En Espagne, le gouvernement de Mariano Rajoy a utilisé le Plan de paiement à l’égard des fournisseurs pour aider le secteur bancaire

10 mars 2016 par Eric Toussaint , Enric Llopis


La question est de savoir comment affronter la problématique de la dette publique dans une perspective anti-austérité. Eric Toussaint est un de ceux qui essaient d’y répondre en participant aux travaux du Plan B en Europe (voir http://cadtm.org/Un-plan-B-pour-une-Europe-des ). Cela fait plus de 20 ans qu’il analyse l’évolution économique dans une perspective critique. Il a été membre de la Commission d’audit intégral de la dette en Equateur, instaurée par le président Rafael Correa en 2007 et coordinateur scientifique de la Commission pour la Vérité sur la dette grecque mise en place par la présidente du parlement grec en 2015. Il étudie actuellement les répercussions des déficits accumulés dans différentes municipalités espagnoles. Il centre son activité sur la ville de Cádix (ville andalouse de 130.000 habitants, voir http://cadtm.org/Eric-Toussaint-en-Cadiz-Una-deuda ) où les élections du 27 mai 2015 ont vu la victoire de José María González « Kitchi » de « Por Cádiz si se puede » (mouvement du changement : on peut pour Cadix) qui a évincé du pouvoir Teofila Mártinez du Parti populaire (le principal parti de droite) qui avait occupé le siège de maire pendant plusieurs décennies. Eric Toussaint est également en contact également avec la municipalité voisine de Cadix, Puerto Real qui compte 42.000 habitants, aujourd’hui dirigé par Antonio Romero de « Sí se puede Puerto Real » (on peut pour Porto Real).



Le fondateur et porte-parole du Comité pour l’annulation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Tiers-Monde (CADTM) explique que la modification de l’article 135 de la Constitution espagnole a eu une influence néfaste. Le premier point qui stipule que « toutes les administrations publiques agiront conformément au Pacte de stabilité budgétaire » donne la teneur de cette modification qui a eu lieu en septembre 2011. Eric Toussaint insiste sur le plan de paiement à l’égard des fournisseurs, mis en place par le gouvernement de Rajoy en mai 2012. Cette initiative a été officiellement présentée comme une aide aux municipalités en retard de paiement vis à vis des entreprises qui leur fournissaient des biens et services. « En réalité, il s’est agi d’une aide aux banques privées espagnoles car la dette vis-à-vis des fournisseurs a été transformée en une dette à l’égard d’entités financières et leur a fourni un plantureux revenu ».

Egalement membre du Conseil scientifique d’Attac France, Eric Toussaint chiffre ce plan camouflé d’aide au secteur bancaire. Dans le cadre de ce plan de paiement aux fournisseurs, les entités financières ont prêté à un taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
de 5,95% des sommes qu’elles pouvaient emprunter à moins de 1% auprès de la Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
. "Cela a représenté une excellente affaire pour les banques. En termes techniques on a assisté à la transformation d’une ’dette commerciale’ (de municipalités vis-à-vis d’entreprises fournissant des biens et services) en une ’dette financière’. Le co-fondateur de l’Observatoire international de la dette OID (www.oid-ido.org) s’est réuni le 9 décembre avec la municipalité de Cadix qui questionne la dette accumulée et propose un audit avec participation citoyenne (voir http://cadtm.org/Le-gouvernement-municipal-de-Cadix). Eric Toussaint a participé à une conférence de presse en compagnie de Kitchi, le maire de Cadix. Il demeure en contact étroit avec le mairie.

L’historien et politologue explique que la dette municipale de Cadix vis à vis du secteur bancaire dans le cadre du plan de paiement à l’égard des fournisseurs s’élève à 90 millions d’euros. Le taux de 5,95% implique un surcoût de 14 millions d’euros. « Le bénéfice excessif des banques lié à un taux usuraire et donc illégitime devrait être rétrocédé aux municipalités » souligne l’auteur de l’ouvrage Bancocratie (voir http://cadtm.org/Bancocratie), coauteur des « Chiffres de la Dette 2015 » avec Pierre Gottiniaux, Daniel Munevar et Antonio Sanabria (voir http://cadtm.org/Les-chiffres-de-la-dette-2015,271). « Ce mécanisme a donné lieu à d’importantes protestations de municipalités ». En septembre 2013, le taux à payer à été réduit de 5,95% à 3,31% mais le taux auquel les banques empruntaient à la BCE avait baissé à 0,25%. Ce qui signifie que les banques privées espagnoles faisaient payer aux municipalités un taux 13 fois supérieur à celui auxquelles ces banques empruntaient auprès de la BCE. « Le scandale a donc continué » conclut-il.

A l’approche des élections générales de 2015, les dirigeants du Parti populaire ont pris conscience de l’impact que pourrait avoir le transfert de ressources des municipalités à l’égard des banques. Eric Toussaint rappelle que le gouvernement a alors annoncé une « année de grâce » pour les municipalités. En 2015, celles-ci seraient ainsi dispensées du paiement des intérêts au secteur bancaire. Qu’y -a-t-il derrière ces modifications de taux ? Rajoy a agi pour des raisons purement politiciennes explique l’auteur de « Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, le Coup d’Etat permanent » (voir : http://cadtm.org/Banque-mondiale-le-coup-d-Etat ). « Le plan de paiement à l’égard des fournisseurs a été utilisé au bénéfice des banques mais également pour des raisons partisanes ». Il affirme que « les gouvernements du changement » issus des dernières élections municipales auraient à faire face à une situation budgétaire difficile en étant confrontés au début du remboursement du capital emprunté en 2012 dans le cadre de ce Plan de paiement à l’égard des fournisseurs. Des municipalités comme Cadix ou Puerto Real peuvent se trouver dans une situation très délicate. La nouvelle baisse du taux payé par les municipalités aux banques (1,31%) doit être mise en lien avec le taux auquel le secteur bancaire espagnol emprunte auprès de la BCE qui est maintenant tombé à du 0,05%.

L’analyse comptable peut se révéler compliquée mais Eric Toussaint préfère mettre l’accent sur la nature politique du conflit. Ce que démontre le plan de paiement aux fournisseurs est que le gouvernement « peut imposer les taux d’intérêt aux banques et même une année de grâce ». Ce qui montre bien qu’un nouveau gouvernement du changement au niveau de l’Espagne pourrait imposer aux banques de rétrocéder les montants gagnés avec les taux « abusifs » et les « super bénéfices ». Face à cet objectif, il préconise la mise en place d’un front des municipalités pour remettre en question la dette illégitime. Certaines municipalités comme Madrid ou Barcelone sont en condition de poursuivre les remboursements tandis que d’autres (plus d’une centaine) se trouvent dans une situation budgétaire compliquée. « Il s’agirait que les municipalités plus grandes et plus fortes se solidarisent avec les plus faibles pour faire face aux créanciers ».

Le cofondateur de l’Observatoire international de la dette signale que si le plan de paiement aux fournisseurs et le transfert de capital qui lui est lié est une spécificité espagnole, les groupes d’audits pourraient s’appuyer sur des études et analyses au Paraguay, en Equateur et plus récemment en Grèce et aussi en Belgique où on assiste également à un problème d’endettement des communes. A la question du rejet de l’opposition de droite d’un audit avec participation citoyenne, il répond que « l’opposition essaie de déstabiliser les gouvernements municipaux qui questionnent la dette et impulsent des audits avec le discours habituel d’augmentation des taux d’intérêt exigés par les banques ».

Eric Toussaint a également collaboré avec les représentants du Conseil municipal en charge des finances à Madrid dont les initiatives lui paraissent pertinentes. Le Conseil a ainsi décidé de ne pas reconduire ses contrats avec les grandes agences de notation Agences de notation Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite. Standard&Poor’s et Fitch, contrats qui arrivaient à échéance le 31 décembre dernier. La relation avec ces deux agences a commencé en 2002 et a coûté plus de 100.000 euros en 2015 aux finances municipales et plus d’un million depuis le début du contrat en 2002. Dans un communiqué la municipalité informe que « le gouvernement municipal de Madrid n’a pas l’intention d’émettre de la dette et maintien comme axe fondamental le financement de politiques publiques sur fonds propres Fonds propres Capitaux apportés ou laissés par les associés à la disposition d’une entreprise. Une distinction doit être faite entre les fonds propres au sens strict appelés aussi capitaux propres (ou capital dur) et les fonds propres au sens élargi qui comprennent aussi des dettes subordonnées à durée illimitée. , sans devoir compter sur de nouveaux crédits ».

Traduction de l’espagnol : Virginie de Romanet


Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Enric Llopis

Journaliste et collaborateur de Rebelión.org.