13 juin 2005 par Eric Toussaint , Véronique Kiesel (quotidien Le Soir)
Eric Toussaint, vous êtes président du CADTM-Belgique (Comité pour l’annulation de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Tiers Monde). Comment réagissez-vous à l’annonce de l’initiative Blair-Bush ?
Avec de sérieux doutes. Nous avons l’habitude de ce type d’annonces, parfois fracassantes, mais jamais suivies d’effets. Il s’agit ici d’une proposition qui doit être examinée ce week end par les ministres des Finances du G7 G7 Groupe informel réunissant : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon. Leurs chefs d’État se réunissent chaque année généralement fin juin, début juillet. Le G7 s’est réuni la première fois en 1975 à l’initiative du président français, Valéry Giscard d’Estaing. avant d’être éventuellement entérinée lors du sommet de début juillet.
Y a-t-il déjà eu des annulations de dettes à 100% ?
En tous cas pas durant les 40 dernières années. En 1991, lorsqu’elle a quitté le pacte de Varsovie
Pacte de Varsovie
Pacte militaire entre pays de l’ex-bloc soviétique (URSS, Albanie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, République démocratique allemande, Roumanie, Tchécoslovaquie). Il fut signé à Varsovie en mai 1955, en réaction à l’intégration de la République fédérale d’Allemagne à l’OTAN. L’Albanie s’en est retirée en 1968 suite à l’intervention en Tchécoslovaquie. Suite à la dislocation de l’URSS, l’organisation militaire du pacte a été dissoute en avril 1991.
, la Pologne a bénéficié, de la part du Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, d’une importante remise de dette. Même chose pour l’Egypte, au moment de la première guerre du Golfe, ou le Pakistan en 2001, avant la guerre en Afghanistan. Il s’agissait toujours d’annulations dans des pays stratégiques à des moments clés. Et elles n’ont jamais excédé 20% du total de la dette de ces pays. Plus récemment, l’Irak a bénéficié en octobre 2004 d’une importante remise de sa dette : les riches membres du Club de Paris ont accepté d’annuler 80% de la dette que l’Irak avait à leur égard. Pour justifier cette remise de dette, les Etats-Unis ont utilisé un principe international du XIXe siècle, celui de la « dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
» qui veut que les dettes contractées par un régime despotique sont annulées à sa chute. C’est un très beau principe, dommage qu’il n’est pas appliqué à Haïti, au Rwanda, Congo, Nigeria. La liste est longue.
D’importantes initiatives ont pourtant été annoncées notamment pour les PPTE...
Il y a eu en effet de très belles déclarations. En 1996, le G7 avait annoncé depuis Lyon une remise de dettes pour le tiers-monde de 80%. Lors du sommet de Cologne en 1999, alors que de nombreux mouvements dont le CADTM avaient recueilli 17 millions de signatures en faveur de l’annulation de la dette du tiers-monde, que nous avions d’ailleurs présentées avec l’aide de Bono, il a été annoncé une remise de dette de 90%. Deux mois plus tard, Clinton, puis Blair, puis le Premier ministre italien s’engageaient sur 100% ! Où en est-on aujourd’hui ? Les dettes à rembourser par le tiers-monde en 2005 et dans les années à venir sont plus élevées que les montants remboursés les années précédentes. La proposition d’annulation annoncée par Bush et Blair devrait permettre de faire un peu baisser ce montant. Il s’agit chaque fois de petits pas. Nous n’avons pas encore eu de vraie grande nouvelle positive à célébrer... Et cette annonce-ci a été faite parce que l’opinion a été sensibilisée à la question des objectifs du Millénaire pour le développement, alors qu’un grand sommet de l’ONU en septembre doit faire le point sur la lutte contre la grande pauvreté dans le monde. Il fallait bien faire quelque chose.
On a l’impression que, quand un pays voit sa dette allégée, il contracte immédiatement d’autres emprunts...
Le système est entièrement construit comme cela. Quand un pays est écrasé, qu’il n’arrive plus à payer, on allège la charge. Il redémarre alors ses paiements et on lui propose d’autres prêts. Le pire, c’est que ces allégements sont chaque fois conditionnés à la poursuite de l’ouverture de son économie. Ces pays sont obligés de privatiser leurs services publics et leurs ressources naturelles, d’ouvrir leur marché alors que leur économie est fragile. Et cela renforce la précarité dans laquelle vivent les populations.
On a vu avec le tsunami que les promesses faites lors de cataclysmes naturels ne sont pas mieux tenues...
En effet, tout ce que l’Indonésie et le Sri Lanka ont obtenu, c’est un moratoire
Moratoire
Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.
Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
d’un an, pendant lequel des intérêts de retard courent ! Selon la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, après le cyclone Mitch, le Honduras et le Nicaragua n’ont vu que 30% des promesses concrétisées. Le Mozambique, ravagé par des inondations en 2000, a eu plus de chances : 50% des promesses ont été tenues...
Source : Le Soir (www.lesoir.be), quotidien belge, 11-12 juin 2005, p. 9.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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