18 octobre 2010 par Sergio Ferrari
Interview d’Eric Toussaint par Sergio Ferrari
Malgré une situation globalement favorable, étant donné l’existence de gouvernements progressistes et de mouvements sociaux dynamiques, des signaux préoccupants sont perceptibles dans l’Amérique Latine d’aujourd’hui. La récente tentative de coup d’Etat en Equateur, le 30 septembre passé, ainsi que les résultats électoraux au Vénézuela, quatre jours plus tôt, constituent des signaux qui doivent être correctement interprétés, souligne Eric Toussaint. Militant social et de l’altermondialisme, coordinateur du Comité pour l’Annulation de la Dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Tiers Monde (CADTM) qui a son siège en Belgique, membre du Comité International du Forum Social Mondial, Eric Toussaint est, de plus, un analyste perspicace de la réalité latino-américaine. Entretien exclusif, réalisé durant sa récente visite en Suisse, invité par le CETIM de Genève et Solidarités.
“L’analyse profonde de l’étape que vit actuellement l’Amérique Latine me donne de grandes inquiétudes, parce que j’ai l’impression que la situation se dégrade”, affirme Eric Toussaint. De nombreux faits récents fondent l’argumentation de l’historien belge, qui les énumère avec une rigoureuse logique analytique.
Equateur et Vénézuela
Le plus récent a été la rébellion policière contre le Président Rafael Correa en Equateur, à la fin septembre 2010. “Il s’agit d’une véritable tentative de coup d’Etat, promue par la police, un secteur de l’armée et comptant avec l’appui de la principale force d’opposition, regroupée autour de l’ancien président Lucio Gutierrez”.
Même si la tentative a échoué, en particulier du fait d’une très mauvaise organisation, elle a mis à jour des faiblesses politiques significatives du gouvernement. La principale, selon Toussaint (qui a conseillé il y a quelques années le président Correa sur le thème de la dette extérieure), “a été la faible mobilisation populaire pour s’opposer au coup”. Même s’il y a bien eu une mobilisation pendant les heures durant lesquelles Correa a été “séquestré” par les rebelles dans l’hôpital où il était soigné, “l’importance de celle-ci à Quito, la capitale, où elle a à peine regroupé quelques 5 à 10’000 personnes, a été beaucoup plus faible que, par exemple, la réaction populaire lors de la tentative de coup d’Etat contre Hugo Chavez en 2002 au Vénézuela, qui avait réunit des centaines de milliers de personnes.”
“Nous l’avions déjà signalé à Correa, pas seulement moi, mais également quelques uns de ses conseillers, ainsi que d’autres personnes de gauche qui l’appuient de manière critique. Il commet une erreur grave en marginalisant les mouvements populaires importants, ce qui inclut des organisations indigènes puissantes, parce qu’il les considère “corporatistes” et manquant d’une vision globale de société”.
Cette distance entre le gouvernement et les acteurs sociaux est également la conséquence des mobilisations qui se sont déroulées durant les trois dernières années, comme celle d’indigènes, de syndicats d’enseignants et de la communauté universitaire qui défend le principe d’autonomie.
S’il est certain que les indices de popularité de Correa ont augmenté après la tentative de coup d’Etat – pour se situer actuellement à plus de 70% - ces enquêtes n’impliquent pas nécessairement “une capacité de mobilisation réelle et populaire afin de défendre le processus en marche”.
Le deuxième signal préoccupant, selon l’analyste belge, est constitué par les dernières élections au Vénézuela, qui constituent la deuxième “défaite” (“et j’insiste à utiliser le mot « défaite » entre guillemets”, souligne Toussaint) du chavisme lors des 10 élections auxquelles il a participé depuis 1998.
Même si la coalition du président Hugo Chavez a obtenu 98 des 165 députés – et conserve ainsi la majorité simple au parlement – “en termes réels cela représente concrètement 50% de l’électorat, un chiffre nettement inférieur au 60% qu’a obtenu le président en 2006” [1].
“La base la plus ferme et populaire est entrée dans une phase de déception. On assiste à un déplacement des votes et une augmentation de l’abstentionnisme”, affirme-t-il.
“Un temps précieux perdu”
Pour le directeur du CADTM, des faits aux conclusions générales, il n’y a qu’un simple pas conceptuel à faire. “Nous le disons depuis deux ans : en Amérique Latine, les gouvernements progressistes perdent un temps précieux”.
L’ALBA (Alliance Bolivarienne pour les Peuples de notre Amérique) - un Traité Commercial des Peuples - n’a pas avancé et reste pour le moment lettre morte. Il n’existe pas de Banque de l’ALBA et il n’y a pas de programme d’intégration des économies des pays qui adhèrent à l’ALBA, souligne Toussaint.
Ce qui existe, explique-t-il, ce sont des accords bilatéraux importants, comme celui entre Cuba et le Vénézuela pour l’échange de pétrole contre des services de santé et des médecins, le traité entre le Vénézuela et la Bolivie ou encore la politique vénézuélienne de vendre par solidarité du pétrole à un prix inférieur à celui du marché aux pays qui intègrent PETROCARIBE.
La Banque du Sud – qui pourrait être un instrument financier de grande importance pour la région – « est resté sur le papier depuis 2007, dans l’attente de la ratification par au moins quatre parlements des sept pays participants. En attendant, le projet n’avance pas vraiment ».
Les causes sont multiples. Fondamentalement, pour cause de manque d’intérêt, “comme c’est le cas du Brésil, qui possède, avec sa propre Banque de Développement, la BNDES, un portefeuille de prêts très important, qui sert à appuyer les investissements et les contrats des grandes multinationales brésiliennes. Le Brésil voit le projet de la Banque du Sud comme concurrent de sa propre institution, et pour cette raison ne stimule pas son avance”, estime Eric Toussaint.
L’Amérique Latine semble donc être un printemps démocratique couvert par de croissants nuages. Plus précisément, aux dires d’Eric Toussaint, “par le risque d’accumuler des frustrations. Ces processus, ces expériences en marche, ces programmes stratégiques et ces alternatives non concrétisées – comme l’ALBA et la Banque du Sud – peuvent amener à une nouvelle frustration“.
“Les événements de fin septembre en Equateur, les dernières élections au Vénézuela, les énormes attentes populaires reléguées au Brésil durant les huit dernières années, le coup d’Etat au Honduras l’année passée, l’élection de la droite au Chili avec Sébastian Piñera, sont des signaux qui ne peuvent pas ne pas nous préoccuper”, conclut-il.
Sergio Ferrari
Traduction Mathieu Glayre
[1] La coalition gouvernementale PSUV-PCV a obtenu la majorité simple, 98 des 165 sièges, bien qu’elle a perdu la majorité qualifiée des deux tiers qu’elle possédait depuis 2005. De son côté, l’opposition, regroupée dans la coalition “Table de l’Unité”, a obtenu 33 députés de moins que le chavisme, bien que la différence de votes entre les deux forces a été inférieure à 1%. Il faut également souligner le bloc indépendant de “Patrie Pour Tous”, ex-allié de Chavez. Il a gagné deux députés et il pourra appuyer ou empêcher l’approbation de lois qui requièrent les trois cinquièmes de l’Assemblée, c’est-à-dire, la majorité absolue de 99 députés.
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