Entretien avec Eric Toussaint paru dans Le Soir

De la dette liégeoise au tiers-monde

24 novembre 2010 par Pierre Morel


Né à Liège, le CADTM est devenu une organisation internationale influente. Il a contribué à l’annulation de dettes des pays du tiers-monde et conseille certains gouvernements du sud. La crise d’endettement, vécue au nord désormais, prouve la pertinence de la question.



Liège accueille cette semaine l’Assemblée mondiale bisannuelle du Comité pour l’Annulation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du tiers-monde (CADTM). Une organisation internationale reconnue, écoutée et influente désormais. Et dont on sait peu que son siège est toujours à Liège, où elle a été créée il y a 20 ans par son président Eric Toussaint.

Comment est né le CADTM ?

Durant les années 80, les pays du tiers-monde ont été confrontés à une énorme crise du payement de leur dette qui a entraîné ce qu’on a appelé le consensus de Washington, soit l’application, sous l’égide du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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(Fonds monétaire international) et de la Banque Mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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de recettes agressives : privatisations, ouverture des marchés, suppression de dépenses publiques. Et cela a, logiquement, entraîné une dégradation des conditions de vie dans ces pays. Le CADTM a été créé, comme son nom l’indique, pour libérer de cet énorme fardeau le budget des pays du tiers-monde et leur permettre de mener des politiques ambitieuses pour le bien de leur population. Car le remboursement de la dette consumait à l’époque 30 à 40 % du budget des Etats, qui en dépensaient à peine entre 6 et 10 % pour l’éducation et la santé !

C’est quoi, finalement, cette dette ? D’où vient-elle ? À qui est-elle due ?

Elle a explosé dans les années 60 et 70 quand, dans un contexte de guerre froide, d’énormes prêts ont été accordés à des dictatures. Une bonne partie de ces prêts a d’ailleurs été détournée par les dictateurs pour leur enrichissement personnel. On estime que Mobutu a détourné entre 10 à 15 % des milliards de dollars prêtés au Zaïre. C’est ce qui s’appelle, en droit, la « dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
 ». Quant aux créanciers, ce sont soit des banques privées, soit des « multilatéraux » comme le FMI ou la Banque Mondiale, soit des États, dans le cadre de relations bilatérales. De plus en plus, les dettes privées ont été « titrisées », transformées en produits financiers Produits financiers Produits acquis au cours de l’exercice par une entreprise qui se rapportent à des éléments financiers (titres, comptes bancaires, devises, placements). qui s’échangent sur les marchés. Le genre de produits qui a créé la crise des « subprimes Subprimes Crédits hypothécaires spéciaux développés à partir du milieu des années 2000, principalement aux États-Unis. Spéciaux car, à l’inverse des crédits « primes », ils sont destinés à des ménages à faibles revenus déjà fortement endettés et étaient donc plus risqués ; ils étaient ainsi également potentiellement plus (« sub ») rentables, avec des taux d’intérêts variables augmentant avec le temps ; la seule garantie reposant généralement sur l’hypothèque, le prêteur se remboursant alors par la vente de la maison en cas de non-remboursement. Ces crédits ont été titrisés - leurs risques ont été « dispersés » dans des produits financiers - et achetés en masse par les grandes banques, qui se sont retrouvées avec une quantité énorme de titres qui ne valaient plus rien lorsque la bulle spéculative immobilière a éclaté fin 2007.
Voir l’outil pédagogique « Le puzzle des subprimes »
 ».

Quels fruits a produit votre travail de sensibilisation durant ces vingt années ?

Clairement, notre mise en cause de la politique du FMI, ou des États créanciers qui se comportent en néocoloniaux, a été adoptée par le grand public. Chez nous mais aussi, voire surtout, dans les pays débiteurs eux-mêmes. Notre message a été largement diffusé et on a d’ailleurs connu bien des annulations de dettes multi ou bilatérales. Le Congo vient de voir sa dette de près de 13 milliards de dollars réduite de moitié, par exemple. En fait, à ce niveau, c’est l’invasion de l’Irak en 2003 qui a été le déclencheur. Après l’invasion, les USA ont dit que la dette contractée par Saddam Hussein était une « dette odieuse » et elle a été annulée à 80 % ! La porte était ouverte.

Mais le privé, lui, n’est sans doute pas du tout réceptif à ce genre de discours ?

Non, mais on peut le mettre devant ses responsabilités. Quand il est arrivé au pouvoir après une dictature en Équateur, Rafael Correa a effectué un travail d’audit de sa dette, auquel nous avons collaboré. Ce travail d’étude de centaines de contrats d’endettement a démontré que 3,2 des 15 milliards de dollars de dette du pays étaient illégaux car des fonctionnaires corrompus avaient signé des contrats qui défavorisaient de manière honteuse le pays. Correa a alors décidé de stopper net les remboursements et, quelques mois plus tard, les banques créancières acceptaient une transaction : l’Équateur a racheté tous ces titres à 35 % de leur valeur. De plus en plus, nous menons un travail semblable, d’audit et de conseil, avec des Etats, notamment en Amérique latine où des gouvernements progressistes ont pris le relais de dictatures.

Pourquoi un docteur en Sciences politiques décide-t-il un beau jour de se lancer dans ce combat ?

C’est amusant, mais c’est venu de la… situation budgétaire de Liège dans les années 80. J’étais enseignant à la commune quand elle était au bord de la cessation de payement. J’ai vécu en direct la réduction des dépenses, de personnel, les privatisations. J’ai vu au niveau local ce qu’un endettement qui mange 35 % de votre budget peut avoir comme effets, et je suis passé du local à l’international, du nord au sud. D’ailleurs, il est intéressant de constater que cette question de la dette revient aujourd’hui comme un boomerang au visage des pays du Nord : l’Irlande ou la Grèce, où le CADTM vient d’ouvrir un bureau, vivent désormais ce que vivent les pays du tiers-monde !


Source : Le Soir