Série : Les annulations de dette au cours de l’histoire (partie 3)
13 novembre 2012 par Jean Andreau
Jean-Pierre Dalbéra - Flickr cc
Série : Les annulations de dette au cours de l’histoire (partie 3) [1]
Il n’existait pas de dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique dans l’Antiquité gréco-romaine. L’absence d’une telle dette est une des originalités des cités grecques et romaines de l’Antiquité, si on les compare aux cités italiennes de la fin du Moyen Age et des Temps Modernes, ainsi d’ailleurs qu’aux Etats des Temps Modernes. Certes, il arrivait que certaines cités grecques, surtout à l’époque hellénistique, contractent des emprunts publics [2]. Mais de tels emprunts étaient occasionnels, et ne se perpétuaient pas ; ils n’étaient jamais consolidés, ils ne constituaient jamais une dette publique. Quant à Rome, sa position face aux emprunts publics était absolument radicale : elle les évitait autant qu’il était possible, et elle s’efforçait d’éviter que les cités de son Empire contractent des emprunts. La même politique fut ensuite suivie par les Empereurs romains, Auguste et ses successeurs [3]. Rome n’a emprunté de l’argent qu’au cours des guerres « puniques » (les guerres contre Carthage), au IIIe siècle av. J.-C., qui ont été particulièrement dures. Et elle a alors emprunté auprès de ses citoyens, à titre de prélèvement remboursable, mais obligatoire, - et non pas auprès de financiers plus ou moins professionnels.
Ce n’est donc pas du problème de l’endettement public qu’il va être question ici, mais des dettes des particuliers dans le monde romain. De ces dettes des particuliers et des crises qui en résultaient, les textes antiques parlent souvent. Par exemple, l’historien Tacite, probablement né en 58 ap. J.-C. et mort vers 120, écrivait à propos d’une crise d’endettement qui se produisit en 33 ap. J.-C., sous le règne de Tibère : « Le prêt à intérêt était un mal invétéré dans la cité de Rome, et une cause très fréquente de séditions et de discordes ; aussi le réfrénait-on même dans les temps anciens… » [4]. Ces temps anciens sont le Ve et le IVe siècle av. J.-C., puisque, dans les lignes qui suivent, Tacite fait allusion à la « Loi des Douze Tables », texte normatif datant de 450 av. J.-C., et à l’interdiction du prêt à intérêt, interdiction très probablement décidée en 342 av. J.-C.
Aux Ve et IVe siècles av. J.-C., on payait avec des barres de bronze, puis, vers la fin du IVe siècle, avec les premières monnaies frappées de bronze. L’endettement pouvait conduire alors à une sorte de servage, que les Latins nommaient nexum et que nous appelons en général esclavage pour dettes. Le débiteur insolvable était condamné et adjugé à son créancier, qui le faisait travailler à la terre. Il ne pouvait être vendu, ce n’était pas un esclave-marchandise ; il restait sur le territoire de sa cité (à l’inverse de l’esclave-marchandise, qui, sauf exception, n’était pas esclave dans sa propre région) ; en principe, on le considérait encore comme un citoyen ; mais il n’était plus libre, et de façon définitive. Cet esclavage pour dettes, qui a provoqué de graves troubles sociaux, surtout au IVe siècle av. J.-C., fut finalement aboli, pour les citoyens romains, par une loi de 326 av. J.-C.
La fin du IVe siècle av. J.-C. a donc été marquée par une forte réaction sociale contre l’endettement, mais si l’esclavage pour dettes n’a pas été rétabli par la suite pour les citoyens romains, l’abolition du prêt à intérêt n’a pas été longtemps appliquée, et désormais le prêt à intérêt n’a plus jamais été interdit. Des crises de très fort endettement privé se sont donc produites dans les siècles suivants, en Italie et dans le reste de la domination romaine. C’est sur celles qui ont éclaté en Italie centro-méridionale au Ier siècle av. J.-C. que nous sommes le mieux renseignés, grâce aux œuvres de Cicéron et d’autres auteurs. Ces crises italiennes avaient une importance particulière, à cause de l’importance de la ville de Rome, de ses élites et du commerce assurant son approvisionnement ; mais elles ne frappaient pas nécessairement tout le tour de la Méditerranée. Ailleurs, des crises d’endettement se produisaient aussi, et pas nécessairement aux mêmes dates. A Rome et en Italie centrale, il y a eu une crise d’endettement en 193-192 av. J.-C. ; mais Caton avait eu à faire face à une crise de ce genre en Sardaigne quand il en était le gouverneur, en 198 av. J.-C. [5]. Et une autre se produisit en Etolie et en Thessalie en 173 av. J.-C. Le gouverneur de la province, Ap. Claudius Pulcher, allégea les dettes et rééchelonna leurs échéances, en fixant pour les remboursements des versements annuels [6]. Etc.
Les dettes privées pouvaient avoir deux sources : d’une part, des impayés ; d’autre part, des emprunts non remboursés. Dans le premier cas, le débiteur n’avait pas emprunté, mais il ne s’était pas acquitté d’un paiement qui était dû. En particulier, il n’était pas rare que des impôts n’aient pas été payés. Les crises fiscales et les protestations devant l’impôt n’étaient pas rares, surtout en dehors d’Italie, car l’Italie, à partir de 167 av. J.-C., était en pratique dispensée de ce que nous appelons les impôts directs. C’est ainsi que des troubles fiscaux se sont produits au début du règne de Tibère, d’abord en Achaïe et en Macédoine (15 apr. J.-C.), puis en Judée et en Syrie (17 apr. J.-C.) [7]. Pour y porter remède, les Empereurs effaçaient parfois les dettes résultant d’arriérés fiscaux. C’est ce qu’ont fait, par exemple, au IIe siècle ap. J.-C., Hadrien, puis Marc Aurèle [8]. Alors que les pouvoirs publics romains étaient, comme nous allons le voir, très hostiles à l’abolition des dettes des particuliers, ils acceptaient parfois d’effacer les dettes fiscales.
Il n’est pas facile de connaître les causes de chaque crise d’endettement. Mais elles n’étaient évidemment pas toutes aussi graves. Le prêt à intérêt se pratiquait beaucoup dans tous les milieux, en espèces ou en nature (emprunts de céréales, par exemple). Nous connaissons extrêmement peu les prêts en nature, et il est impossible de dire quel pourcentage ils représentaient ; en Egypte, où les papyrus fournissent une documentation plus abondante qu’ailleurs, ils ne sont pas du tout majoritaires. En tout cas, il y avait certainement, parmi les pauvres (les ouvriers agricoles, les fermiers et métayers, les divers professionnels des plèbes urbaines, etc.), un endettement chronique ; les crises naissaient quand cet endettement populaire s’aggravait, et lorsqu’une partie des élites (une partie des sénateurs, des chevaliers et des notables des diverses cités) était elle aussi endettée. Les membres des élites avaient l’habitude de contracter des emprunts, tandis que certains d’entre eux prêtaient beaucoup d’argent, et que d’autres prêtaient et empruntaient à la fois. Si les débiteurs des membres de l’élite ne parvenaient plus à payer, la vie financière de l’élite se bloquait. La crise d’endettement avait alors de graves conséquences sociales et politiques. De telles conjonctures pouvaient avoir plusieurs sortes de causes : de mauvaises récoltes agricoles, aggravant la condition de tous ceux qui vivaient de l’agriculture ; des tensions militaires ou politiques ; une diminution du stock monétaire disponible, diminution qui empêchait les débiteurs d’avoir tout l’argent nécessaire à leurs paiements et qui produisait une hausse du taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
; etc. Mais nous sommes très mal renseignés sur ces causes ; nous devons le plus souvent nous limiter à des hypothèses.
Du début du Ier siècle av. J.-C. à la fin du Ier siècle ap. J.-C., il y a eu en Italie quatre principales crises d’endettement et des paiements. La première date des années 91-81 av. J.-C. Puis il y en a eu une autre dans les années 60 av. J.-C. (qui a provoqué, en 63-62 av. J.-C., la « Conjuration de Catilina »), - une troisième entre 49 et 46 av. J.-C. pendant la guerre civile entre César, Pompée et les Pompéiens, - et une autre encore en 33 apr. J.-C. [9]
Il faudrait faire une place à part à la crise des années 91-81 av. J.-C., qui a accompagné trois guerres très meurtrières (la guerre « Sociale » entre Rome et ses Alliés italiens ; la guerre civile entre les troupes de Marius et celles de Sylla ; la guerre contre Mithridate, qui, en 88, a fait assassiner plusieurs dizaines de milliers de Romains et d’Italiens en Méditerranée orientale). Elle semble avoir été la plus grave des quatre ; elle se caractérise à la fois par l’explosion des dettes et par des troubles monétaires et budgétaires. La confusion régnant alors dans la circulation monétaire et les tensions sociales dues à l’endettement conduisirent les magistrats romains, en 86 av. J.-C., à consolider un quart des dettes, c’est-à-dire, en clair, à en abolir les trois quarts. C’est la seule fois qu’une telle proportion des dettes fut abolie dans l’Histoire de Rome. Il n’y eut jamais à Rome d’abolition totale des dettes [10].
La Conjuration de Catilina dura un an et demi, entre le milieu de 64 et le début de 62 av. J.-C. ; mais sa phase proprement insurrectionnelle ne dépassa pas quelques mois, entre octobre 63 et janvier 62 av. J.-C. Elle est intéressante parce que nous avons à son propos une assez riche documentation. En effet, Salluste lui a consacré un traité historique ; et Cicéron, qui a combattu les conjurés alors qu’il était consul en 63 av. J.-C. (le consulat était à Rome la magistrature la plus haute, et il était occupé chaque année par deux sénateurs), a écrit quatre discours contre Catilina (les « Catilinaires »). Elle est très intéressante aussi parce qu’elle ne s’est pas produite dans le cadre d’une guerre civile, et parce que les textes conservés nous renseignent sur les arguments des conjurés endettés, et sur ceux de Cicéron, qui les combattait. Sans être lui-même un grand prêteur d’argent, Cicéron était, pour des raisons de principe, plus proche des positions des créanciers que de celles des débiteurs.
Il ne cessa d’insister sur l’extrême gravité de la conjuration, à l’époque même de la conjuration et par la suite ; il prétendait que les conjurés voulaient détruire complètement l’Etat romain. Une telle formulation est certainement excessive. Dans les quatre discours qu’il prononça au moment même des événements, Cicéron dramatisait la situation à l’extrême pour mobiliser l’opinion. Par la suite, la répression de la conjuration devint son grand titre de gloire. Mais Salluste, pourtant peu favorable à Cicéron, insiste aussi sur la gravité de l’affaire ; il l’appelait le bellum Catilinarium, la guerre de Catilina [11].
Elle fut certainement moins sanglante que les guerres civiles des années 80 av. J.-C. Mais elle conduisit à exécuter cinq importantes personnalités, dont un ancien consul qui exerçait en 63 la préture, Publius Cornelius Lentulus ; et quelques milliers de Catiliniens périrent à Pistoia au début de 62 (entre 3 000 et 10 000 ?). Elle fut donc bien plus dramatique que la crise monétaire de 33 apr. J.-C., qui se déroula sans effusion de sang.
Il est impossible de raconter ici, en détail, tout ce que nous savons sur son déroulement politique. Son chef, Catilina, sénateur de très ancienne famille, et ancien partisan convaincu de Sylla dans les années 80, se présenta deux fois aux élections afin de devenir consul, pour l’année 63 et l’année 62, et échoua deux fois. Parmi ses partisans, il y avait tout un groupe de sénateurs, et plusieurs personnalités importantes [12]. Le bruit courut par exemple que le fameux Crassus le soutenait discrètement (Crassus et Pompée, à cette date, étaient les deux hommes politiques les plus influents de Rome, et ils étaient bien entendu rivaux ; César n’avait pas encore l’influence qu’il acquit trois ou quatre ans plus tard ; il avait 36 ans et c’était une étoile montante).
Si l’on en croit Salluste, Catilina insista, auprès de ce groupe de partisans convaincus, sur le contraste entre leur propre pauvreté, leur endettement, et d’autre part la richesse et la morgue de ceux qui occupaient le pouvoir et qui, du fait de leurs charges politiques, profitaient de l’argent versé en tribut par les souverains étrangers ou, à titre d’impôt, par les ressortissants de Rome [13]. Il leur promit des tabulae novae, c’est-à-dire l’abolition des dettes. En même temps, il leur parla déjà de prise du pouvoir, de proscription des adversaires, de butin tiré de la guerre.
Il y a des discussions sur la signification de tabulae novae, expression qui, prise au pied de la lettre, désigne l’établissement de nouveaux registres financiers ou de nouvelles reconnaissances de dettes [14]. C’est un slogan concernant l’abolition complète des dettes résultant de prêts d’argent. Ce slogan, très populaire dans la plèbe de Rome, rencontrait évidemment une très forte hostilité chez les prêteurs d’argent et tous les créanciers. L’abolition des dettes pouvait être obtenue par le vote d’une loi. Une telle loi, si Catilina avait été élu et l’avait fait voter, aurait-elle en outre interdit le prêt à intérêt, pour l’avenir ? Nous l’ignorons ; ce n’est pas sûr du tout. L’abolition des dettes est une chose, l’interdiction du prêt à intérêt une autre. Mais, comme je l’ai déjà dit, jamais de telles tabulae novae ne furent instituées à Rome pour abolir toutes les dettes. Cependant, en 86 av. J.-C., nous l’avons vu, les trois quarts des dettes avaient été abolis, ce qui était proche d’une abolition totale.
En 64 av. J.-C., une partie de la plèbe urbaine de Rome (c’est-à-dire le peuple libre de la ville, en partie constitué, certes, de clients plus ou moins parasites de grandes familles, mais aussi de petits boutiquiers, d’ouvriers et d’artisans) était très endettée. Des troubles éclatèrent. Il fallut dissoudre des associations de la plèbe et interdire les cultes des carrefours. Après son échec aux élections, en octobre 63, Catilina décida de passer à l’action
Action
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Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
violente. Le bruit courut qu’il voulait assassiner le consul Cicéron et mettre le feu à la ville de Rome. Les conjurés avaient de nombreux partisans, nous disent Cicéron et Salluste :
dans la plèbe de Rome ;
parmi les jeunes gens de l’élite sénatoriale. Ces « jeunes » étaient sous le contrôle légal de leurs pères, mais, en tant que groupe, cette jeunesse dorée exerçait une influence et contribuait à l’atmosphère surchauffée de la ville. Les tensions étaient telles qu’Appien cite le cas d’un « jeune » sénateur qui fut tué par son père parce qu’il était favorable à la conjuration.
et, en outre, parmi les « colons » de Sylla.
En 82-79 av. J.-C., après sa victoire dans la guerre civile, Sylla avait installé sur des terres un nombre important de ses anciens soldats, de ses vétérans. Appien donne l’énorme chiffre de 120 000 anciens soldats ainsi installés ; on pense en général à 23 légions, c’est-à-dire entre 80 000 et 100 000 hommes. C’est déjà un très gros total, si l’on songe qu’au cens de 70 av. J.-C. il y avait en tout environ 900 000 citoyens romains hommes adultes. Cela signifie que 10 % des citoyens romains avaient reçu des terres de Sylla, des terres qui, par suite de la guerre civile, avaient été confisquées à leurs anciens propriétaires. Certaines de ces « colonies » et des distributions individuelles de Sylla se situaient tout près de Rome, d’autres en Etrurie (à Arezzo et Fiesole, notamment) ou en Campanie (à Pompéi par exemple). Comme Catilina était un ancien partisan de Sylla, plusieurs d’entre elles se rallièrent à lui (notamment celles de Toscane, Arezzo et Fiesole).
Il est impossible de raconter ici en détail tout ce que nous savons du déroulement de la conjuration. Le consul Cicéron fit décréter l’état d’urgence (le « sénatus-consulte ultime »), et, pour mieux combattre Catilina, l’amena à quitter la ville de Rome. Catilina rejoignit en Toscane ses partisans insurgés (le 8 novembre) et fut déclaré ennemi public par le Sénat. Cicéron, à Rome, fit arrêter cinq chefs catiliniens, dont le préteur Lentulus, qui fut destitué (3 décembre). L’exécution de citoyens romains, et de citoyens romains de cette importance, sans procès, et en vertu de l’état d’urgence, n’allait pas de soi, et César, par exemple, plaida au Sénat contre la peine de mort (il préconisait de les maintenir en résidence surveillée et de les juger après la défaite complète des troupes de Catilina). La mort fut toutefois décidée, et les cinq prisonniers furent exécutés le 5 décembre 63. D’autre part, Catilina et ses partisans furent vaincus et tués par l’armée régulière à Pistoia, en Toscane, au cours de la seconde quinzaine de janvier 62. C’était la fin de la « conjuration ».
La circulation monétaire, par suite de la crise d’endettement et de la conjoncture politique, s’était comme figée [15]. C’était ce que les Latins appelaient l’inopia nummorum, le manque de monnaies. Conscient de la chose, Cicéron interdit le transport de métaux précieux (or et argent) hors d’Italie, et peut-être même leur transport d’une province à une autre [16].
Ce mouvement insurrectionnel a son origine dans l’endettement de plusieurs milieux sociaux : les anciens soldats de Sylla devenus petits ou moyens propriétaires de terres ; la plèbe de Rome (boutiquiers, artisans, etc.) ; et une partie de l’élite sénatoriale. Dans un passage que je vais citer plus bas, et qui date de 44-43, Cicéron redit que jamais, en Italie, il n’y avait eu autant de dettes que sous son consulat. A plusieurs reprises, il lie explicitement l’existence de la conjuration à la crise d’endettement. Quand Catilina quitte Rome, par exemple, il s’écrie : « Mais quels hommes il a laissés derrière lui ! et quelles dettes à ceux-là ! et quelle influence ! et quels noms ! » [17].
Les grandes crises d’endettement, comme celle de 64-63, paraissent survenir à chaque fois que l’élite sénatoriale, ou du moins une partie de cette élite, est elle aussi endettée. Il y a vraisemblablement un endettement chronique de la plèbe urbaine et d’un certain nombre de paysans pauvres ou modestes, endettement qui ne devient politiquement dramatique que quand s’y ajoute celui de l’élite. Les sénateurs endettés avaient un patrimoine de terres, de bestiaux, d’esclaves, de maisons et d’objets précieux, et, s’ils ne vendaient pas une fraction de ces biens, ils ne pouvaient rembourser leurs créanciers. En 63, certains d’entre eux, dont Catilina, ne se résolvaient pas à se défaire d’une partie de leur patrimoine ; ils refusaient même, d’un point de vue politique, de s’en défaire, parce que sur ce patrimoine étaient fondés leur dignité et leur rang [18]. Salluste prête à Catilina les phrases suivantes, qu’il aurait écrites dans une lettre (mais, comme on sait, les historiens antiques réécrivaient les lettres et discours qu’ils prêtaient aux héros de leurs œuvres).
« Dans l’impossibilité de tenir mon rang, j’ai pris publiquement en mains, selon mon habitude, la défense des malheureux, non que je ne pusse, par la vente de mes biens, payer mes dettes personnelles (et, quant aux dettes des autres, la générosité d’Aurelia Orestilla [épouse de Catilina] eût mis à ma disposition ses ressources et celles de sa fille, afin de les acquitter) ; mais je voyais comblés d’honneurs des hommes qui n’y avaient aucun droit, tandis que je me sentais tenu à l’écart sur d’injustes soupçons. C’est à ce titre que j’ai conçu l’espoir et formé le dessein, que ma situation justifie amplement, de sauver ce qui me reste de dignité » [19].
Quant aux autres riches endettés qui auraient accepté de vendre, dès lors qu’ils cherchaient à le faire, le prix des terres se mettait à baisser [20].
Sur le plan individuel l’endettement des sénateurs s’explique parfois par les aléas de leur carrière. Comme la position dans l’élite est en partie conditionnée par les élections dans lesquelles, certes, la « noblesse » de la famille comptait beaucoup, mais à côté d’autres facteurs, un patricien comme Catilina, s’il était battu aux élections prétoriennes ou consulaires, perdait l’occasion de rentrer dans ses fonds, de se refaire une fortune mise à mal par les débuts de sa carrière politique.
Catilina et ses partisans demandaient une abolition des dettes, - à laquelle le consul Cicéron et la majorité des sénateurs se sont refusés. Des années après, dans le traité des Devoirs (De officiis), écrit en 44-43, Cicéron justifie de nouveau le caractère radical de sa politique face à l’endettement
« Que signifie l’établissement de nouveaux comptes de dettes, sinon que tu achètes une terre avec mon argent, que cette terre, c’est toi qui l’as, et que moi, je n’ai pas mon argent ? C’est pourquoi il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de dettes, ce qui peut nuire à l’Etat. On peut l’éviter par bien des moyens, mais, s’il y a des dettes, pas de telle façon que les riches perdent leurs biens et que les débiteurs acquièrent le bien d’autrui. Rien en effet ne maintient avec plus de force l’Etat que la bonne foi (fides), qui ne peut exister s’il n’y a pas nécessité de payer ses dettes. Jamais on n’a agi avec plus de force pour ne pas les payer que sous mon consulat. La chose fut tentée par des hommes de toute espèce et de tout rang, les armes à la main, et en installant des camps. Mais je leur ai résisté de telle manière que ce mal tout entier fut éliminé de l’Etat (de re publica) » [21].
Passons aux colons de Sylla. La fondation de cités appelées colonies, habitées par des pauvres, par exemple de la ville de Rome, auxquels des terres étaient distribuées, était tout à fait traditionnelle. Et ce n’était pas la première fois que d’anciens soldats quasi-professionnels ou pratiquement professionnels recevaient des terres. Ces distributions avaient souvent des résultats positifs, mais pas toujours. Dans le cas de Sylla, ce fut un échec. Pour quelle raison ? Il n’est pas facile de l’expliquer, mais une des raisons est certainement qu’en ce cas, les terres distribuées avaient été confisquées à d’anciens propriétaires, à la suite d’une guerre civile [22]. La fondation d’une telle colonie était un événement traumatisant pour le tissu social d’une région (surtout quand elle intervenait à la fin d’une guerre civile, et quand cette région n’était pas de traditions latines et avait une culture et une langue propres, comme c’était le cas de l’Etrurie ou des cités osques du golfe de Naples) !
Quoique bénéficiaires de ces lots de terre (dont nous ignorons la superficie, dans le cas de la colonisation de Sylla), les vétérans n’étaient pas très riches. Le problème des dettes ne se posait pas pour eux de la même façon que pour Catilina ou Lentulus. Salluste a fait figurer dans son récit une lettre qu’il prête à Caius Manlius, un centurion qui commanda aux Catiliniens en Toscane [23]. Il n’y est pas question d’un patrimoine qu’on pourrait vendre, mais qu’on ne veut pas vendre ! Manlius insiste sur le fait que le patrimoine a déjà été totalement perdu, en même temps que la réputation, et qu’ils cherchent à sauver, s’ils le peuvent encore, la liberté de leur corps. Le texte montre que si la servitude pour dettes (définitive et statutaire) était abolie en Italie, en tout cas pour les citoyens romains, il existait encore un travail forcé, provisoire, pour cause d’endettement, jusqu’à ce que le temps de travail compense les sommes d’argent dues. Cette procédure était-elle appliquée habituellement ? Ou bien cela dépendait-il de la personnalité du préteur (magistrat chargé de la justice, dont Manlius dénonce la cruauté) ? Nous l’ignorons. En tout cas, la possibilité d’un tel travail forcé, conçu comme une atteinte à la liberté, même s’il ne se confondait pas du tout avec l’esclavage, existait légalement.
Les auteurs anciens ont conscience que, dans les crises, et notamment dans les crises d’endettement, peuvent entrer en jeu des facteurs indépendants de la volonté des agents, et qui, à nos yeux, sont économiques. Ils ont, par exemple, pleinement conscience que de mauvaises récoltes agricoles peuvent avoir des conséquences sur le prix du blé, et donc produire une crise d’endettement. Les causes économiques de telles crises qu’ils individualisent le plus souvent sont soit de mauvaises récoltes, - soit des destructions causées par les guerres (extérieures ou civiles), ainsi que le découragement et la crainte qu’elles produisent, - soit des facteurs tenant aux comportements économiques de tel ou tel groupe social.
Les comportements économiques néfastes peuvent être ceux d’individus qui ont mal géré leurs affaires [24]. Il peut s’agir aussi de groupes sociaux, qui, collectivement, n’ont pas eu, dans la gestion de leurs biens, les réactions adaptées. Ainsi, selon Cicéron, les anciens soldats de Sylla, ayant reçu des terres et grisés par leur victoire dans la guerre civile, ont voulu jouer aux grands fermiers, en bâtissant beaucoup et en achetant de nombreux esclaves. Ils se sont donc endettés dans des exploitations rurales auxquelles ils n’étaient pas habitués, et ne voient plus de salut que dans la conjuration [25].
Les Anciens qui ont parlé de la Conjuration, Cicéron, Salluste et Appien, ont infiniment plus insisté sur les causes politiques de cette crise que sur des facteurs « économiques ». Ils ont insisté sur l’idée que les causes de l’endettement étaient à rechercher dans le milieu politique et sa gestion de l’argent public. Ce qui est mis en relief, ce sont les difficultés d’une partie de l’élite, et ces difficultés sont attribuées avant tout à une gestion anormale et injuste des ressources de l’Etat. Catilina, dans la réunion secrète de ses partisans en 64, n’incrimine aucunement une conjoncture qui aurait compromis la vente du vin, de l’huile ou des bestiaux produits dans les domaines des endettés, mais l’accaparement des richesses de l’Etat par une clique restreinte, à l’exclusion du reste de l’élite légitime de la cité.
Il est difficile aussi de comprendre pourquoi l’endettement s’est aggravé à ce point au cours des années 64 et 63, plutôt que quelques années avant ou après cette date. On a souvent pensé que les frappes monétaires de l’Etat étaient en cause, et que ces années 60 subissaient le contrecoup d’émissions insuffisantes au cours de plusieurs décennies. Il n’est pas facile de connaître le montant approximatif des monnaies mises en circulation chaque année ; il y a beaucoup de débats sur ce point entre numismates. D’autre part, on ne sait pas combien de monnaies l’Etat refondait et refrappait avant de les remettre en circulation. Certains pensent que l’Etat les refrappait toutes, mais ce n’est guère vraisemblable. Tout compte fait, il n’est pas du tout sûr que le nombre des pièces d’argent émises ait diminué au cours des années 70 et 60 av. J.-C. Reste à se poser la question de l’éventuelle contraction du stock monétaire pratiquement disponible, et en particulier la question de la thésaurisation. La baisse du prix des terres, les problèmes de dettes, les troubles politiques poussaient certains à conserver l’argent chez eux, alors même qu’ils auraient pu payer leurs dettes ou leurs loyers. Il est significatif que César, en 49, ait interdit de conserver en argent liquide plus de 60 000 sesterces [26].
En temps normal, les pouvoirs publics intervenaient très peu dans les affaires des financiers privés, - sinon par le biais du fonctionnement habituel de la justice, et aussi pour fixer une limite au taux d’intérêt. Vu l’absence d’un bureau d’enregistrement des contrats, ils n’avaient sans doute pas le moyen, en Italie, de connaître le détail de toutes les dettes contractées. Mais les crises d’endettement ou des paiements qui touchaient Rome et l’Italie centro-méridionales étaient assez fréquentes ; et, dans le cas de telles crises, il fallait bien intervenir, pour éviter de très graves troubles sociaux et politiques. De quels moyens d’action l’Etat disposait-il alors ? Pour schématiser, disons qu’il disposait de cinq types de moyens. Ces moyens ont tous été utilisés à un moment ou à un autre, et ils correspondaient à des options politiques différentes :
1) le pur et simple refus de tout aménagement des dettes, assorti de la répression des éventuels soulèvements (c’est l’attitude de Cicéron en 63 av. J.-C.) ;
2) diverses mesures visant à faciliter le paiement des dettes sans abolir ni le capital ni les intérêts : par exemple la diminution non rétroactive du taux d’intérêt et le rééchelonnement des échéances des dettes, comme cela avait été fait, selon Tite-Live, en 348-347 av. J.-C. [27] ;
3) le versement de fonds publics à titre de dons, de prêts gratuits ou de prêts à intérêts réduits (c’est ce que fit Tibère en 33 ap. J.-C.) ;
4) l’attribution aux créanciers de certains biens des débiteurs ou l’organisation publique des ventes de patrimoines. La première de ces deux mesures, que prit César entre 49 et 46, pouvait être plus favorable aux débiteurs que la seconde, car la multiplication des ventes aux enchères conduisait à la baisse du prix des terres, et condamnait ainsi les débiteurs à vendre leurs biens à un très bas prix. César a lui-même écrit qu’au cours de la crise des années 49-46, il cherchait à la fois « à faire disparaître ou à diminuer la crainte d’une annulation générale des dettes, suite presque constante des guerres et des troubles civils, et d’autre part à maintenir la réputation des débiteurs » [28].
5) l’abolition partielle ou totale des intérêts ou du capital des dettes (à Rome, l’abolition totale des dettes n’a jamais été décidée ; mais il y a eu des réductions d’intérêts et des abolitions partielles, dont la plus forte a été celle de 86 av. J.-C.).
Les mesures financières de portée générale prises en temps de crise n’étaient appliquées que très temporairement. Quand César décida, pour remédier à la crise des paiements qui sévissait en 49, que personne ne devrait conserver plus de 60 000 sesterces en argent liquide, il souligna que cette loi n’était pas nouvelle, mais reprenait une autre loi déjà en vigueur [29]. Lors de la crise de 33 apr. J.-C., Tibère remit lui-même en vigueur une loi de César, qui n’avait jamais été abrogée, mais était depuis longtemps tombée en désuétude, car, écrit Tacite, l’intérêt privé passe avant le bien public [30]. Et, par laxisme, on cessa très rapidement d’appliquer les mesures prises par le sénat en 33 apr. J.-C. C’est une des raisons qui expliquent le déclenchement de nouvelles crises d’endettement, après quelques années ou quelques décennies.
Jean Andreau est Directeur d’Etudes émérite à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris.
Bibliographie.
Andreau 1980 : J. Andreau, « Pompéi : mais où sont les vétérans de Sylla ? », Revue des Etudes anciennes, 82, p. 183-199.
Andreau 2001 : J. Andreau, Banque et affaires dans le monde romain (IVe siècle av. J.-C.-IIIe siècle ap. J.-C.), Paris, Seuil, Collection Points Histoire.
Andreau 2006 : J. Andreau, « Existait-il une Dette publique dans l’Antiquité romaine ? », in J. Andreau, G. Béaur & J.-Y. Grenier (dir.), La Dette publique dans l’Histoire, Journées du Centre de Recherches Historiques (26-28 novembre 2001), Paris, Comité pour l’Histoire économique et financière de la France (C.H.E.F.F.), p. 101-114.
Frederiksen 1966 : M. W. Frederiksen, « Caesar, Cicero and the Problem of Debt », Journal of Roman Studies, 56, p. 128-141.
Hinard 1985a : Fr. Hinard, Les proscriptions de la Rome républicaine, Rome, Ecole Française de Rome.
Hinard 1985b : Fr. Hinard, Sylla, Paris, Fayard.
Ioannatou 2006 : M. Ioannatou, Affaires d’argent dans la correspondance de Cicéron, L’Aristocratie sénatoriale face à ses dettes, Paris, De Boccard.
Lo Cascio 1979 : E. Lo Cascio, “Carbone, Druso e Gratidiano : la gestione della res nummaria a Roma tra la Lex Papiria e la Lex Cornelia », Athenaeum, 57, p. 215-238.
Migeotte 1984 : L. Migeotte, L’Emprunt public dans les cités grecques, Québec-Paris, Editions du Sphinx & Belles Lettres.
Nicolet 1971 : Cl. Nicolet, « Les variations des prix et la ‘théorie quantitative de la monnaie’ à Rome, de Cicéron à Pline l’Ancien », Annales Economies, Sociétés, Civilisations, 26, p. 1202-1227.
Tchernia 2011 : A. Tchernia, Les Romains et le commerce, Naples, Centre Jean Bérard.
[1] Le CADTM publie une série d’articles sur les annulations de dette, les luttes dans cette perspective, la place de la dette dans les conflits politiques, sociaux et géostratégiques au cours de l’histoire. Pour la réaliser, le CADTM a fait appel à plusieurs auteurs différents. Le premier article de la série : Eric Toussaint, La longue tradition des annulations de dettes en Mésopotamie et en Egypte du 3e au 1er millénaire av. J-C, a été publié le 24 août 2012, http://cadtm.org/La-longue-tradition-des . Le deuxième article de la série : Isabelle Ponet, La remise des dettes au pays de Canaan au premier millénaire avant notre ère
[2] Migeotte 1984.
[3] Andreau 2006.
[4] Tacite, Annales, 6.16.1 (les traductions que je fournis sont celles de la Collection des Universités de France, aux éditions des Belles Lettres ; il arrive cependant que je les modifie légèrement, par exemple pour rendre le passage plus clair).
[5] Tite-Live, Histoire romaine, 32.27.3-4.
[6] Tite-Live, Histoire romaine, 42.5.7-10.
[7] Tacite, Annales, 1.76.4 et 2.42.8.
[8] Histoire Auguste, Hadrien, 7 ; Dion Cassius, 72.32.
[9] Sur cette crise de 33 ap. J.-C., voir Andreau 2001, 192-193 et 196 et Tchernia 2011.
[10] Lo Cascio 1979.
[11] Salluste, Conjuration de Catilina, 4.4.
[12] Salluste, Catilina, 17 ; sur Catilina et ses partisans, voir Ioannatou 2006, passim.
[13] Salluste, Catilina, 20-21.
[14] Sur les tabulae novae, voir Ioannatou 2006, p. 72-85.
[15] Voir Nicolet 1971, p. 1221-1225.
[16] Cicéron, in Vatinium, 12 et pro Flacco, 67.
[17] Cicéron, Deuxième Catilinaire, 4.
[18] Sur « l’aristocratie sénatoriale face à ses dettes », voir Ioannatou 2006.
[19] Salluste, Catilina, 35.3-4.
[20] Valère Maxime, 4.8.3.
[21] Cicéron, De officiis, 2.84.
[22] Hinard 1985a et 1985b et Andreau 1980.
[23] Salluste, Catilina, 33.
[24] Cicéron, Deuxième Catilinaire, 21.
[25] Cicéron, Deuxième Catilinaire, 20.
[26] Dion Cassius, 41.38.1-2.
[27] Tite-Live, Histoire romaine, 7.27.3-4.
[28] César, Guerre Civile, 3.1.1-4 ; voir Frederiksen 1966 et Ioannatou 2006.
[29] Dion Cassius, 41.38.1-2.
[30] Tacite, Annales, 6, 16, 1.