22 septembre 2016 par Patrick Saurin , Alexis Cukier
Thierry Ehrmann - flickr cc
Alexis Cukier, membre d’Ensemble ! et du réseau ERENSEP (European Research Network on Social and Economic Policies), et Patrick Saurin, un des portes-parole du syndicat Sud Solidaires BPCE, et membre de la Commission pour la Vérité sur la Dette grecque, interpellent, dans une lettre, Yanis Varoufakis sur son texte « La gauche européenne après le Brexit ».
Cher Yanis Varoufakis,
Dans votre texte « La gauche européenne après le Brexit », publié le 5 septembre dernier sur Mediapart, même si vous vous démarquez des positions des tenants du Lexit tels que Tariq Ali, Stathis Kouvélakis, Vincenç Navarro et Stefano Fassina, vous semblez rejoindre certaines des positions politiques soutenant une alternative au néolibéralisme portées par de nombreuses forces de gauche en France, en Grèce et dans d’autres pays depuis longtemps. Ainsi, lorsque vous appelez à désobéir à l’Union européenne, nous ne pouvons que vous approuver.
Votre texte étant présenté comme un texte programmatique consistant pour l’essentiel dans la réfutation des arguments des partisans du Lexit, nous avons souhaité contribuer au débat en vous soumettant quelques réflexions et en vous posant quelques questions concernant quatre sujets cruciaux pour la construction d’une alternative en Europe : la démocratie, la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, les banques et la monnaie.
1) La démocratie
Le mouvement que vous avez créé, Diem25, « Mouvement pour la démocratie en Europe », accorde à juste titre une place centrale aux questions de démocratie et d’action citoyenne. Aussi, comment expliquer votre signature le 20 février 2015 d’un accord avec la Troïka qui désavouait explicitement le programme de Thessalonique pour lequel Syriza avait été élu et qui vous avait porté au gouvernement ? Comme vous le savez, la majorité de la population et l’essentiel des forces de gauche étaient opposés à cet accord car il comportait notamment l’acceptation de la privatisation des biens publics de la Grèce, des objectifs économiques inatteignables, et l’engagement à ne pas « désobéir » – contrairement à ce que vous défendez à présent – aux diktats de la Troïka. Ceux qui à l’époque soutenaient que cet accord conduirait inexorablement à la capitulation du gouvernement ont été confirmés par les faits.
Diem25 défend un « processus constituant » et vous vous déclarez, dans votre dernier texte, en faveur de « plans d’un redéploiement des institutions actuelles ». Que signifie au juste pour vous ce « redéploiement » ? Êtes-vous favorable à un démantèlement des traités et des institutions actuels de l’Union européenne, pour les remplacer par d’autres, dans le cadre d’une nouvelle union ? En définitive, ne pensez-vous que la démocratie en Europe passe, au-delà d’une désobéissance, par une remise en cause radicale des fondements de l’actuelle Union européenne gravés dans le marbre des traités (concurrence libre et non faussée, absence de contrôle de la Banque centrale européenne
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
dont la seule préoccupation est l’inflation
Inflation
Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison.
, etc.) et dans les pratiques qui structurent cette Europe : dumping fiscal et social, spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
, fraude fiscale, chômage élevé, modèle économique destructeur de la nature, répartition inégale des richesses, etc. ?
2) La dette
Comme vous le savez, le 4 avril 2015, Zoé Konstantopoulou, alors présidente du Parlement grec, a créé la Commission pour la Vérité sur la dette publique grecque. Ce jour-là, vous êtes venu à cette réunion et êtes intervenu à la tribune mais vous n’avez pas abordé la question de la dette, vous avez développé un propos très général sur le système bancaire. À la fin du mois de juin 2015, la Commission a rendu son rapport qui a fait ressortir que la quasi-totalité de la dette publique grecque était illégale, illégitime, odieuse et insoutenable et qu’à ce titre, elle n’avait pas à être remboursée.
Voici le rapport.
Des juristes et un expert indépendant des Nations unies, membres de la Commission, ont rappelé que les droits humains fondamentaux (se nourrir, se loger, se soigner, avoir accès à l’éducation, etc.) doivent être assurés avant le paiement de la dette ainsi que le reconnaissent la Charte des Nations unies dans son article 103 et la Convention de Vienne sur le droit des traités dans son article 53.
Pourtant à l’époque où vous étiez ministre des finances et confronté à l’attitude intransigeante des membres de la Zone euro, vous ne vous êtes pas emparé du rapport de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque. Dans vos propositions, vous n’avez jamais avancé et n’avancez toujours pas la suspension unilatérale du remboursement de la dette préconisée par la Commission et qui trouvait une assise juridique sur l’état de nécessité reconnu par les cours et les tribunaux internationaux. Or une telle mesure était idéale pour poser les premiers jalons d’un « agenda progressiste », sachant que lorsque la Commission a présenté le résultat de ses travaux, la préconisation du défaut de la dette était avancée sans être associée au Lexit.
Au vu de tels constats, pourquoi n’avez-vous pas soutenu la Commission dont chacun doit convenir qu’elle travaillait « sur un agenda pragmatique, radical, concret et progressiste qui engageait le niveau du terrain et des experts progressistes », pour reprendre vos propres mots ? Pourquoi en 2011 n’aviez-vous pas apporté votre soutien au comité d’audit citoyen de la dette grecque (ELE) qui s’était constitué ? L’option 3, « La Désobéissance » que vous préconisez, comporte-t-elle dans ses propositions le non-paiement des dettes illégales, illégitimes, odieuses et insoutenables ? Autrement dit, le défaut sur ces dettes ne doit-il pas s’inscrire dans le « plan précis d’actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
immédiates » que vous appelez de vos vœux ?
3) Les banques
Comme vous avez pu le vérifier lorsque vous étiez ministre des Finances, la Grèce a été soumise à la pression des banques privées et au chantage de la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne. Tout au long de l’année 2015, le gouvernement Syriza n’a cessé de renflouer les banques sous contrôle privé sans qu’aucun effet positif notable ne soit observé.
Que proposez-vous pour rompre avec ce modèle de soutien indéfectible à un système bancaire privé qui a fait la preuve non seulement de son inefficacité mais aussi et surtout de sa nature délétère ? Êtes-vous favorable à la mise en place d’un service public bancaire permettant, notamment à l’État et aux acteurs publics locaux (tels les collectivités locales, les hôpitaux publics et les organismes de logement social), d’emprunter à 0 % pour financer leurs investissements ?
Rappelons que les banques privées se financent actuellement auprès de la BCE à 0 %, voire à - 0,40 %. Lorsque le gouvernement Syriza a été mis en place en janvier 2015, dans un contexte où le système bancaire grec était délabré et dans l’incapacité de participer à la mise en œuvre d’une politique de progrès social, n’était-il pas possible d’organiser une faillite ordonnée des banques privées (c’est-à-dire protégeant les avoir des petits porteurs), au lieu de recapitaliser ces banques et leur accorder des garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). par dizaines de milliards d’euros en pure perte, alors que dans le même temps ces banques restaient sous contrôle privé ? Et pourquoi avoir maintenu à la tête de la Banque de Grèce Yanis Stournaras, qui a utilisé toutes ses capacités de nuisance pour s’opposer à la mise en œuvre de la politique du gouvernement, en refusant par exemple de communiquer à la Commission pour la vérité sur la dette grecque les informations qu’elle demandait dans le cadre de sa mission ?
4) La monnaie
Un gouvernement qui souhaite mettre en œuvre sa politique, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’une politique de progrès social rompant avec le modèle austéritaire et anti-démocratique dominant, ne doit-il pas retrouver le contrôle de sa banque centrale afin de maîtriser la création monétaire et sa politique monétaire ? Lorsque Syriza est arrivé aux affaires en janvier 2015 et que la BCE refusait d’accorder des liquidités
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
aux banques grecques, pourquoi le gouvernement auquel vous participiez n’a-t-il pas envisagé et mis en œuvre des alternatives monétaires concrètes, que ce soit un retour à une monnaie nationale sous contrôle démocratique ou bien une monnaie électronique (à l’image de ce qui a été fait en Équateur au début de 2015), complémentaire à l’euro, gérée par les autorités publiques pour le paiement des biens et services de première nécessité et les impôts ? Ce débat est certes complexe, mais pourquoi n’avoir pas participé à le rendre public alors que vous étiez au gouvernement, et n’avoir pas donné au peuple grec la possibilité de se prononcer démocratiquement à ce sujet ? Et au-delà du cas spécifique de la Grèce, quelles alternatives monétaires peuvent être selon vous opposées à la stratégie d’asphyxie monétaire que la Troïka ne manquerait pas de mettre en œuvre contre une tentative de sortie de la cage de fer de l’austérité dans un autre pays ?
En résumé, le « programme alternatif pour les progressistes européens », l’« affrontement frontal avec l’establishment européen » que vous appelez de vos vœux, et l’appel à la « désobéissance » que vous lancez, ne nécessitent-ils pas, pour trouver leur traduction dans les faits, la mise en œuvre d’un plan d’action comportant des mesures radicales telles que :
La désobéissance aux traités européens et le respect des droits humains fondamentaux inscrits dans de multiples textes, en particulier de droit international ;
Le non-paiement de la part de la dette publique dont il est peut-être démontré de manière incontestable, comme ce fut le cas pour la Grèce, qu’elle est tout à la fois illégale, illégitime, odieuse et insoutenable ;
Le contrôle des capitaux (notamment comme mesure défensive contre le chantage de la BCE) ;
L’arrêt des privatisations des biens communs et l’annulation de celles qui ont déjà été réalisées ;
La socialisation de l’intégralité du système bancaire ;
Une refonte des institutions européennes, nationales et locales assurant une véritable démocratie ?
En ce qui nous concerne, si un tel programme devait nécessiter la sortie de l’Union européenne, nous assumerions cette sortie car nous préférons la lutte pour un progrès social – même si nous n’avons pas l’assurance de gagner ce combat – au maintien résigné dans une Union européenne avec la garantie de l’austérité perpétuelle.
a été pendant plus de dix ans chargé de clientèle auprès des collectivités publiques au sein des Caisses d’Épargne. Il est porte-parole de Sud Solidaires BPCE, membre du CAC et du CADTM France. Il est l’auteur du livre « Les prêts toxiques : Une affaire d’état ».
Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce, créée le 4 avril 2015.
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