INTERVIEW
30 juin 2022 par Anaïs Carton , Natalia Hirtz
Anaïs Carton (CADTM Belgique) interview Natalia Hirtz [1], docteure en sociologie et chercheuse-formatrice au Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (GRESEA) .
Natalia Hirtz est récemment intervenue dans une conférence, organisée par le CADTM, intitulée « Dettes et migrations : Divisions internationales au service du capital » [2] . C’était l’occasion de problématiser la manière dont les dettes souveraines et privées poussent ou forcent des habitant·es du Sud global à migrer. À cette occasion, elle a exposé la manière dont les politiques migratoires des puissances économiques contribuent à sauvegarder une division internationale du travail, imposée par le capitalisme racial et patriarcal. Nous publions ici un entretien qu’elle a accordé à Anaïs Carton.
Comment le capitalisme et le patriarcat renforcent-ils les rapports de domination à l’encontre des femmes selon toi ?
Il faut tout d’abord définir les termes que nous utilisons. Concernant le patriarcat, nous partons de la définition du patriarcat impulsée par les féministes des années 70, qui le désignent comme un système de domination masculine. Le patriarcat n’est pas apparu avec le capitalisme mais a été renforcé par ce dernier étant donné qu’il a transformé et renforcé la division sexuelle du travail. Caliban et la sorcière de Silvia Federici [3] est une référence à ce propos . À propos du capitalisme, il faut rappeler que celui-ci s’est consolidé suite à un processus d’accumulation primitive du capital par une bourgeoisie (naissante) des pays colonisateurs, grâce à quoi elle a pu disposer d’une grande masse de capital, nécessaire au développement des grands ateliers et industries. C’est là que se dessine la fracture entre les pays colonisateurs et colonisés ou, selon les termes des grandes institutions financières internationales, entre les « pays développés » et « sous-développés » [4].
L’accumulation du capital se fait par l’esclavage, le pillage des matières premières des colonies mais il se fait aussi par une accumulation de la main-d’œuvre, du travail en Europe. C’est ce qu’on a appelé le travail « libre ». Mais ce dernier ne va pas se passer de manière si libre que ça. On va voir émerger un peu partout des lois contre le vagabondage, afin d’obliger les personnes à avoir un contrat de travail. C’est l’un des principaux modes de contrôle des frontières au 19e siècle.
En effet, c’est par le processus de privatisation de la terre (qui se développe notamment au XVIe siècle en Angleterre) que la population est expropriée du principal moyen de production et transformée, ensuite, en « salariée ». Mais beaucoup de personnes résisteront à se rendre « librement » tous les jours au travail pour autrui. En fait, toutes les personnes qui avaient à ce moment-là une autonomie de subsistance ne l’auront plus et devront aller travailler pour quelqu’un d’autre. Il faudra donc forger une discipline de la classe ouvrière, fondée sur la valeur du travail. La chasse aux sorcières aura un rôle fondamental dans ce sens. Les femmes sont interdites de corps de métiers et repliées à la maison. Parallèlement, un contrôle sur la natalité des femmes est mis en place (interdiction de l’avortement, infanticide…). Les femmes vont être assignées au travail de reproduction, consistant à produire une main d’œuvre future (enfanter et éduquer à la discipline du travail) et à reproduire quotidiennement la force de travail des hommes salariés afin que ceux-ci puisent déployer toutes leurs forces dans les ateliers et qu’ils ne doivent pas s’occuper du travail consistant à reproduire sa propre force de travail à la maison.
Ceci est renforcé au 19e. Avec le passage des industries légères vers les industries lourdes, des réglementations strictes vont être mises en place pour limiter le travail des femmes dans les usines. Ensuite, lors de l’entre-deux guerres mondiales, avec la crise des années trente, la plupart des pays, dont la Belgique, vont mettre en place des réglementations pour empêcher que les entreprises n’engagent des femmes.
Donc, le capitalisme a imposé aux femmes un travail invisible, celui de s’occuper de la reproduction de la vie, ce qui n’est pas considéré comme un travail. C’est ainsi que Silvia Federici et d’autres féministes se sont mobilisées autour du réseau pour un salaire ménager, dénonçant ce travail non payé alors qu’il est indispensable au capital, car s’il n’y a pas de production possible sans travail, il n’y a pas de travail dit « productif » possible sans sa production et reproduction.
Pourquoi parles-tu d’une division internationale du travail ? Qu’est-ce que cette notion recouvre ?
La division internationale du travail commence à la fin du 15e siècle lors des premiers contacts économiques internationaux avec la « découverte » de l’Amérique du Sud, le développement du commerce, notamment avec l’Extrême-Orient et l’exportation de travailleurs esclaves d’Afrique. La conquête de l’Amérique s’accompagne du pillage des matières premières et du travail forcé des autochtones. Le modèle de plantation développé dans ces colonies est aux fondements d’une division internationale du travail, fondée sur une production tournée vers l’exportation. Or, en quelques décennie de colonisation la population d’Amérique est majoritairement décimée (à cause des maladies apportées par les colons, des violences, des déplacements et du travail forcé). Le marché de la traite se développe, permettant de trouver une main-d’œuvre pour remplacer cette population décimée, tout en développant une nouvelle source de profit indispensable à l’accumulation primitive du capital. Cette division internationale du travail sera donc caractérisée par le pillage des matières premières et du travail des colonies par les puissances coloniales. Processus essentiel à l’accumulation primitive du capital indispensable à la « révolution industrielle » du 19e siècle. Les nouveaux pays industriels vont avoir davantage besoin de matières premières et d’une main-d’œuvre abondante pas chère. C’est à ce moment-là que commence la deuxième grande vague de colonisation, qui implique l’Afrique et l’Asie du Sud-Est.
Aujourd’hui, les rapports de domination entre les pays du Sud et les pays du Nord perdurent. Cela se joue par le biais d’une politique qui maintient une majorité du Sud dans un « modèle » extractiviste exportateur de matières premières et les oblige à s’endetter. Les processus décoloniaux, eux, vont se résoudre avec des dettes coloniales dont vont hériter illégalement les pays du Sud. Haïti en est un exemple marquant. La Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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et le Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(FMI) tiennent un rôle majeur dans cette politique.
En quoi la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
, élément constitutif du capitalisme patriarcal, impacte-t-elle spécifiquement les femmes ?
La dette impacte toutes les personnes endettées. Mais elle n’impacte pas de la même façon les hommes et les femmes car la société patriarcale impose une division sexuelle du travail. Les plans d’ajustement structurel mis en place par le FMI s’accompagnent de restrictions budgétaires qui touchent spécifiquement les femmes. En effet, les programmes d’ajustement structurel vont s’attaquer aux services publics et aux personnes qui y travaillent. Et ce sont les femmes, qui vont devoir pallier au retrait des services. Ainsi, les femmes doivent aujourd’hui travailler pour un salaire -car un seul salaire par ménage n’est plus suffisant, tout en restant en charge du travail reproductif et de l’économie familiale. L’endettement renforce des liens de dépendance (familiale mais aussi envers l’employeur) ce qui limite fortement les possibilités de quitter un environnement violent. L’endettement public des États entraîne alors une immobilité forcée, mais peut aussi pousser les femmes à une mobilité pour survivre. Poussant par-là les femmes à s’endetter pour pouvoir migrer. Le lien entre la dette et les migrations est donc très clair.
Peux-tu nous donner des exemples de ce lien entre l’endettement des femmes et leur départ pour la migration ?
Il y a deux cas emblématiques de pays « exportateurs des femmes » : les Philippines et le Nigeria.
Aux Philippines, la politique d’exportation de la main d’œuvre essentiellement féminine commence à partir des années 70, sous la dictature. À partir de 1980, avec la mise en place des plans d’ajustement structurel, cette politique devient structurelle au nom de l’intégration sur le marché mondial. Alors que les Philippines étaient un pays agricole important, le retrait des maigres subventions publiques au secteur agricole vont avoir une répercussion énorme sur la population, jusqu’à la crise de la « faim » en 1995. L’entrée des Philippines dans l’OMC
OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.
L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».
Site : www.wto.org
et la diminution des quotas d’exportation vont placer le secteur agricole des Philippines en compétition avec les produits subsidiés des autres pays, notamment européens. Les Philippines n’ont alors pas d’autres choix que de se spécialiser dans d’autres secteurs : le tourisme (et avec lui les services mais aussi la prostitution), le travail domestique et les services à la personne (avec un fort développement des agences de recrutement international). Des secteurs fortement féminisés.
Aujourd’hui, 70 % de la diaspora philippine sont des femmes et près de 80 % de ces migrant·es partent principalement vers l’Europe via des agences de recrutement internationales. L’économie des Philippines est donc un modèle emblématique d’exportation de la main-d’œuvre de services localisables et délocalisables.
Le Nigeria, lui, est marqué par un modèle de développement extractiviste fondé sur l’exploitation du pétrole. Ce modèle va se développer à partir des années 70 et va se renforcer par la suite. L’État du Delta est un lieu emblématique de ce processus. Autour des projets extractivistes et du travail temporaire qui se déploie dans cette région, vont apparaître des lieux de prostitution. Par ailleurs, à cause de l’expropriation des terres dans cette région, les femmes migrent vers les villes, puis vers l’international vers les années 90. C’est à partir de ces années-là que l’exportation des femmes pour la prostitution devient forte. C’est une des seules manières, pour les femmes, de pouvoir migrer, surtout pour les femmes les plus pauvres qui n’ont pas de contact direct pour migrer. Cependant, elles doivent s’endetter pour migrer. En 2018, la traversée coûte 25 000 euros et va jusque 65 000 euros pour ces femmes. Les dettes, rien que pour la traversée, sont grandes, et les femmes doivent donc multiplier les passes pour rembourser leur dette.
C’est ainsi qu’il y a un fort réseau de prostitution nigériane en Belgique. À Bruxelles, dans le quartier des carrées, les femmes nigérianes se retrouvent prises dans un système de domination et d’exploitation avec une addition de violences qui sont le fait des clients, des proxénètes, des forces de police, de la justice, des autorités communales et des autorités fédérales en raison des politiques migratoires mises en œuvre. Outre les réseaux criminels, ce système profite à l’État nigérian (par les devises apportées par la diaspora), aux administrations communales (qui n’hésitent pas à redoubler les taxes sur les lieux de prostitution), aux propriétaires des carrées, à l’économie belge (le PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
belge intègre les bénéfices estimés par la prostitution) ainsi qu’aux multinationales comme Western Union ou MoneyGram qui imposent les taxes les plus élevées au monde sur les transferts de fonds alors que le Nigeria est le pays où rentrent le plus de devises envoyées par la diaspora, et ces transferts représentent 20 % de l’économie nationale.
Au Nigeria, comme aux Philippines, les migrations profitent donc aux États par les devises envoyées par les migrants.
Quelle serait une piste de lutte féministe porteuse selon toi ?
Il existe actuellement une diversité des luttes très riches mais faiblement articulées. Ces dernières décennies, les mouvements sociaux se sont multipliés tout en devenant de plus en plus spécialisés. C’est un peu le reflet d’une organisation du travail de plus en plus spécialisée, ce qui permet d’être plus « productif » (« efficace », en langage militant). Or, cette spécialisation limite les possibilités d’une vision et d’un combat plus structurel. Dans ce sens, ce qu’on appelle actuellement la « convergence des luttes » consiste généralement à mettre une lutte à côté de l’autre. Mais on sait bien qu’un plus un ne font pas nécessairement deux. Dans ce sens, il me semble que le féminisme anticapitaliste apporte des pistes importantes, notamment dans la critique d’une société fondée sur des rapports hiérarchiques, valorisant la productivité au détriment du monde vivant. Donner une place centrale à la reproduction de la vie implique d’aller à l’encontre de tout principe de productivité, d’efficacité, des rapports hiérarchiques, de domination et d’exploitation. Cette lutte pour la vie n’est pas spécifique au mouvement féministe (et tous les courants féministes ne s’y reconnaissent pas). Actuellement, une délégation zapatiste se trouve en Europe, continent où ces combattants et combattantes ont commencé leur « voyage pour la vie ». Une lutte qui traverse les frontières, des communautés indigènes (non pas seulement zapatistes) en passant par des collectifs féministes aux ZAD du monde entier.
Article extrait du magazine AVP - Les autres voix de la planète, « Dettes & féminismes : pour un non - paiement féministe de la dette » paru en avril 2022. Magazine disponible en consultation gratuite, à l’achat et en formule d’abonnement.
[1] Les travaux de Natalia Hirtz portent sur l’économie politique internationale, ses conséquences sociales et les résistances collectives. Elle a notamment coordonné un numéro du Gresea Echos « Migrantes dans le capitalisme racial et patriarcal » dans lequel elle approfondit la question de la division sociale, sexuelle et internationale du travail.
[3] Silvia Federici, Caliban et la sorcière : femmes, corps et accumulation primitive, Marseille/Genève-Paris, Éditions Senonevero/Éditions Entremonde, 2014.
[4] Aujourd’hui appelés pays à faible revenu.
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