22 juin 2020 par Eric Toussaint
Alors que certains utilisent l’expression « monnaie hélicoptère en faveur du peuple » pour désigner la politique de l’administration Trump et de la Fed face à la crise actuelle, il faut dénoncer la « monnaie hélicoptère en faveur de Wall Street « tant sont impressionnants et généreux les montants mis à disposition du grand capital américain.
Alors que les États-Unis sont embrasés depuis deux semaines par une multitude de manifestations antiracistes et que les victimes de la covid-19 se comptent principalement dans les couches populaires les plus pauvres, les données économiques rassemblées depuis le début de la crise sanitaire montrent très clairement l’orientation prise par Washington à l’occasion de la plus grave crise sociale et économique depuis les années 1930. Elle s’inscrit dans la continuité des mesures prises depuis la crise de 2008 et ne s’accompagne nullement de contreparties et d’avancées sociales indispensables pour le bien-être de la population, comme ce fut le cas dans le cadre du New Deal
New Deal
Nom donné aux mesures prises aux États-Unis par Roosevelt à partir de son élection en 1933 à la présidence pour faire face à la crise économique déclenchée en 1929.
Rappelons que dans le cadre du New Deal aux États-Unis et des politiques keynésiennes qui ont été étendues à l’Europe occidentale après la Seconde Guerre mondiale sous la pression d’importantes mobilisations populaires, les droits sociaux ont été nettement améliorés, une protection sociale importante a été mise en place, les banques d’affaires ont été séparées des banques de dépôts, le taux d’imposition des revenus les plus élevés a atteint 80 % aux États-Unis. On pourrait ajouter que les inégalités dans la répartition des revenus et du patrimoine ont été réduites. À cette époque, le Grand Capital avait été contraint de faire des concessions aux classes populaires qui s’étaient fortement mobilisées. Le gouvernement du président Roosevelt, qui voulait réformer le capitalisme pour le sauver et le consolider, avait dû affronter la Cour suprême qui avait essayé de faire abroger plusieurs de ses décisions. Roosevelt, pressé par la radicalisation à gauche des classes populaires, avait réussi à contrecarrer les décisions de la Cour suprême et avait imposé des mesures fortes, y compris en permettant aux syndicats de se renforcer dans les usines et aux travailleurs de recourir aux grèves pour obtenir des concessions des patrons.
à partir de 1933.
Entre la mi-mars et début juin 2020, 44 millions de résident.e.s se sont inscrit.e.s au chômage. Le taux de chômage officiel, qui sous-estime très largement la situation réelle, atteint 13,3 % alors qu’il se situait à 3,5 % en début d’année.
Dans le cadre des mesures prises par le Congrès avec le soutien des Républicains et des Démocrates, une partie des chômeur.ses reçoit des indemnités présentées comme généreuses. Or, en réalité, c’est le 1 % qui bénéficie des faveurs de Washington. Ces aides soulagent la trésorerie des entreprises, maintiennent un certain niveau de consommation, assurent la survie des plus pauvres (et donc la reproduction de la force de travail mise au chômage forcé) et visent à éviter qu’ils ne se révoltent. Ces indemnités ne sont que les miettes du gâteau offert aux plus riches. Alexandria Ocasio-Cortez ne s’est pas laissé berner et a été la seule parmi les Démocrates à voter contre le « stimulus package ». Elle a dénoncé « le plus grand renflouement d’entreprises » de « l’histoire américaine » qui n’offre que des « miettes pour nos familles ».
Outre ce plan de plus de 2 000 milliards de dollars, la Fed est intervenue encore plus massivement. Alors que Wall Street avait plongé de plus de 20 % entre le 17 février et le 17 mars 2020 et alors que le marché des dettes des grandes entreprises états-uniennes (corporate bond market) était au bord de l’implosion, la Réserve fédérale a dépensé 3 000 milliards de dollars entre la fin mars et début juin pour ramener Wall Street au niveau qui précédait le 17 février.
En effet, à partir du 17 février 2020, la bulle boursière qui s’est formée au cours des années précédentes s’est dégonflée à une vitesse impressionnante. La décrue a été déclenchée par les gros actionnaires qui ont décidé de vendre de très gros paquets d’actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
. A noter que pendant que les cours boursiers s’effondraient, les grandes banques engrangeaient des revenus importants car, en tant qu’intermédiaires principales des ventes et achats d’action, elles touchent une commission sur chacune des transactions boursières. Leur revenu lié à ces commissions a augmenté de 30 % en février-mars 2020.
De grands capitalistes ont également misé massivement sur la baisse : ainsi, en avril 2020, le milliardaire Akman a gagné 2,6 milliards de dollars en pleine baisse des marchés boursiers. Il a expliqué qu’il avait fait jouer une assurance payée 27 millions de dollars pour se protéger de la chute boursière. Si l’on en croit ses dires, il a gagné 100 fois plus que sa mise de départ.
Grâce à l’afflux de 3 000 milliards de dollars provenant de la Fed, les grandes entreprises, pourtant en difficulté, ont pu continuer à emprunter sur les marchés sous la forme de la vente d’obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
qu’elles émettent. C’est le cas de grandes banques comme Citigroup (3e banque états-unienne en termes de grandeur), Wells Fargo (4e banque), Morgan Stanley (6e banque). Citigroup et Wells Fargo ont émis des obligations qui viendront à échéance en 2051.
Ces titres se sont vendus facilement car ils offraient des rendements nettement supérieurs aux titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
publique qui sont proches de 0 %. Ils sont même devenus très attractifs… Quand les grands fonds d’investissement
Fonds d’investissement
Les fonds d’investissement (private equity) ont pour objectif d’investir dans des sociétés qu’ils ont sélectionnées selon certains critères. Ils sont le plus souvent spécialisés suivant l’objectif de leur intervention : fonds de capital-risque, fonds de capital développement, fonds de LBO (voir infra) qui correspondent à des stades différents de maturité de l’entreprise.
ont été rassurés définitivement sur les intentions de la Fed, qui leur montrait qu’elle ferait tout pour sauver le marché des obligations, ils se sont mis à racheter sur le marché secondaire des obligations fraîchement émises en acceptant de payer plus cher que le prix d’émission.
Par exemple, les obligations vendues par Morgan Stanley le 19 mars (en pleine chute boursière) pour un montant total de 2 milliards de dollars, se revendaient 50 % plus cher le 12 juin 2020. Pour faire simple, une obligation Morgan Stanley d’une valeur faciale de 100 dollars vendue le 19 mars pour 98 dollars se revendait le 12 juin au prix de 148 dollars.
Encore plus frappant comme indication du caractère fictif de ce type de capital : les titres pourris (junk bonds) vendus par la firme Avis Budget Car Rentals, qui est au bord du dépôt de bilan, se vendent 15 % plus cher que leur valeur faciale.
Nous avons là la preuve évidente de la poursuite à très grande échelle de la spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
sur le marché obligataire avec une surévaluation impressionnante du prix des titres financiers. Les grands acheteurs sur les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
se soucient très peu de la solidité des entreprises qui empruntent, il s’agit pour eux de faire des profits à court terme. Ils considèrent qu’ils seront toujours capables de revendre à temps les titres émis par des entreprises en difficulté.
Alors que certains utilisent l’expression « monnaie hélicoptère en faveur du peuple » pour désigner la politique de l’administration Trump et de la Fed face à la crise actuelle, il faut dénoncer la « monnaie hélicoptère en faveur de Wall Street » tant sont impressionnants et généreux les montants mis à disposition du grand capital américain.
Cette politique ne s’apparente nullement au New Deal de Franklin Roosevelt appliqué à partir de 1933. Cette fois-ci : pas de progression des droits sociaux ; pas d’imposition d’une discipline financière forte à l’égard des banques ; pas d’effort fiscal imposé aux plus riches, pour ne prendre que trois critères. Dans le cadre du New Deal, une protection sociale importante a été mise en place, les banques d’affaires
Banques d'affaires
Banque d'affaires
Société financière dont l’activité consiste à effectuer trois types d’opérations : du conseil (notamment en fusion-acquisition), de la gestion de haut de bilan pour le compte d’entreprises (augmentations de capital, introductions en bourse, émissions d’emprunts obligataires) et des placements sur les marchés avec des prises de risque souvent excessives et mal contrôlées. Une banque d’affaires ne collecte pas de fonds auprès du public, mais se finance en empruntant aux banques ou sur les marchés financiers.
ont été séparées des banques de dépôts et le taux d’imposition des revenus les plus élevés a atteint 80 %.
Rien de tout cela ne figure au programme des gouvernants et des propriétaires des grandes entreprises. Au contraire, ils voient dans cette crise une nouvelle occasion d’augmenter la précarisation des contrats de travail et de baisser le coût salarial. Le programme de sauvetage de l’économie est financé par la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique et aucun impôt de crise ne frappe les plus riches.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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