Audit éclairant de la dette du Congo démocratique

Comment la dette nourrit la dette

10 janvier 2007 par Emmanuel Makila


Un audit de la dette congolaise au Sénat belge démontre que rien n’a changé depuis Mobutu. L’endettement des pays pauvres est un puissant ressort dans la redistribution à l’envers des richesses mondiales.



« Qui paie ses dettes, s’enrichit », dit un adage. Un des paradoxes (apparents) du système économique mondial tient au fait que, globalement, l’épargne des pauvres finance la consommation des riches. Selon des experts, 125 milliards USD des flux financiers venus des pays du Sud en 2003 ont bénéficié aux pays du Nord et non l’inverse. Ainsi la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
que payent les pays du Sud ne les enrichit pas eux-mêmes, mais enrichit d’autres, « et pas un peu ». Le Comité d’annulation de la dette du Tiers-monde (CADTM) veut donner une nouvelle lecture de la dette de la RD Congo, délibérément appauvrie en soumettant à un audit critique et citoyen. Ici une brève synthèse de la journée sur l’audit de la RDC au sénat belge. « Ouvrir la boîte noire, voir à qui profite le crime, c’est de tous temps ainsi qu’on résout une énigme policière où l’argent entre en jeu », écrit Erik Rydberg, chercheur au Gresea (Groupe de
Recherche pour une Stratégie Economique Alternative). La RDC, qui doit débourser jusqu’au quart de son budget pour rembourser sa dette, est l’image même « de la doctrine de la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
 », négation du principe fondamental du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, a dit le sénateur belge Pierre Galland qui a invité le CADTM, organisateur d’un colloque sur ce thème au Sénat belge le 20 octobre dernier. Un coin du voile, cependant, a déjà été soulevé, « Nous avons un devoir d’inventaire ». Il fallait que ce soit dit.

Business as usual

Lorsqu’on parle d’un nouveau départ pour le Congo, il faut donc comprendre, en réalité : business comme d’habitude. « Il y a quelque chose d’hallucinant, en effet, dans l’emballement de la malédiction usurière à laquelle la jeune nation congolaise sera sans cesse soumise après son Indépendance en 1961 », écrit le confrère qui accuse le régime Mobutu d’avoir légué une ardoise de quelque 13 milliards USD, dont plus de 5 milliards USD propulsé par le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. . Seulement, aujourd’hui, au sortir de la guerre civile (5 millions de morts), une nouvelle flambée de prêts rapaces s’abat sur le pays, plombée d’une dette de plus de 9 milliards USD.

Le malheur de la RDC part de l’époque coloniale (1884—1960). Le pays est d’ores et déjà mis sous coupe réglée, comme l’a mis en exergue Dieudonné Ekowana Hiemo, chercheur. Ressources naturelles « trustées » par des conglomérats belges (Société générale, Union minière) et britanniques pour « civiliser » l’indigène. Il y a un prix à payer. Arrive le coup d’Etat ouvrant le règne kleptocrate de Mobutu. Trente deux ans avec des fortunes diverses jusqu’à la chute du Mur en 1989. « La fonction géopolitique de rempart anticommuniste africain avec laquelle Mobutu a habilement su jouer lui assurera une complaisance aveugle des prêteurs de tous bords- qui fermeront aussitôt les vannes après cette date ». Suivra la période noire : neuf séries de rééchelonnements de la dette (13 milliards USD en 1996). Et toutes les bonnes consciences ne manquent pas de mettre en évidence la responsabilité écrasante des institutions financières internationales. « Malgré les clignotants faisant état de pratiques mafieuses et d’une corruption généralisée, elles continueront à arroser le régime, jusqu’en 1991 pour le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, jusqu’en 1993 pour la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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 », écrit le CADTM qui évoque le rapport Blumenthal de 1968. C’est ici qu’on parle de l’enrichissement illicite des tenants du remboursement de la dette pour des commissions occultes dues au service de la dette.

L’apothéose

Les Rapports onusiens l’ont dénoncé. Un pillage méthodique orchestré par des « réseaux d’élites composés d’un petit noyau de dirigeants politiques et militaires et d’hommes d’affaires, et dans les zones occupées de certains chefs rebelles et administrateurs ». Contrats opaques en fournée, « prêts odieux » en batterie, environ 7,4 milliards de dollars s’ajouteront au passif Passif Partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (capitaux propres apportés par les associés, provisions pour risques et charges, dettes). , dont un milliard de l’Agence belge de promotion des investissements, le Ducroire et d’autres opérations, dont celle dite de « consolidation » (2002), « un tour de passe-passe par lequel 60 % des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). sur le Congo changent de main, l’arriéré se transformant, via de nouveaux prêts, en... nouveaux emprunts. A bien y regarder, cela correspond (...) à une gigantesque opération de blanchiment » : les Etats occidentaux qui y participent à l’aide de leurs contribuables (Belgique, France, Suède, Afrique du Sud) passent à la caisse, remboursent des créanciers qui s’évanouissent dans l’anonymat, tandis que le peuple congolais, lui, reste plus endetté que jamais, étant désormais placé sous la tutelle des programmes PPTE PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(pays pauvres très endettés) de la Banque mondiale, écrit le CADTM dans son rapport.

Donc, pour reconstruire aujourd’hui son pays et lui redonner espoir, le peuple congolais devra faire une croix sur environ 30 à 40 % de son maigre budget rien que pour assurer le paiement du service de la dette - les intérêts, donc : la dette elle-même vient en sus.

Droit de savoir

Le CADTM vise un intérêt dans son initiative. En plus d’une procédure judiciaire contre la BM via les agissements coupables de la société Anvil Mining dont les créances devront sur la RDC faire l’objet d’audit critique, « déceler les circonstances des prêts consentis par la Belgique à la RDC depuis son indépendance et le transfert de la dette belge au moment de l’indépendance du Congo afin de justifier l’annulation des créances belges ayant un caractère illicite et exiger la réparation des dommages écologiques et humains  ». Pour répondre aux questions « combien la RDC doit-elle réellement ? A qui ? Et pour quoi ?  ».

Répudier cette dette ?

Cependant, il y a lieu de « répudier » cette dette colonialiste, si elle est qualifiée d’odieuse ou « de régime », dès lors qu’elle a été contractée par un régime despotique, non selon les besoins et les intérêts de l’Etat mais pour fortifier sa mainmise sur le peuple et le réprimer. « Les dépenses somptuaires du régime, les biens mal acquis, les fortunes bâties sur comptes suisses grâce à la corruption n’auraient pas existé sans corrupteurs, sans une exploitation délibérée des opportunités ainsi offertes aux banques et entreprises, qui savaient très bien ce qu’elles faisaient », cite le CADTM. Elle n’engage en rien le peuple et peut être à ce titre dénoncée par celui-ci. Le peuple doit ainsi avoir la force de dénoncer ces contrats. Il semble que des précédents existent.


Source : http://www.afrik.com/article10929.html (The PostKinshasa)