5 février 2018 par Eric Toussaint , Cyprien Boganda , Lucie Fougeron
« La crise des dettes publiques du sud de l’Europe est due au laxisme des gouvernements grecs et espagnols » ; « Annuler les dettes est une vue de l’esprit »... Ces idées reçues envahissent le débat public depuis dix ans. Dans son dernier livre, Éric Toussaint, historien et fondateur du CADTM international (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes), s’attache à les déconstruire méthodiquement.
Replaçant le problème de l’endettement public dans l’histoire longue du capitalisme, l’auteur montre comment les pays impérialistes utilisent la dette publique comme arme de domination des pays pauvres depuis le début du XIXe siècle, avec la complicité de leurs bourgeoisies respectives. Arguments juridiques et historiques à l’appui, il donne aussi des pistes pour se débarrasser de ce carcan.
Entretien paru dans L’Humanité Dimanche du 4 février 2018.
HD. Vous montrez dans votre livre comment la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
souveraine est utilisée par les puissances capitalistes (le « centre ») comme instrument de domination politique des pays pauvres (« périphériques »). A quand remonte ce phénomène ?
Éric Toussaint. Cela commence à faire système à partir des années 1820, au moment où de grandes puissances utilisent la dette souveraine d’autres États pour les soumettre, dans le cadre de politiques que l’on qualifiera ensuite d’impérialistes. Des États d’Amérique latine qui se sont arrachés au colonialisme replongent malgré eux dans une nouvelle forme de dépendance, celle de la dette extérieure. Les jeunes États, en mal de financement, empruntent des montants considérables auprès des banquiers de Londres à des taux très élevés, mais ne reçoivent qu’une somme très faible, en raison, notamment, du montant des commissions. Les pays périphériques se trouvent piégés par des logiques qui leur échappent et qui concernent le fonctionnement cyclique du capitalisme. Dans les périodes d’expansion économique, les banquiers des pays du centre investissent leurs capitaux excédentaires dans les dettes souveraines des pays périphériques. Lorsque les crises financières éclatent, comme la crise bancaire anglaise de 1825, ces mêmes banquiers coupent le robinet des prêts, privant les pays périphériques des moyens de rembourser ce qu’ils doivent. En réalité, ce sont presque toujours les pays du centre qui provoquent les crises économiques des pays périphériques, contrairement à ce que prétend la narration dominante. C’était le cas en 1825, ça l’est de nouveau avec la crise de la dette grecque, déclenchée dans la foulée du krach de 2008 à Wall-Street.
Les classes dominantes des pays créanciers et débiteurs prospèrent sur l’endettement public.
HD. L’idée n’est pas non plus d’exonérer les pouvoirs locaux de leurs responsabilités : à chaque fois, vous soulignez que les bourgeoisies locales prospèrent elles aussi sur ces dettes extérieures…
E.T. C’est bien pour cela que je parle d’un « système dette ». Il y a une complicité entre les classes dominantes des pays du centre et celles des pays périphériques. Ces dernières trouvent leur avantage dans les stratégies d’endettement : leurs gouvernements empruntent pour financer les politiques publiques, au lieu de les taxer ! Dans le même temps, les classes dominantes achètent des titres de dettes qui leur assurent une rente appréciable. C’est pour cela que les bourgeoisies locales ne se prononcent pas pour l’annulation des dettes de leur pays : elles en tirent profit !
HD. C’est toujours le cas aujourd’hui…
E.T. Les classes dominantes de pays tels que les États-Unis ou la France, même si elles peuvent tenir un discours démagogique sur les « excès » de l’endettement public, tirent profit de celui-ci. C’est un investissement parfaitement sûr, puisque garanti par l’État.
Les citoyens acquièrent désormais les outils pour remettre en cause les dettes illégitimes.
HD. Vous montrez que la dette, devenant système, occupe une place majeure dans le fonctionnement du capitalisme. Est-elle primordiale selon vous ?
E.T. Oui, même si je ne me limite pas à la dette : les accords de libre-échange, par exemple, constituent un autre vecteur de domination, utilisé dès le XIXe siècle. Les puissances du centre obligeaient les pays périphériques à conclure ces accords qui les privaient de fait d’une partie de leur souveraineté.
HD. Vous revenez aux origines de la doctrine de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
: à quoi correspond-elle ?
E.T. Le juriste Alexandre Sack, en étudiant les jurisprudences sur la résolution des litiges en matière de dettes, a formulé cette doctrine en 1927 : si un prêt est accordé à un État manifestement à l’encontre de l’intérêt de sa population et si le créancier en était conscient – ou était en mesure de l’être –, une dette peut être considérée comme odieuse et donc déclarée comme nulle. Il l’a élaborée pour défendre les intérêts des banquiers qu’il prévenait ainsi des risques qu’ils prendraient, en particulier en cas de changement de régime dans le pays débiteur.
HD. Justement, vous développez de nombreux exemples historiques d’annulations de dettes…
E.T. En deux siècles, le système dette a produit de multiples réactions aboutissant à la répudiation de dettes sur la base du fait que le prêt n’avait pas servi aux intérêts de la population : c’est ce qu’ont fait, parmi beaucoup d’autres, quatre États des États-Unis dans les années 1830, le Mexique en 1861, ou encore le gouvernement soviétique, en février 1918...
HD. En quoi la doctrine de Sack reste-t-elle pertinente ?
E.T. Ses deux critères sont tout à fait valables dans le cas de la Grèce aujourd’hui ! Les dettes réclamées par la Troïka
Troïka
Troïka : FMI, Commission européenne et Banque centrale européenne qui, ensemble, imposent au travers des prêts des mesures d’austérité aux pays en difficulté.
ont été contractées par ses gouvernements successifs pour mener des politiques contre les intérêts de sa population. Les gouvernements français et allemand notamment ont créé la Troïka pour prêter de l’argent à la Grèce à condition que celle-ci rembourse les intérêts aux banques privées de leurs pays respectifs et qu’elle privatise, réduise les salaires et les retraites, ferme des hôpitaux… En outre, les créanciers avaient tous les éléments pour savoir qu’ils dictaient des conditions allant à l’encontre des intérêts du peuple grec, et violant la Constitution du pays tout comme le droit international. On est presque face à une dette odieuse pure.
HD. Mais n’est-il pas illusoire d’appeler à l’annulation de la dette grecque au vu du rapport des forces en Europe ?
E.T. N’est-il pas illusoire, en continuant à payer la dette, d’espérer obtenir justice ? Les gouvernements grecs l’ont fait, et la soumission n’est pas récompensée. La Grèce est une victime expiatoire, elle incarne la menace que font peser les grandes puissances sur d’autres peuples européens de la périphérie.
HD. Si l’annulation de la dette est un combat majeur, vous affirmez également qu’il n’est pas suffisant…
E.T. Annuler une dette sans toucher aux politiques monétaires, fiscales, au système bancaire, aux accords commerciaux et sans établir la démocratie politique condamnerait à un nouveau cycle d’endettement, de très nombreux exemples dans l’histoire le montrent.
HD. Du point de vue des combats que vous menez depuis plus de 25 ans en tant que fondateur et porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, quelles avancées observez-vous ?
E.T. Les expériences antérieures de répudiations de dettes étaient des initiatives d’États avec le soutien populaire, mais les citoyens ne participaient pas directement. Par ailleurs, le combat pour l’annulation de la dette du tiers-monde, à l’origine de notre action, s’est transformé : de plus en plus de citoyens du Nord prennent conscience que le système de la dette leur est également préjudiciable. Depuis une dizaine d’années, les citoyens acquièrent des outils pour mettre en cause le paiement des dettes illégitimes, avec notamment l’audit à participation citoyenne de l’Équateur auquel j’ai pris part en 2007-2008, la commission d’audit créée en Grèce en 2015 par la présidente du Parlement et que j’ai coordonnée, ou encore la centaine de municipalités espagnoles qui mènent des actions dans ce sens. Le mouvement se propage !
LE SYSTÈME DETTE. HISTOIRE DES DETTES SOUVERAINES ET DE LEUR RÉPUDIATION D’ÉRIC TOUSSAINT, ÉDITIONS LES LIENS QUI LIBÈRENT, 2017, 334 PAGES, 19,50 EUROS. Cet ouvrage propose une histoire méconnue, celle des dettes souveraines. Elles sont pourtant au cœur des évolutions socio-économiques et géostratégiques des deux derniers siècles, qui voient l’extension du système capitaliste. Ce récit richement documenté montre comment les grandes puissances ont utilisé l’arme de l’endettement pour établir leur domination sur des pays et leurs populations et, contrairement à la narration dominante, que les crises de la dette des pays de la « périphérie » sont « liées aux crises qui éclatent dans les pays capitalistes les plus puissants et sont utilisées pour subordonner des États ». Un « système dette » qu’incarne aujourd’hui la situation de la Grèce. Analysant et actualisant la doctrine de la dette odieuse, présentant de nombreux cas d’annulation unilatérale de dettes illégitimes, l’auteur montre que, aujourd’hui comme hier, « répudier » les dettes illégitimes est une exigence démocratique. Aux citoyens d’y prendre part, alors que se prépare une nouvelle crise de la dette de l’Amérique latine. |
Source : L’Humanité Dimanche du 4 février 2018
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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