Dans l’ombre des Grands Projets Nuisibles et Imposés : l’esquisse d’un monde sans dette ?

21 décembre 2017 par Camille Bruneau


Les Grands projets nuisibles et imposés (GPNI, aussi nommés « éléphants blancs » en Afrique) tels que l’aéroport de Notre Dame des Landes, la poubelle nucléaire de Bure, le projet d’autoroute CHB [1] en Belgique, ou le barrage INGA-3 en RDC, multiplient les mécontentements. A cause de leur non-sens écologique et financier, et aussi à cause du caractère anti-démocratique de ces projets. De plus en plus, on s’y oppose à cause du monde capitaliste et autoritaire qu’ils représentent. Au-delà de la dette écologique et de la dette publique, ceux-ci sont d’autant plus intéressants pour le CADTM car les luttes qui s’y déroulent sont parfois porteuses d’alternatives concrètes. Nous avons pu en discuter le 14 octobre à Bruxelles, lors d’une rencontre de 8h contre les GPNIs à l’initiative du journal Kairos.



Le 14 octobre, les membres d’une dizaine de collectifs en lutte contre des GPNIs GPNI
GPNIS
L’expression « grands projets nuisibles et imposés », qui fait suite à l’expression plus connue de « grands projets inutiles et imposés », désigne également des mégaprojets qui parfois n’ont même pas été terminés ou se sont avérés par la suite inutiles et coûteux. « Inutiles »... vraiment ? Ces projets servent en fait des intérêts bien particuliers, ceux des firmes grassement payées pour leur construction et / ou par l’usage qui en sera fait. Ils sont donc bien utiles pour une poignée de privilégiéEs, même s’ils sont nuisibles pour la majorité de la population et l’environnement. Cette expression est généralement utilisée pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Nord.
en Belgique, ainsi que des camarades de Notre-dames-des-landes, des médias libres belges, et une trentaine de militant.e.s étaient présent.e.s pour collectiviser les réflexions et débattre des modes d’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
concernant les résistances à ces projets : quel est le rôle de l’expertise ? Comment se manifeste-elle au sein de nos luttes ? Quel rapport avec les moyens d’action légaux ou illégaux ? Quelles stratégies de mobilisation ? Quelles perspectives futures ? Comment sortir du NIMBY [2] ? Et à quelles difficultés faisons-nous face ? Une présentation des différentes luttes nous a permis de trouver des traits communs, comme le fait que ces luttes se définissent souvent par un rejet du capitalisme et de sa logique de prédation territoriale. Les partenariats publics privés (PPP), la notion perverse qui prétend qu’il peut y avoir un partenariat bénéfique entre les intérêts privés et les peuples, sont souvent présents dans ces projets. On trouve aussi généralement dans ces luttes une affirmation du bien commun : les communs, souvent oubliés (comme par exemple des sentiers de forêt) naissent ou sont reconnus dans les luttes qui les défendent, et la prise de conscience de leur importance grandit parallèlement à la destruction qui les menace.

Il est nécessaire de reconnaître également les contradictions diverses qui les traversent, notamment en terme de modes d’action ou d’idéologie. Ces différences, pourtant, témoignent des richesses de ces luttes et peuvent renforcer un mouvement plus large, plutôt que d’amener des tensions contre-productives qui affaiblissent les débats et collectifs en lutte. Il est donc extrêmement important de re-politiser ces luttes, pour une approche plus globale, sortant du NIMBY qui ne fait que déplacer les problèmes. Il faut repenser les questions, et s’éloigner des « voulons-nous un complexe industriel ici ? » pour se demander plutôt « voulons-nous d’un tel complexe, où qu’il soit ? », en somme, de quel monde voulons nous, de quel modèle ne voulons nous pas ? En effet, derrières ces projets et combats souvent localisés (telle ou telle route, telle usine, tel centre commercial), se cachent des logiques plus globales. C’est là, nous explique nos camarades des médias libres, que les médias mainstream sont trompeurs : ils parlent en effet de ces luttes de façon isolée, mais ne font pas le lien. Pourtant, elles sont les conséquences de l’extractivisme Extractivisme Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique. généralisé, d’une emprise grandissante du privé, d’une bétonisation de la nature, et d’une recherche aveugle du profit, de la croissance, qui finit souvent par endetter les États ou les villes et détruire définitivement des écosystèmes indispensables à la survie de l’humanité et de nombreuses espèces. Rien de surprenant quand on considère que les grands noms des services publics et des groupes industriels à l’avant-poste des GPNIs sont aussi les détenteurs de nombreux groupes de presse. Au-delà de ce contrôle, l’autocensure souvent inconsciente pratiquée par les journalistes est le plus souvent le résultat d’un manque de remise en question de la croissance, et laisse peu de place à un vrai regard critique dans la presse. C’est pourtant bien la logique capitaliste qu’il faut dénoncer, et ce, urgemment et largement. De cette journée est ressorti une claire envie d’agir ensemble, et plus généralement, de désobéir. Désobéir car ce système n’est pas fait pour la grande majorité. S’il est légal, il n’est pas pour autant légitime. Il ne cherche pas à satisfaire l’intérêt général mais des intérêts particuliers. Face à la logique de ce système, désobéir ne signifie pas forcément prendre part à de dangereuses actions illégales. L’illégalité se traduit parfois par coller un autocollant, par se promener ou planter des patates sur une friche destinée à une méga prison, où d’y vivre, tout simplement.

Le temps manquait durant cette journée pour aborder tous les aspects qui nous tiennent à cœur. Même si pas assez souvent mis en avant, n’oublions pas que l’endettement public à long terme, presque toujours illégitime, et bien souvent illégal, odieux et insoutenable, est un enjeu central de ces projets. A Notre-Dame-des-Landes, l’État s’était engagé à prendre en charge, avec les collectivités locales, environ la moitié des 556 millions d’euros -largement sous-estimés- que coûterait le projet. L’État assumerait également les risques liés à un manque de rentabilité (plafond de profit minimal) ou à un éventuel abandon. Ce dernier paraît désormais plausible et coûterait, d’après certain.e.s opposant.e.s, 150 à 250 millions aux finances publiques [3]. Même dans des petites villes de 5 000 habitant.e.s comme Tilff en Belgique, ceux-ci se mobilisent depuis des années pour éviter la construction d’un pont extravagant qui endetterait la communauté de plusieurs millions, alors qu’un maximum de 3 millions d’euros suffirait largement à la construction d’un pont satisfaisant les besoins des usagers. Ces projets se multiplient également à cause de la vente de terres et biens publics au privé (SNCB [4], terres agricoles publiques, bois communaux, terrains urbains à bâtir,...), afin d’essayer de renflouer les caisses de l’État Belge endetté [5]. Parallèlement, on assiste à une baisse des services publics à la charge de l’État. En Afrique, de nombreux mégaprojets (centrales électriques, complexes hospitaliers de luxe, stades de foot, projets miniers ou touristiques) sont à l’origine d’une augmentation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique alors qu’ils ne profiteront que très rarement aux populations et auront de graves conséquences environnementales. Le projet INGA-3 en RDC par exemple produirait plus d’électricité pour le secteur industriel privé, l’Afrique du sud et l’Italie que pour les Congolais. Au Maroc, au nom du capitalisme vert et du tourisme, de nombreux projets expulsent paysan.ne.s et populations locales de leurs terres et assèchent les oasis. On pense notamment à la centrale solaire de Ouarzazate, financé entre autre par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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et la KfZ (banque de développement allemande). En plus d’une consommation d’eau insensée et d’un endettement public considérable pour les Marocains, l’électricité sera en majeur partie destinée à l’Europe [6] ! Ces projets profitent souvent à des entreprises privées étrangères qui en assurent la gestion, et sont assurées en cas d’abandon, alors que ce sont les États africains qui en assumeront les conséquences.

Cet endettement, qui sera porté par la population, est bien souvent le résultat de décisions prises sans consultation, où il est évident que des intérêts privés sont priorisés par rapport aux humains et à la nature. Au-delà de leur légitimité démocratique (dû au caractère souvent imposé de ces projets), ces luttes contre les GPNIs sont parfois, comme à Notre Dame des Landes (contre l’aéroport), à Roybon (contre un aqua-parc), à Aachen (contre une megaprison), en Andalousie (contre la privatisation des terres) ou encore au Brésil (contre la privatisation des terres et l’agriculture productiviste), porteuses de propositions de sociétés solidaires, s’opposant à travers leur pratiques au quotidien à la logique prédatrice et capitaliste de ces projets. Contre ces projets et leur monde, elles nous proposent l’esquisse d’un monde plus juste, d’un monde sans dette.

Tournons-nous par exemple vers les ZADs (Zone A Défendre, réappropriation de l’acronyme Zone d’Aménagement Différée) de Notre-dame-des-Landes ou Bure, et plus largement, vers les communautés autogérées et le large réseau, certes informel mais intense, qui les connecte. Toutes ces communautés ne sont pas nécessairement en lutte contre un grand projet spécifique, mais en lutte contre un « grand » projet de société productiviste et consumériste lui aussi imposé. Elles s’opposent, finalement, à une société vivant à crédit : littéralement, à travers les emprunts divers qui enferment les États dans des rapports de domination et les individus dans des cycles infernaux de dettes privées, mais aussi envers la terre, et envers les peuples du Sud continuellement exploités (voir dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


- La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

- La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

- Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

- L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
). Ces communautés, souvent caractérisées par un degré d’illégalité et une affinité pour la désobéissance, peuvent explorer différentes formes du vivre ensemble en dehors des contraintes légales. En effet, les différentes occupations de territoires s’opposant au GPNIs – les ZADs - sont plus que des stratégies pour obtenir l’abandon de projets, elles sont des fins en soi, où s’articulent et fleurissent, parfois sur le long terme, différentes façons de vivre en communauté, de se réunir, d’habiter, mais surtout d’échanger et de pourvoir à ses besoins. Elles sont en général solidaires et autogérées, caractérisées par l’entre-aide, le recyclage, la recherche de la souveraineté alimentaire, la logique du prix libre, la collectivisation, les échanges et le partage. Plus précisément, on y voit une réinvention radicale des relations politiques, économiques et sociales. Il y a donc, à l’intérieur de celles-ci, un désir d’apprendre à vivre autrement, et de mettre en pratique des formes d’organisation qui permettent à toutes et tous d’avoir accès à ce dont il ou elle a besoin, sans devoir passer par l’endettement, soit-il financier ou moral. Comme le revendiquent depuis des années les occupant.e.s de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, il s’agit aussi de construire une contre-économie parallèle [7]. On y note entre autres l’existence du non-marché [8], de boulangeries, de collectifs de semences, de cantines, d’une forgerie, de divers ateliers ou encore de friperies gratuites. Cette contre-économie est également à l’œuvre globalement, entre ces différentes communautés, de la France au Mexique ou encore de l’Allemagne au Rojava, qui se soutiennent à travers des échanges de vivres et de connaissances, des chantiers collectifs, des événements de soutien, des mobilisations, le partage d’outils et d’expertise, des formes de financement participatifs et autogérés... Ces pratiques économiques permettent d’atteindre une certaine autonomie politique, qui participe concrètement à la mise en œuvre d’une autre réalité économique, libre de domination, gouvernée par l’entre-aide, et les échanges solidaires plutôt que compétitifs. Cette réalité existe déjà à l’échelle mondiale, adaptée aux besoins et écosystèmes locaux mais faisant partie d’une communauté et logique de solidarité et résistance globale, sans pour autant se vanter d’un quelconque « système ». On peut également imaginer de tels rapports complémentaires et solidaires entre villes et pays [9].

Comme l’écrivent de façon passionnante Gibson-Graham depuis plus de 10 ans dans leur critique féministe du capitalisme, il est temps d’arrêter de considérer l’économie comme unique et fondamentalement capitaliste : il existe en fait de nombreuses autres pratiques économiques invisibles (ou plutôt, invisibilisées) qu’on peut appeler anticapitalistes, ou tout simplement non capitalistes. Celles-ci forment la plus grande partie des échanges entre les gens (faire un cadeau, prendre soin de ses enfants, voler, faire pousser ses légumes, profiter d’un coucher de soleil, accueillir des amis, recycler, partager, échanger, être bénévole) et montrent qu’il y a en fait des économies diverses, en dehors des rapports capitalistes [10]. On peut par exemple penser aux « économies de subsistance », qui, plus qu’une recherche constante de moyens de survie, sont plutôt le résultat d’un refus d‘accumulation, comme nous le montrent Pierre Clastres [11] ou David Graeber [12]. Il est donc nécessaire de visibiliser ces pratiques afin de montrer que d’autres réalités économiques sont non seulement possibles, mais existent déjà. A côté de l’audit de la dette suivi de répudiations des dettes illégitimes, du plaidoyer politique et autres actions d’une extrême importance pour en finir avec la domination par la dette, c’est également dans ces luttes et communautés que nous devons chercher, soutenir, et mettre en place des solutions.


Notes

[1Liaison autoroutière de Cerexhe-Heuseux à Beaufays, qui, au dela de travaux écologiquement ravageurs, coûterait aux alentours d’un milliard d’euros, coût que la Wallonie seule est censé assumer. http://www.algo.be/CHB/

[2Not In My Backyard : notion fesant références aux luttes s’opposant aux projets car ils sont près de chez eux, mais manquant d’une reflexion plus globale

[4La SNCB, actuellement le plus grand propriétaire foncier belge public vend son patrimoine qui se trouve principalement en zones constructibles. https://www.lecho.be/dossier/sncb/La-SNCB-met-en-vente-son-patrimoine-immobilier/9941348?ckc=1&ts=1511348786
Ces ventes vont faire voir le jour à des hotels, des parkings, des centres commerciaux et sont déjà à l’origine d’expulsions.
Voir également : https://fr.socialisme.be/32073/non-a-la-privatisation-les-services-publics-sont-a-nous

[5Au long terme, on ne peut pas parler de gains du coté de l’etat mais plutot de profits privés.

[6Lucile Daumas, http://www.cadtm.org/Le-secteur-de-l-energie
Lucile Daumas, Accaparement de sterres et de l’eau au Maroc, http://www.cadtm.org/Accaparement-des-terres-et-de-l

[7Construire la zad : paroles publiques depuis le mouvement d’occupation de la zad de Notre-Dame-des-Landes, 2013-2015 https://zad.nadir.org/IMG/pdf/compilactivite.pdf

[8Tout les vendredi, divers biens produits sur la ZAD (farine, yaourts, fromages, pain, légumes, confitures, haricots,...) sont mis à disposition au « non-marché ».

[9Voir Doreen Massey, Geographies of solidarity, 2004, qui imagine des relations constructives entre Londres et Caracas

[10Gibson-Graham, J. K. (2008), ’Diverse economies : performative practices for other worlds’’, Progress in Human Geography, 32 (5), 613-32.

[11Clastres, P. (1974), La Société contre l’État (Les éditions de minuit)

[12Graeber, D. (2004), ’Fragments of an anarchist anthropology’, (Chicago : Prickly Paradigm Press).

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