France : Retraites, l’illusion de la capitalisation

6 mars par Pierre Khalfa , Jean-Marie Harribey , Christiane Marty


Première journée de mobilisation contre la contre-réforme des retraites, le 19 janvier 2023

Malgré la rhétorique vantant ses mérites, la capitalisation cannibalise peu à peu la retraite par répartition estiment trois économistes, membres de la Fondation Copernic et d’Attac.



Alors que le gouvernement essaie vainement de prouver qu’il est absolument nécessaire de travailler plus longtemps pour sauver le système par répartition Retraite par capitalisation
par répartition
Le système de retraite par répartition est basé sur la solidarité inter-générationnelle garantie par l’État : les salariés cotisent pour financer la retraite des pensionnés.
Le système de retraite par capitalisation est basé sur l’épargne individuelle : les salariés cotisent dans un fonds de pension qui investit sur les marchés internationaux et est chargé de leur verser leur retraite à la fin de leur carrière.
qui n’a nul besoin de l’être, d’autres saisissent l’occasion pour avancer de nouveau l’idée d’introduire une dose de capitalisation, espérant ainsi surfer sur l’inquiétude actuelle pour les futures retraites. Car malgré la baisse du niveau des pensions programmée par les réformes successives, les salarié·e·s ne se précipitent pas sur les divers plans d’épargne retraite existants et ce, malgré nombre de déductions fiscales pour les y encourager. Certes, l’encours de l’épargne retraite augmente ainsi que le nombre de souscripteurs, mais tout ceci reste très modeste et largement en deçà des espoirs des zélateurs de la capitalisation. Et pour cause, car malgré la rhétorique vantant ses mérites, un grand doute subsiste chez une grande majorité quant à sa nécessité.

Tout d’abord, dans un capitalisme où les crises financières se succèdent, il est assez risqué de jouer sa retraite en Bourse Bourse La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois). . Encore récemment à l’automne 2022, la Banque d’Angleterre s’est portée au secours des fonds de pension Fonds de pension Fonds d’investissement, appelé aussi fonds de retraite, qui a pour vocation de gérer un régime de retraite par capitalisation. Un fonds de pension est alimenté par l’épargne des salariés d’une ou plusieurs entreprises, épargne souvent complétée par l’entreprise ; il a pour mission de verser des pensions aux salariés adhérents du fonds. Les fonds de pension gèrent des capitaux très importants, qui sont généralement investis sur les marchés boursiers et financiers. en mauvaise posture après avoir pris trop de risques sur les obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
publiques britanniques. Les retraites par capitalisation sont un rouage du capitalisme financier dans tous les pays qui y recourent en donnant aux fonds de pension le pouvoir d’imposer la logique du rendement maximal dans les entreprises qu’ils détiennent.

 La réclame pour les fonds de pension s’apparente à de la publicité mensongère

Au-delà du danger toujours présent d’une crise financière, il faut revenir sur le fond des mécanismes de la répartition et de la capitalisation. En répartition, chaque année, les pensions versées aux retraités sont payées par des cotisations prélevées sur les actifs. Les retraites du moment sont donc, clairement dans ce cas, une part de la richesse produite au même moment. Contrairement aux idées reçues, il en est de même dans le cas de la capitalisation. En épargnant, une personne ne met pas de côté dans un « congélateur économique » des repas, des billets de train… qu’elle consommerait dans quarante ans. Elle n’a qu’un « droit à valoir » sur la production future de biens et de services, une créance pour l’avenir. Afin que cette créance soit honorée au moment où elle sera présentée, il faudra que soit produite la richesse correspondante.

En capitalisation comme en répartition, les pensions sont un prélèvement sur la richesse produite en temps réel par les actifs. La différence tient à la manière de répartir cette production. S’il y a, dans l’avenir, un problème démographique, c’est-à-dire un manque d’actifs pour produire la richesse nécessaire, répartition et capitalisation sont placées devant les mêmes difficultés. La réclame pour les fonds de pension s’apparente donc à de la publicité mensongère.

Plus même, la capitalisation est particulièrement sensible aux évolutions démographiques. C’est ce que pointait déjà un rapport de l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
en 1998 (Maintaining Prosperity in an Ageing Society). A mesure que les membres des générations actives actuelles partiront à la retraite dans dix à vingt ans, ils auront probablement un comportement de vendeurs nets au moins pour une partie des titres accumulés durant leur vie de travail. Les fonds de pension devront alors vendre une partie de leurs actifs pour financer les retraites.

Mais encore faut-il que les acheteurs soient au rendez-vous, sinon, les rendements mirifiques envisagés ne verraient jamais le jour ou seraient loin du gain espéré. Si la génération suivante est de moindre taille, le prix des titres risque fort de chuter… et donc cette génération risque de découvrir au moment de la retraite que le revenu tiré des fonds de pension est inférieur à ce qui avait été prévu par simple extrapolation des tendances actuelles. Or la part des jeunes dans la population totale est en cours de diminution.

 Un rendement à long terme ?

Au-delà de la question de la démographie, l’argument principal pour justifier le recours à la capitalisation porte sur son rendement de long terme. Certains économistes avancent que le rendement de l’argent investi en actions Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
est supérieur à la croissance nominale moyenne de l’économie. Ainsi pour la période 1995-2022, ce rendement serait de 9,5 % alors que la croissance nominale moyenne était seulement de 3 %. Mais quelle est la raison de ce décalage ?

Si les rentiers ont vu leur patrimoine augmenter de cette façon, c’est tout simplement qu’ils ont réussi à capter la valeur économique créée par les salarié·e·s. Car si le PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
croît de 3 % par an, tous les revenus ne pourront pas croître de 9,5 %. Si certains revenus croissent plus vite que le revenu national, cela signifie qu’ils augmentent leur part dans ce dernier. Tout différentiel entre le rendement financier et le taux de croissance de l’économie est le signe d’un déséquilibre accru dans le partage de la valeur ajoutée lors de la formation des revenus primaires. Et c’est ce qui s’est passé avec le néolibéralisme qui a vu la croissance vertigineuse des revenus financiers au détriment des salaires.

La capitalisation ne peut donc pas « compléter » la retraite par répartition car elle a au contraire vocation à la cannibaliser progressivement. En effet, les hauts rendements de placements financiers s’obtiennent au détriment de l’emploi et des salaires. Les revenus tirés de l’un et l’autre système ne s’additionnent pas sans que l’un n’y perde quelque chose. En l’occurrence, les contributions au régime par répartition s’amenuiseraient au fur et à mesure qu’augmenterait la montée de la capitalisation. Le développement de l’épargne salariale placerait donc les personnes en emploi dans une situation schizophrénique. Pour espérer avoir un bon rendement de leur épargne retraite, il faudrait qu’elles acceptent de voir les salaires stagner et leurs conditions de travail continuer à se dégrader pour que les profits puissent augmenter. Mais ceci n’est pas fait évidemment pour déplaire au patronat…


Source : Libération

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Jean-Marie Harribey

ancien Professeur agrégé de sciences économiques et sociales et Maître de conférences d’économie à l’Université Bordeaux IV.
Jean-Marie Harribey est chroniqueur à Politis. Il anime le Conseil scientifique d’Attac France, association qu’il a co-présidée de 2006 à 2009, il a co-présidé les Économistes atterrés de 2011 à 2014 et il est membre de la Fondation Copernic.

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