Crise au Sud ou systémique du sous développement ?

8 mai 2009 par Nicolas Sersiron




Comment comprendre que 1 milliard d’humains sur la planète soit en état de sous nutrition chronique quand 400 autres millions sont obèses, que 3 autres milliards vivent avec moins de 2 euros par jour quand un autre milliard est en surpoids ? Quand les plus jeunes, d’un côté seront carencés à vie et de l’autre, les suralimentés, une formidable source de profits pour les lobbys agroalimentaire et médico-pharmaceutique…
Comment accepter qu’une grande part de la nourriture soit jetée aux ordures, presque la moitié aux EU, avant même consommation. Dans un système consumériste-productiviste, dont la seule morale est le profit, le meilleur client serait celui qui gaspille la plus grande part de ses achats avant utilisation…

Comment en est-on arrivé là ?

Il faut remonter cinq siècles en arrière, quand les grands navigateurs, européens, sont partis à la conquête de la planète terre. Depuis ce jour, une très grande violence s’est abattue sur de nombreuses populations et un immense transfert de richesses s’est opéré vers la vielle Europe, puis les EU. La faim, la pauvreté et aujourd’hui les dérèglements climatiques qui touchent avec encore plus de force les pays du sud, sont les conséquences de cette prise de pouvoir, entrainant le viol des populations étrangères et de leurs territoires. Les remboursements infinis de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
et le pillage des matières premières ne sont aujourd’hui qu’une énième forme de ces transferts sud-nord.

Aux premiers comptoirs commerciaux fondés par ses explorateurs dont on loue encore le courage - ces implantations étrangères localisées - viendront s’ajouter le monstrueux commerce triangulaire impliquant la traite des esclaves africains vers l’Amérique.
Vers 1850 l’esclavage se termine, les conquêtes territoriales commencent. Cette date marque le début du grand mouvement de colonisation qui se fera en compensation de cette perte. En avant-garde, les missionnaires. Ils seront envoyés pour violer les imaginaires : les cultures animistes et polythéistes, respectueuses de la nature seront et sont encore piétinées par les occidentaux. Ils imposeront, par le concept du progrès, le monothéisme et l’argent roi. Il fallait libérer les cerveaux « incapables de regarder vers l’avenir » pour qu’ils soient disponibles aux travaux forcés du développement des métropoles du nord. Ensuite, les armées européennes violeront l’organisation sociale de ces peuples par la force et des administrations blanches imposeront un ordre permettant d’irriguer le Nord avec les richesses du Sud. Au début du XXe S., pas d’automobiles sur pneumatiques sans le latex du Congo de Léopold II avec ses dizaines de milliers de mains coupées. Aujourd’hui pas d’électricité nucléaire en France sans l’uranium d’Arlit au Niger et ses populations appauvries, dont certaines sont irradiées par Areva-Cogema.

A son tour la colonisation doit prendre fin. Elle est devenue insoutenable, au lendemain de la seconde guerre mondiale, grâce au combat des nationalistes du sud. Mais, comme à chaque fois, lorsqu’un modèle d’assujettissement s’essouffle, les conquérants du nord le remplacent par un autre. Pour succéder à la colonisation, le surendettement machiavélique des nouveaux états indépendants commence.

A la fin de chaque cycle, le procédé est de plus en plus efficace et moins visible, donc plus acceptable face à la montée de la conscientisation des électeurs du nord. La dette a dépassé toutes les espérances de la finance internationale comme vecteur de conquête et surtout de la transformation économique et sociale dont elle avait besoin. (Consensus de Washington) Les transferts financiers du sud vers le nord entre 1985 et 2007 ont été, après déduction des nouveaux prêts et dons, de 759 Mds$ ! Une somme largement suffisante pour atteindre et dépasser les timides objectifs du millénaire et sortir l’ensemble des populations de la planète de la sous alimentation, sous éducation, sous formation agricole et du déficit de soins médicaux.

Surtout, les anciens pays colonisateurs avec des réseaux mafieux (type Foccart), des assassinats politiques, et la corruption continue, aidés par les IFIs à leurs ordres, maintiendront jusqu’à aujourd’hui la majorité de ces pays sous leurs dominations. En apparence tout a changé, mais au fond rien… Ils seront financièrement enchainés à leurs rôles séculaires de fournisseurs de matières premières et de travail humain à très bas prix. La nouvelle dictature du libre-échange leurs sera imposée par les conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. des PAS liées à de nouveaux emprunts indispensables à leur survie économique. La continuité dans le transfert des richesses sera d’autant plus violente qu’au-delà de l’exportation forcée des matières premières, fossiles et agricoles, les PED devront exporter l’essentiel de la plus value durement acquise - le véritable bénéfice du travail de production - sous forme de remboursements en devises étrangères : intérêts et capitaux de dettes en très grande majorité illégitimes. Là se trouve le « nœud coulant » du non développement. L’exemple de la RDCongo est éclairant. Ce pays aux ressources fossiles aussi colossales qu’indispensables à l’industrie des pays riches (Hi-Tech et autres) a un nombre d’habitants équivalent à la France. Sa superficie est 4 fois plus importante et son budget de 5 Mds$ (Milliards $), lui est 100 fois inférieur. La RDC ne touche que 5 % du prix des exportations faites par les transnationales. Il n’y a pas de routes pour aller d’Est en Ouest, mais elle rembourse une dette extérieure publique illégitime dont le stock est estimé à 11 Mds $ actuels. Cela correspond à l’estimation de ce qu’a détourné Mobutu en 30 ans de pouvoir.

Tout cela serait impossible, sans l’opacité indispensable au surendettement publique et à la corruption dans les PED qu’offrent les paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
. Comme pour la dette (Gleanagles en 2005) ou Londres en 2009, les effets d’annonce pour l’abolition sont tonitruants. Ils sont faits pour nous éblouir sur la générosité et la probité du nord, en réalité surtout soucieux de maîtriser l’évasion fiscale et le vote des électeurs.
Le message est on ne peut plus clair : face à la crise systémique, il s’agit de dire que tout va changer pour que surtout rien ne change sur le fond. Les maîtres du monde ne veulent pas perdre une parcelle de pouvoir. Sans les «  Iles vierges ou Bahamas » qui logent des « entreprises-compte-bancaire » vers lesquels sont fictivement exportés les matières premières, la sous-facturation au départ du pays exploité serait impossible. Les taxes alimentant le budget des PED étant toujours en pourcentage du prix à l’export, on comprend les profits qu’en tirent les transnationales. Ils viennent se superposer à ceux issus des contrats léonins obtenus par la corruption des leaders du Sud. Tout cela est tellement facile à cacher dans les paradis fiscaux. Ensuite les mêmes marchandises sont virtuellement réexportées vers une entreprise industrielle du groupe, cette fois avec un prix très élevé. Pas d’impôt sur la plus value à payer aux états-croupions de ces paradis exotiques. Pourtant les plus grands s’appellent aussi : Suisse, Delaware (USA) ou la City de Londres.

L’Afrique subsaharienne est le continent qui paie proportionnellement à sa population le plus lourd tribut en termes de développement humain. C’est aussi le continent qui commence à subir le plus durement le dérèglement climatique causé par les pays industrialisés. « Les amis de la terre » chiffrent à 110 Mds par an la dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


- La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

- La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

- Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

- L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
que le nord doit au sud. Les thèses reposant sur des affirmations partiales - selon lesquelles les africains sont responsables de leur non développement - d’un Stephen Smith dans son livre « Négrologie » reprises par Sarkozy dans son discours de Dakar- sont là pour entretenir le racisme latent dans l’inconscient collectif de l’homme blanc. Des mensonges indispensables pour enlever aux citoyens du nord les arguments d’une critique trop efficace sur l’injustice économique et financière, l’injustice sociale, l’injustice climatique et l’injustice alimentaire faite au Sud.

Nous savons que demain sera plus chaud, que les réserves halieutiques ne se reconstitueront pas avant très longtemps, que les surfaces de terres arables seront de plus en plus petites, que les forêts continueront à disparaître, que la biodiversité dont nous faisons partie se réduit chaque jour, qu’il y a aura de moins en moins de pétrole et de matières fossiles dans le sol, et de plus en plus de CO2 dans l’atmosphère. Quelques rares personnes avaient compris cela en 1945, beaucoup plus dans les années 1970. Aucun décideur, aucune démocratie n’a voulu en tenir compte. En 2009 seul les apparences changent. La croissance est rhabillée en vert, l’étendue de la misère est cachée et le pillage continue. Mais la conjonction de la crise avec la catastrophe environnementale et climatique pourrait transformer la conquête sans fin en une défaite brutale pour l’humanité.


Nicolas Sersiron

Président du CADTM France, auteur du livre « Dette et extractivisme »
Après des études de droit et de sciences politiques, il a été agriculteur-éleveur de montagne pendant dix ans. Dans les années 1990, il s’est investi dans l’association Survie aux côtés de François-Xavier Verschave (Françafrique) puis a créé Échanges non marchands avec Madagascar au début des années 2000. Il a écrit pour ’Le Sarkophage, Les Z’indignés, les Amis de la Terre, CQFD.
Il donne régulièrement des conférences sur la dette.

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