Eduardo Galeano : mémoire(s) de feu

28 avril 2015 par Franck Gaudichaud


L’écrivain uruguayen Eduardo Galeano est décédé le 13 avril dernier, d’un cancer, à l’âge de 74 ans. Mondialement connu, il était un conteur hors pair des luttes, histoires et cultures des peuples d’une Amérique latine rebelle, populaire et indigène.



Né à Montevideo en 1940, dans une famille de la petite-bourgeoisie catholique, issue de l’émigration européenne, il est passé par plusieurs métiers avant de devenir l’un des auteurs les plus lus du continent : ouvrier, employé de banque, peintre, caricaturiste… C’est tout d’abord comme journaliste politique qu’il s’affirme, notamment dans les années soixante comme éditeur de l’hebdomadaire « Marcha », puis une fois la dictature uruguayenne (1973-1985) terminée, comme fondateur de « Brecha », autre hebdo de gauche, toujours en activité.

Mais c’est surtout Galeano l’écrivain qui fascine par sa plume exceptionnelle, à la fois simple et poétique, directe et engagée. Toujours à l’écoute des anecdotes de la vie quotidienne de celles et ceux « d’en bas », les oublié-e-s de l’histoire. Il mélange allègrement les genres littéraires pour mieux décrire la réalité latino-américaine (et mondiale) : « L’histoire officielle latino-américaine se réduit à un défilé militaire de grands personnages dont les uniformes ont encore l’odeur de la teinturerie. Je ne suis pas historien. Je suis un écrivain qui voudrait contribuer à la délivrance la mémoire séquestrée de toute l’Amérique, mais surtout de l’Amérique latine, terre dépréciée et qui m’est chère. Je voudrais m’entretenir avec elle, partager ses secrets, lui demander quelles argiles diverses l’ont modelée, de quels actes d’amour et de quels viols elle est issue » (1984). En ce sens, sa trilogie Mémoire du feu (1982-1986) reste un de ses écrits majeurs, aux côtés du Livre des étreintes (1989). [1]

C’est avec Les veines ouvertes de l’Amérique latine, une contre histoire (1971) qu’il est devenu un écrivain universel, figure d’une lecture anti-impérialiste de l’histoire des colonialismes et du saccage des ressources de l’Amérique Latine. Ainsi qu’il l’affirme alors « le développement est un voyage avec plus de naufragés que de navigants ». Traduit en vingt langues, une nouvelle génération a d’ailleurs recouvert ce livre rebelle et incendiaire plus récemment, lorsque le président vénézuélien Hugo Chávez l’a offert (en espagnol !) à Obama, en 2009, lors du sommet des Amériques.
Galeano, jusqu’à sa mort, a été un opposant au monde capitaliste et à toutes les formes de dominations : patriarcat, destruction de l’environnement, manipulations médiatiques, arrogance des intellectuels, répression du monde magique des enfants, etc. Dans ses nombreux écrits, tout y passe, avec beaucoup d’humour et une certaine joie. Il a aussi été un passionné assumé du ballon rond, dont il a montré les grandeurs et décadences, notamment dans Football, ombre et lumière… Il note dans ce livre : « Comme tous les Uruguayens, j’ai voulu être footballeur. Je jouais très bien, j’étais une vraie merveille, mais seulement la nuit, quand je dormais : pendant la journée, j’étais la pire jambe de bois qu’on ait vu sur les terrains de mon pays ».

Il paiera son engagement politique de longues années d’exil, suite au coup d’Etat de juin 1973. A partir de 1994, il a soutenu avec enthousiasme l’expérience Zapatiste au Mexique et, depuis le début des années 2000, il voyait avec espoir l’expérience bolivarienne au Venezuela et avait appuyé, en 2004, la victoire électorale du Front ample (centre-gauche) dans son pays. A propos de Hugo Chávez, il se plaisait à souligner qu’il s’agissait d’un « bien étrange dictateur », constamment réélu par son peuple, tandis que de bien « étranges démocrates » dénonçaient dans les médias de communications, locaux et globaux, « la fin de la liberté d’expression » : « Je crois qu’au Venezuela il y a un divorce génial : le divorce entre la réalité et la réalité virtuelle (des médias) » (2011).

Accompagnant plusieurs de ses livres de ses dessins, il avait aussi le goût de la compilation d’histoires accessibles et de textes courts, il maniait l’art de la syntaxe et des jeux de mots pour essayer de remettre à l’endroit ce monde sans dessus-dessous : « A l’école du monde à l’envers, le plomb apprend à flotter, le bouchon à couler, les vipères à voler et les nuages à ramper le long des chemins. Dans le monde d’aujourd’hui, monde à l’envers, les pays qui défendent la paix universelle sont ceux qui fabriquent le plus d’armes et qui en vendent le plus aux autres pays. Les banques les plus prestigieuses sont celles qui blanchissent le plus de narcodollars et celles qui renferment le plus d’argent volé. (…) et la sauvegarde de l’environnement est le plus brillant fonds de commerce des entreprises qui l’anéantissent  » (livre Sens dessus dessous : L’école du monde à l’envers, 2005).

Et c’est avant tout l’utopie et la possibilité d’autres mondes possible qui était le carburant de « Don Galeano ». De là cette phrase qui parcourt désormais les réseaux sociaux de la planète et de nombreux textes d’hommages consacrés à l’écrivain uruguayen : l’utopie « est à l’horizon, je fais deux pas, elle recule de deux pas. Je fais dix pas et l’horizon est instantanément à dix pas devant. Je peux marcher aussi longtemps que je veux, je ne l’atteindrai jamais. A quoi sert donc l’utopie ? A cela précisément : à vous faire marcher ». A méditer…


Version adaptée pour le CADTM d’un article publié dans l’hebdomadaire L’Anticapitaliste (Paris)

Notes

[1Les dates de publication sont celles des livres originaux, en espagnol. Voir sa bibliographie en français : http://fr.wikipedia.org/wiki/Eduardo_Galeano#Traductions_en_fran.C3.A7ais.

Franck Gaudichaud

est docteur en science politique et Professeur en histoire latino-américaine à l’Université Toulouse Jean Jaurès (France). Membre du collectif éditorial du site www.rebelion.org et de la revue ContreTemps (www.contretemps.eu). Co-président de l’association France Amérique Latine. Contact : fgaudichaud-AT-gmail.com