Dette et démocratie : L’audit citoyen de la dette doit être au centre de nos revendications et de notre action

17 février 2021 par Eric Toussaint , Milan Rivié


(Dessin réalisé par Yakana lors des « 8h contre la dette illégitime » en décembre 2016)

La pandémie de Covid-19 aggrave tragiquement la crise de la dette que traverse les pays du Sud depuis 2015. 20 % des pays en développement (PED) sont actuellement en situation de surendettement, 1 pays sur 5, c’est considérable. Et un peu moins de 15 % des PED sont en suspension de paiement. Pour trouver des solutions à la crise, les organisations et les activistes qui agissent pour trouver de véritables solutions aux problèmes liés à l’endettement sont en débat actuellement [1]. Face aux mesures totalement insuffisantes et inappropriées ainsi qu’aux revendications toujours plus importantes des populations en faveur d’une réelle démocratie, l’audit citoyen doit être une priorité.



Pour commencer, plusieurs constats.

1er constat : Le système économique et financier dans lequel nous vivons est en pleine crise. Pas seulement avec la crise financière de 2007-2008 ou la crise du Covid. Ce système aggrave la pauvreté, les inégalités, et est au centre de la question écologique, des rapports de domination homme/femme, Nord/Sud, centres/périphéries. Il est par ailleurs complétement déconnecté de la réalité, et (sur)vit grâce à l’endettement et aux mécanismes de spéculation Spéculation Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
.

2e constat : Les institutions internationales (FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, BM Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, G7 G7 Groupe informel réunissant : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon. Leurs chefs d’État se réunissent chaque année généralement fin juin, début juillet. Le G7 s’est réuni la première fois en 1975 à l’initiative du président français, Valéry Giscard d’Estaing. /20, Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, et dans une certaine mesure l’ONU) sont incapables de résoudre la situation principalement pour 3 raisons :

3e constat : Ces mêmes institutions ne souhaitent pas trouver une solution viable à l’endettement des PED :

L’annulation de la dette est une question de « justice » :

  1. En rapport avec l’époque coloniale, transformée aujourd’hui en néocolonialisme, notamment par le système dette ;
  2. Cette dette a déjà été maintes et maintes fois remboursées ;
  3. En rapport avec les plans d’ajustement structurel imposés depuis des décennies ;
  4. En rapport avec l’exploitation des êtres vivants qu’elle entraine ;
  5. En rapport avec la dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

    La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


    - La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

    - La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

    - Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

    - L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

    Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
    .

Mais l’annulation de la dette est aussi indispensable pour que ces pays :

  • Puissent se développer et adopter leurs propres modèles de développement ;
  • Puissent s’extirper des mécanismes de domination ;
  • Puissent sortir du dogme néolibéral.

L’audit de la dette peut constituer la première étape d’une stratégie visant à changer de politique, à transformer en profondeur ce système profondément injuste

Pour répondre à la problématique de l’endettement, quelles possibilités avons-nous ? L’une des possibilités est l’audit de la dette, plus précisément l’audit citoyen de la dette. L’audit de la dette peut constituer la première étape d’une stratégie visant à changer de politique, à transformer en profondeur ce système profondément injuste.

Face aux problèmes d’endettement, tant le FMI que nous combattons, que l’ONU et à de rares occasions le Parlement européen (voir la résolution du 18 avril 2018 (voir « Le Parlement européen plaide pour un audit de la dette et pour l’annulation des dettes illégitimes »), recommandent la mise en place d’audit de la dette. Bien sûr, ces institutions ne l’entendent pas de la même manière que le CADTM et d’autres organisations radicales. Dans les constitutions brésilienne et équatorienne, on retrouve également l’impératif de mettre en place des audits.

Mais l’audit de la dette institutionnel est insuffisant. Il ne prend pas en compte l’illégitimité de la dette en tant que tel, ou ses dérivés Dérivés
Dérivé
Dérivé de crédit : Produit financier dont le sous-jacent est une créance* ou un titre représentatif d’une créance (obligation). Le but du dérivé de crédit est de transférer les risques relatifs au crédit, sans transférer l’actif lui-même, dans un but de couverture. Une des formes les plus courantes de dérivé de crédit est le Credit Default Swap.
, à savoir le caractère illégal ou odieux de celle-ci. En conséquence, ce type d’audit écarte d’emblée la prise en compte de la « justice de la dette ». Par ailleurs, l’audit institutionnel est déconnecté des populations et est une affaire d’expert-e-s, selon des considérations exclusivement économiques, et défendant la soutenabilité de la dette selon la définition du FMI, pas selon la définition des Nations unies. En conséquence, les droits humains ne sont pas réellement pris en compte. Et les droits des créanciers prévalent sur les droits humains ce qui est contraire à une série de principes, de pactes et de jurisprudences qui font partie du droit international.

Nous devons donc nous poser la question de ce qu’est un audit de la dette et pourquoi nous voulons que cela soit un audit citoyen de la dette, c’est-à-dire avec participation active de la population.

L’audit citoyen de la dette doit avant tout être vu comme un outil permettant de remettre la dette au centre des discussions politiques, au centre de la vie sociale

L’audit de la dette n’est pas seulement un examen comptable, réservé à des expert-e-s. L’audit citoyen de la dette doit avant tout être vu comme un outil permettant de remettre la dette au centre des discussions politiques, au centre de la vie sociale.

Aux quatre coins de la planète, nous observons une défiance croissante des populations à l’égard des dirigeants et des institutions. Les populations sont lasses de la corruption, du détournement d’argent public, des mécanismes d’évasion fiscale (légaux ou illégaux, mais tous illégitimes au regard des inégalités et des défis à surmonter, notamment au niveau écologique et social). Les populations sont lasses de voir leurs conditions de vie se dégrader et de voir leur environnement être détruit, notamment au nom du remboursement de la dette. Un pourcentage significatif et croissant de la population demande une réelle démocratie, directe, participative, inclusive, permettant finalement d’opérer des changements aussi indispensables qu’urgents.

Les mouvements d’audit de la dette sont apparus comme un moyen de déconstruire le discours officiel selon lequel rembourser les dettes est un impératif absolu. Bien que le terme puisse sembler technocratique, l’objectif d’un tel audit n’est pas un exercice comptable de routine. Il s’agit en fait de tenter d’amorcer un large mouvement de participation des citoyens afin que les processus démocratiques soient en mesure de contrer la puissance solidement établie de la finance. Les personnes menant l’audit peuvent être de simples citoyen·ne·s, des représentant·e·s de mouvements sociaux ou d’organisations de travailleurs et de travailleuses, des salarié·e·s, des chômeurs et chômeuses, etc. Un audit de la dette est un instrument permettant de faire participer activement les citoyen·ne·s à l’examen de l’impact que l’accumulation de la dette a pu avoir sur l’économie et sur la population [2].

Étudier le processus de création de la dette vise un objectif pédagogique général. Cela facilite la compréhension par la population de termes et de processus que l’on considère d’ordinaire difficiles et opaques. Un audit peut également servir à réunir des connaissances au niveau local et à échanger des informations sur les mécanismes de la dette à l’œuvre au sein, par exemple, des conseils municipaux, des entreprises publiques, des ministères, et à progresser ainsi en s’appuyant sur les contributions de tou·te·s les participant·e·s. Ce processus d’apprentissage est également fondamental dans l’optique de présenter les arguments et les données permettant d’exiger du gouvernement et des pouvoirs publics qu’ils rendent des comptes sur leurs emprunts. Il peut aider les organisations, face à une dette illégitime, illégale et injuste, à en exiger l’annulation, ou à engager des poursuites. En ce sens, un audit facilite toute une gamme d’actions en faveur de plus de justice sociale (voir Fattorelli, 2014).

L’amélioration de l’obligation de rendre des comptes et de la transparence, le fait de donner les moyens aux citoyen·ne·s de contrôler et de contester « les actes de ceux qui les gouvernent (…) est intrinsèque à la démocratie elle-même. (…) Le fait que les gouvernants s’opposent à l’idée que des citoyens osent réaliser un audit citoyen est révélateur d’une démocratie bien malade, qui d’ailleurs n’arrête pas de nous bombarder médiatiquement avec sa rhétorique sur la transparence. Ce besoin permanent de transparence dans les affaires publiques se transforme en un besoin social et politique tout à fait vital » (Millet et Toussaint, 2012). L’établissement de contacts et la diffusion des idées font partie des activités essentielles menées dans le cadre de nombreux audits citoyens. Sensibiliser à la manière dont l’économie fonctionne réellement favorise l’expression d’autres solutions plus justes, puisqu’en étant mieux informé sur le fonctionnement du mécanisme de la dette, on peut proposer des méthodes différentes qui tiennent mieux compte des besoins et des intérêts de la société, et non des intérêts des « marchés », des élites, des créanciers. (PACD, 2013)

L’audit analysera le plus souvent les caractéristiques et les particularités principales de la dette, de même que la politique d’emprunt adoptée par les pouvoirs publics. Dans la mesure où les budgets publics ont été mis à rude épreuve pour donner la priorité aux créanciers, des citoyens ont exigé de savoir comment les dettes étaient apparues et comment l’argent avait été dépensé (voir notamment Laskaridis, 2012 et 2014a). Un audit peut soulever, entre autres, les questions suivantes : Quelles sont les raisons qui ont poussé l’État à continuer de s’endetter ? En vue de quels objectifs politiques et de quels intérêts sociétaux la dette a-t-elle été contractée ? L’argent a-t-il été utilisé pour les finalités visées ? Qui a bénéficié des crédits ? Qui sont les créanciers et quelles sont les conditions qu’ils imposent ? Comment la décision de s’endetter a-t-elle été prise ? Quelle part du budget de l’État est consacrée au service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté.  ? Comment l’État finance-t-il le remboursement de la dette ? Quel est le montant des intérêts et quelle est la part du principal qui a déjà été remboursée ? Comment des dettes privées sont-elles devenues publiques ? Quelles ont été les conditions de tel ou tel sauvetage de banque ? Quel en a été le coût ? Qui en a pris la décision ?

Il existe des dettes qui empêchent de mener une vie digne, qui engendrent des inégalités, profitant à une élite et nuisant à la majorité de la population ; qui sapent la souveraineté ou qui sont le résultat de la corruption ou de la mauvaise gestion du gouvernement. Ces dettes peuvent être jugées illégitimes, injustes ou même contraires aux principes du droit international

Le processus d’audit peut être un moyen de défendre le non-paiement de dettes. Comme le souligne la PACD (la plateforme pour un audit citoyen de la dette dans l’État espagnol) : « Il existe des dettes qui constituent une violation des droits humains, ou des droits économiques, sociaux et culturels de la population ; des dettes qui empêchent de mener une vie digne, qui engendrent des inégalités, profitant à une élite et nuisant à la majorité de la population ; des dettes qui sapent la souveraineté ou qui sont le résultat de la corruption ou de la mauvaise gestion du gouvernement. Ces dettes peuvent être jugées illégitimes, injustes ou même contraires aux principes du droit international. » (https://www.cadtm.org/Quelques-fondements-juridiques,6725) (PACD, 2013)

Et c’est en ce sens qu’il faut entendre l’audit citoyen de la dette. Les populations ont alors la possibilité de faire de la politique, d’opérer une prise de conscience et de se prononcer pour des changements qui vont à la racine des problèmes. Cela peut prendre la forme en réalisant un audit national de la dette publique (voir notamment « Rapport préliminaire de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque »), mais cela peut aussi être un audit sectoriel (sur l’assurance chômage voir notamment « France : Rapport d’audit de la dette de l’assurance chômage », sur le système de santé voir notamment « Audita Sanidad - Audit citoyen de la dette du secteur de la santé » ou sur une entreprise publique extractiviste par exemple), un audit écologique, ou encore un audit féministe de la dette (voir notamment « Le non-paiement féministe de la dette »), à l’heure ou le mouvement féministe international est probablement le plus important mouvement social et le plus porteur d’espoir pour renverser le rapport de force.

Renverser le rapport de force, c’est aussi un des objectifs poursuivis par l’audit citoyen de la dette. Pour parvenir à des annulations ou des répudiations de dette, l’Histoire montre que c’est la mobilisation sociale qui permet d’obtenir des victoires face aux créanciers. A la fin des années 1990, bien qu’insuffisante, l’initiative PPTE PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
a été obtenue grâce à une mobilisation extraordinaire, dans les rues et via notamment une pétition signée par 17 millions de personnes en 1999. Aujourd’hui la situation est différente. La Covid et ses mesures de confinement empêchent cette mobilisation à l’échelle internationale. En revanche, les interventions du FMI sont régulièrement synonymes de révoltes populaires d’ampleur, débouchant sur des victoires, obligeant les gouvernements à rompre avec les diktats des créanciers, à l’image de l’Argentine en 2001, de l’Équateur en 2007-2008 et en 2019, au Liban en 2019 et en 2020.

Quelque que soit nos compétences, sans les populations, nous ne gagnerons pas ce combat. Les vrais décideur-euse-s, ce sont les populations, ou cela devrait l’être

Cette conjoncture est une opportunité pour nous associations, mouvements, organisations, réseaux, travaillant de près ou de loin sur la dette. Le travail que nous réalisons à destination des « décideurs » est nécessaire, indispensable et impressionnant. Il n’a de sens que si cela permet d’obtenir des résultats concrets et si cela permet d’éveiller l’esprit critique des citoyen-ne-s Mais il est aussi tout à fait insuffisant car cela ne peut pas remplacer les mobilisations populaires qui elles sont véritablement décisives. Quelque que soit nos compétences, sans les populations, nous ne gagnerons pas ce combat. Les vrais décideur-euse-s, ce sont les populations, ou cela devrait l’être.

Nous devons aujourd’hui rediriger une grande partie de notre temps et de notre énergie à travailler sur le terrain, à sensibiliser des gouvernements peut-être (éventuellement en Équateur si l’opposition de gauche gagne les prochaines élections d’avril 2021, en Bolivie, en Argentine, au Suriname, au Sénégal et bien d’autres), à sensibiliser les populations surtout, en se rapprochant de mouvements autonomes, d’associations, de syndicats, de coalition de partis politiques, de députés. Parvenir à réaliser des audits citoyens de la dette, c’est remettre au centre des débats les questions d’annulation de dettes publiques et de réparations.

Par ailleurs, un élément qui nous semble indispensable pour faire en sorte d’une part que les créanciers s’assoient à la table des négociations, et d’autre part que nous soyons aussi audibles que fédérateurs auprès des populations, la question de la suspension de paiement. Ces derniers mois, les créanciers officiels et privés ont prouvé une nouvelle fois qu’ils ne voulaient pas procéder à des annulations de dette. Nous devons donc les y contraindre. Nous devons également faire entendre qu’un État à absolument le droit de procéder à une suspension du paiement de sa dette.

Quand un État invoque l’état de nécessité ou le changement fondamental de circonstances, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance

Il y a de solides arguments juridiques qui peuvent appuyer une décision unilatérale de suspension de paiement [3]. En voici deux. L’état de nécessité : un État peut renoncer à poursuivre le remboursement de la dette parce que la situation objective menace gravement la population et que la poursuite du paiement de la dette l’empêche de répondre aux besoins les plus urgents de la population. C’est exactement le cas de figure auxquels un grand nombre d’États de la planète est confronté maintenant : la vie des habitants de leur pays est directement menacée s’ils n’arrivent pas à financer toute une série de dépenses urgentes pour sauver un maximum de vies humaines. Le changement fondamental de circonstances : l’exécution d’un contrat de dette peut être suspendue si les circonstances changent fondamentalement indépendamment de la volonté du débiteur. La jurisprudence en la matière reconnaît qu’un changement fondamental de circonstances peut empêcher l’exécution d’un contrat international. Quand un État invoque l’état de nécessité ou le changement fondamental de circonstances, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Quand bien même la dette réclamée au pays serait légitime, cela n’empêche en rien ce pays d’en suspendre le paiement.

Mettre les questions de la suspension de paiement et de l’audit citoyen de la dette au centre des débats, c’est s’assurer une adhésion populaire croissante, c’est se donner la possibilité de renverser le cours des choses. C’est surtout donner la possibilité aux populations de se libérer par elle-même

Une augmentation radicale des dépenses de santé publique aura des effets bénéfiques majeurs pour combattre d’autres maladies qui accablent surtout les pays du Sud, notamment les pays d’Afrique. On estime à 400 000 les décès dus chaque année au paludisme, principalement en Afrique. La tuberculose est l’une des dix premières causes de mortalité dans le monde. En 2018, 1,5 million de personnes en sont mortes. Les décès dus aux maladies diarrhéiques s’élèvent à plus de 430 000 par an. Environ 2,5 millions d’enfants meurent chaque année, dans le monde, de sous-alimentation, directement ou de maladies liées à leur faible immunité due à la sous-alimentation. Ces maladies et la sous-alimentation pourraient être combattues avec succès si les gouvernements y consacraient des ressources suffisantes au lieu de rembourser la dette.

Bien sûr le combat que nous menons est difficile, mais mettre les questions de la suspension de paiement et de l’audit citoyen de la dette au centre des débats, c’est s’assurer une adhésion populaire croissante, c’est se donner la possibilité de renverser le cours des choses. C’est surtout donner la possibilité aux populations de se libérer par elle-même.


« Des audits pour démonter la dette », c’est le titre du dernier numéro de notre magazine AVP (Les autres voix de la planète) paru en décembre 2020.

Retrouvez le sommaire complet et toutes les informations pour se procurer ce numéro ici :
https://www.cadtm.org/Des-audits-pour-demonter-la-dette

Notes

[1Ce texte est une version revue et complétée de la contribution à une conférence en ligne organisée le vendredi 5 février 2021 par Eurodad sous le titre « Global Debt Movement - Theory of Change Discussion ».

[2Ce paragraphe et les trois qui suivent proviennent de Éric Toussaint, Christina Laskaridis et Nathan Legrand, « Des audits citoyens aux répudiations de dettes : l’actualité des luttes contre la dette illégitime », https://www.cadtm.org/Des-audits-citoyens-aux-repudiations-de-dettes-l-actualite-des-luttes-contre-la

[3Voir Éric Toussaint, « Les fausses solutions du G20 et la nécessité de suspendre le paiement de la dette », disponible à : https://www.cadtm.org/Les-fausses-solutions-du-G20-et-la-necessite-de-suspendre-le-paiement-de-la

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Milan Rivié

CADTM Belgique
milan.rivie @ cadtm.org
Twitter : @RivieMilan

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