besoins des peuples. De plus en plus de citoyens se mettent en marche pour limiter leurs émissions ; de façon plus générale, les peuples devront imposer aux tenants de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale leur volonté d’utiliser les sommes décrites plus haut, afin de réaliser d’autres choix politiques en matière sociale, économique et environnementale, en vue d’un monde enfin respectueux de l’humain et de son cadre de vie. Mais sans une action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
collective et puissante, point de salut. La reconnaissance de cette dette écologique par les créanciers de la dette financière actuelle des pays du sud et le versement de réparations, l’investissement massif dans les économies d’énergie et dans les technologies nouvelles, le transfert inconditionnel de ces technologies vers les pays en développement (non carboné) permettraient d’enclencher enfin une logique radicalement différente. Le monde ne pourra pas en faire l’économie.
Olivier Ragueneau est chercheur au CNRS, biogéochimiste marin à l’IUEM (Brest).
Damien Millet est porte-parole du CADTM-France, auteur de L’Afrique sans dette (CADTM/Syllepse, 2005).
professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).
Toutes les créances doivent être honorées, sauf...
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