De la traite à la dette - Partie 2

Haïti : de la colonisation à l’esclavage économique

11 septembre 2017 par Jérôme Duval


Finalement, les pays dits « en voie de développement » (PED) d’aujourd’hui remplacent les colonies d’hier : les grandes entreprises multinationales occidentales se placent dans les anciennes colonies, y investissent et en extorquent les ressources pour accumuler de faramineux profits qui s’évadent dans des paradis fiscaux appropriés. Tout cela se déroule sous le regard bienveillant des élites locales corrompues, avec l’appui des gouvernements du Nord et des Institutions financières internationales (IFI) qui exigent le remboursement de dettes odieuses héritées de la colonisation. Par le levier de la dette et des politiques néocapitalistes imposées qui la conditionnent, les populations spoliées paient encore le crime colonial d’hier et les élites le perpétuent subrepticement aujourd’hui, c’est ce qu’il est convenu d’appeler le néocolonialisme. Pendant ce temps, hormis quelques tardives et bien trop rares reconnaissances des crimes commis, on se hâte d’organiser l’amnésie collective afin d’éviter tout débat sur de possibles réparations. Celles-ci, ouvrant la voie à des réclamations populaires, pourraient engager un devoir de mémoire émancipateur jusqu’à de possibles restitutions. Une perspective à étouffer avant qu’elle ne s’embrase ?



La misère des pays colonisés s’est largement accrue en raison d’un transfert de dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
 : les dettes contractées par les puissances coloniales (Espagne, Portugal, Belgique, Royaume-Uni, France, Pays-Bas...) auprès de la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, pour rentabiliser au mieux leurs exploitations dans leurs colonies, ont ensuite été transférées sans leur consentement aux pays colonisés qui accédaient à leur indépendance. Elles constituent un cas de dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
, tout comme les dettes ultérieures contractées pour rembourser celles-ci [1].


« Haïti continue à payer, au prix fort, les conséquences de sa naissance »
 [2]

Dans le cas d’Haïti, on en arrive même à faire payer le pays pour son accession à l’indépendance. À Saint-Domingue (ancien nom d’Haïti), dans la nuit du 22 au 23 août 1791, 50 000 esclaves entrent simultanément en insurrection armée, impulsant un long processus qui amène à la première abolition de l’esclavage de toute l’histoire, le 29 août 1793, et à la proclamation de l’indépendance. Saint-Domingue, récupérant alors le nom d’Haïti, devient la première république noire indépendante en 1804, cas unique dans l’histoire d’une révolte d’esclaves qui ait accouché d’un État. La France n’a sans doute jamais pardonné cette insurrection, « y compris la perte des revenus de son système esclavagiste : 800 plantations de sucre détruites, 3000 plantations de café perdues » [3]. Haïti le paie très cher : En 1825, le pays est contraint de payer à la France 150 millions de francs or (soit le budget annuel de la France de l’époque) destinés à « indemniser » les anciens colons maîtres d’esclaves pour perte « de propriété », en échange de la reconnaissance de son existence en tant qu’État-nation. La dette historique est imposée sous la menace d’invasion militaire : d’anciens propriétaires d’esclaves et de terres persuadent le roi français Charles X de lancer une équipée militaire sur Saint-Domingue et, le 17 avril 1825, une flotte de 14 navires de guerre était massée dans la rade de Port-au-Prince, prête à intervenir. Une menace qui laisse entrevoir une possible restauration de l’esclavage par Charles X. Cette rançon extorquée au peuple haïtien, même si elle fut renégociée treize ans plus tard, en 1838, à 90 millions suite à un accord scandaleusement nommé « Traité de l’amitié », n’en constitue pas moins une dette pour avoir « osé » accéder à l’indépendance. « Pour mettre en perspective le coût et la valeur de cette dette indigne : en 1803 la France a accepté de vendre le territoire de la Louisiane aux États-Unis, une zone 74 fois la taille d’Haïti, pour 60 millions de francs-or, beaucoup moins que le montant de la dette réclamé par la France » [4].

Haïti, qui a lutté de longues années pour s’émanciper de la tutelle française et s’affranchir de l’esclavage, est ainsi forcé à payer doublement et de manière illégitime ses anciens colons pour accéder à sa liberté et son indépendance, par le tribut de l’esclavage et la rançon. Haïti paiera cette rançon odieuse, qui a fait ployer des générations d’Haïtiens sous le poids d’une dette illégitime Dette illégitime C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.

Comment on détermine une dette illégitime ?

4 moyens d’analyse

* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
, de 1825 à 1883, lorsque le dernier terme fut collecté par la Caisse des dépôts (banque d’État, qui existe encore aujourd’hui) qui la reverse ensuite, en partie, aux anciens colons ou leurs descendants (certains colons étaient morts, tandis que d’autres n’ont pu prouver qu’ils avaient été propriétaires). Pour Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), « l’argent doit revenir à l’État haïtien et à la société civile haïtienne. L’heure est venue de réparer cette double peine subie par l’île, l’esclavage puis la rançon. Le dénuement d’Haïti est dû au paiement de ces 90 millions de francs or qui ont obligé le pays à s’endetter sur des décennies. » [5]


Ni excuse, ni pardon, ni réparation, ni restitution. Imperturbable, la France rançonne le peuple

En avril 2003, à l’occasion du bicentenaire de la mort de Toussaint-Louverture, le président Jean-Bertrand Aristide affirme que c’est la France qui a une dette envers Haïti et non l’inverse. Il demande « restitution et réparation » pour les dommages commis par l’esclavage et pour la rançon exigée en 1825 pour la reconnaissance de l’indépendance de l’île. Il réclame à la France 21 milliards de dollars (21 685 135 571,48 dollars), soit la valeur capitalisée des 90 millions de francs or payés comme tribut. En effet, en tenant compte de l’inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. ainsi que d’un taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
minimal, certains mouvements sociaux estiment que cette somme pourrait dépasser les 21 milliards de dollars US estimés en 2003 [6]. Mais après l’intervention politique et militaire franco-étasunienne qui a abouti au renversement d’Aristide en février 2004, le régime de facto de Gérard Latortue abandonne la réclamation de la restitution à la France qu’il qualifie d’« illégale ».

Depuis qu’Haïti existe, les Haïtiens n’avaient jamais vu chez eux un président de la République française. Il faudra attendre le tremblement de terre du 12 janvier 2010, qui a provoqué la mort d’au moins 250 000 personnes et laissé près de 1,3 million de sans abris, pour qu’un président français se décide à fouler le territoire de son ancienne colonie pour la première fois depuis l’indépendance de l’île en 1804. En effet, après avoir laissé s’écouler un peu plus d’un mois suite au séisme, Nicolas Sarkozy effectue finalement une visite éclair d’à peine quatre heures, le 17 février. Survol des dégâts de Port-au-Prince en hélicoptère, réunion et conférence de presse. C’est l’occasion de faire l’apologie du secteur privé français en rendant hommage à Suez et Veolia qui « ont réparé des conduites d’eau » ou d’EDF qui a « rétabli l’éclairage public au Champ-de-mars » près de l’ambassade de France. Et, pour la couverture médiatique, d’annoncer quelques 326 millions d’euros d’aide. Bien évidemment, il faut faire la part des choses et de cette somme, 56 millions ne seront pas mobilisés, puisqu’il s’agit d’effacement comptable, auprès du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, de la dette bilatérale que l’île a contractée vis-à-vis de la France. La généreuse déclaration d’effacement de la dette brandie par Sarkozy comme réponse à la catastrophe post-séisme n’annonce pourtant rien de nouveau. Cette décision date en fait de juillet 2009, après qu’Haïti a atteint le point d’achèvement de l’initiative renforcée en faveur des pays pauvres très endettés PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(initiative PPTE renforcée) le 30 juin 2009. De son côté, la Banque mondiale n’annule pas le remboursement de 38 millions de dollars, mais ne fait que le suspendre pour cinq ans et le Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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décide d’octroyer une « aide » de 100 millions de dollars sous forme de… prêt, certes sans intérêts, mais qu’il faudra bien rembourser.

Nous sommes bien loin des 21 milliards de dollars réclamés par Aristide et les mouvements sociaux tel la Plateforme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif (PAPDA) [7]. Encore une fois, l’État français a raté une bonne occasion de briser l’omerta en termes de restitution et réparation pour les dommages commis. Rien, hormis les effets d’annonce des vendeurs d’illusions empêtrés dans leurs promesses. On préfère appeler la population à faire œuvre de charité et oublier les questions qui dérangent le passé.

Saisissant l’occasion, un collectif de militants baptisé Comité pour le remboursement immédiat des milliards envolés (Crime) lance en juillet 2010 un canular et annonce, sur un faux site du ministère français des affaires étrangères, l’intention de la France de restituer aux Haïtiens le 14 juillet les sommes indûment perçues. L’affaire relance le débat au cœur de l’actualité.

Malgré une lettre ouverte au président français Nicolas Sarkozy [8], dans laquelle plus de 90 écrivains, universitaires de renom et autres personnalités mondialement connues demandent publiquement au gouvernement français de restituer les 90 millions de francs or extorqués, la France se refuse toujours de restituer la dette historique de son indépendance à Haïti. La France a pourtant une lourde responsabilité dans les affaires haïtiennes et en particulier dans l’état de pauvreté dans lequel se démène sa population. Par exemple lorsqu’elle accorde le statut de réfugié politique et l’immunité à Jean Claude Duvalier, exilé sur la côte d’Azur en France après 29 ans de dictature de père en fils, avec une fortune de 900 millions de dollars volée dans les caisses de l’État haïtien, soit une somme alors supérieure à la dette externe du pays estimée à 750 millions de dollars en 1986. Après 25 ans d’exil en France, impliqué dans le trafic de drogues et accusé de « crimes contre l’humanité », il finira ses jours en 2014 sans avoir pu être jugé.


L’aberration de « dette morale » de Hollande

Ce n’est sans doute pas dû au hasard s’il aura fallu attendre plus de deux siècles depuis l’indépendance de l’île pour voir le premier voyage – officiel cette fois – d’un chef d’État français s’effectuer en Haïti. La visite du président François Hollande le 12 mai 2015 a été accueilli par des manifestants réclamant « réparation » et « restitution » par la France de la somme versée par Haïti pour son indépendance. Certains brandissaient des pancartes sur lesquelles était notamment inscrit : « Hollande, l’argent oui, la morale non », en référence au discours prononcé quelques jours plus tôt par le chef d’État en visite à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe) le 10 mai. Lors de son discours d’inauguration du Mémorial ACTe consacré à l’esclavage, suscitant beaucoup d’espoirs en Haïti, celui-ci avait affirmé : « Quand je viendrai en Haïti [le 12 mai], j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons. » Mais, en réalité, Hollande voulait parler de « dette morale » et non de restitution des milliards d’euros qu’Haïti a versés à la France. Ne craignant aucune « immoralité », la France reste ferme sur son refus d’une indemnisation financière. Comme le dit Louis-Georges Tin, auteur de l’ouvrage Esclavage et réparations, comment faire face aux crimes de l’histoire (Stock, 2013) : « La repentance est une question morale ou religieuse ; la réparation est un problème économique et politique ». Or, écrit le principal quotidien de l’île, Le Nouvelliste, dans son éditorial, « … cette dette morale, jamais Haïti n’en a demandé réparation. Elle est irréparable, nous en convenons. Nous la laissons comme une tache sur le blason des civilisés. » et, plus loin, poursuit : « ...la France a aussi une dette financière vis-à-vis d’Haïti. Cette dette est un cas unique dans l’histoire. C’est la seule fois où les vainqueurs ont payé tribut aux vaincus. Cette indemnité de 150 millions de francs-or, payée pendant tout le XIXe siècle, a entravé l’économie haïtienne, étranglé notre développement et hypothèque encore l’évolution de notre pays. » [9]


Le cadeau empoisonné de Monsanto

C’est au Forum mondial de Davos, en janvier 2010, peu après le séisme, que le patron de Monsanto, Hugh Grant, et le vice-président, Jerry Steiner, ont eu l’idée de donner des semences pour un montant de 4 millions de dollars (3,3 millions d’euros). Peut-être avaient-ils été aidés dans leur démarche par Michael R. Taylor, vice-président pour les politiques publiques à Monsanto, qui a été propulsé au lendemain du séisme en Haïti commissaire député à la Food and Drug Administration (FDA) ou encore par l’ancienne dirigeante de Monsanto, Linda Fischer, qui a été nommée directrice adjointe de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) en 2003 ? Quoi qu’il en soit, quand Monsanto, la firme connue pour avoir répandu son agent orange au Vietnam, fait don à Haïti de 475 tonnes de semences hybrides (stériles) de maïs, non transgéniques mais dont les paysans ne peuvent pas utiliser la récolte comme semence, plus de 10 000 paysans haïtiens manifestent le 4 juin 2010. Ils sont en colère contre leur gouvernement à qui ils reprochent de distribuer un véritable « cadeau empoisonné » qui constitue une menace pour les variétés locales. Ce projet contesté de Monsanto est mis en place dans le cadre du projet Winner [10], supervisé par l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), et dont le directeur des opérations en Haïti serait M. Jean-Robert Estimé, ex-ministre des affaires étrangères durant la brutale dictature de Jean-Claude Duvalier. L’obligation d’utiliser des engrais et des produits phytosanitaires pour les cultiver, et celle de racheter les semences chaque année, constituent une réelle menace contre la souveraineté alimentaire en Haïti. La mobilisation s’est amplifiée après la publication sur le site du Huffington Post, d’un article de Ronnie Cummins, de l’association des consommateurs de produits biologiques, qui dénonçait les « pilules empoisonnées visant à refaire d’Haïti une colonie d’esclaves, non plus de la France, mais de Monsanto et des multinationales de l’agrobusines »" [11] .


Ingérence et violation de la souveraineté alimentaire

Haïti, qui était autosuffisante dans les années 1980, est devenue l’un des tout premiers clients du riz américain. Les riziculteurs haïtiens ont été ruinés dans les années 1980 par les importations de riz américain subventionné qui a envahi le marché et est entré en concurrence directe avec la production locale. Après le démantèlement des protections douanières imposées par les organismes internationaux, les tarifs douaniers sur le riz passent de 35 % à 3 %. Dans la même veine, les cuisses de poulet en provenance des États-Unis qui sortent congelées des containers, entrent directement en concurrence avec les volailles élevées sur place.

En plus d’une dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


- La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

- La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

- Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

- L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
, due à l’utilisation intensive des pesticides qui polluent les sols et contaminent les agriculteurs, les États-Unis et ses grandes entreprises sont redevables d’une dette d’ingérence qui a causé une perte de souveraineté alimentaire, fatale pour la survie de la population. Monsanto doit reconnaître les dommages causés, réparer et indemniser les paysans. Haïti n’est pas endettée, elle est créancière.

Partie 1 - Occupation et génocide en guise de « découverte »
Partie 2 - Haïti : de la colonisation à l’esclavage économique
Partie 3 - Pillage des ressources et néocolonialisme
Partie 4 - À qui profite la manne des matières premières ?


Notes

[2Christophe Wargny, « Haïti, la tectonique de la misère », Le Monde diplomatique, février 2010.

[3Thélyson Orélien, “Haïti-France : l’épineuse question de la dette”, 18 mai 2015.

[4Thélyson Orélien, op, cit. Le territoire de la colonie française de la Louisiane, qui comprend alors beaucoup plus de territoires que l’État actuel de Louisiane, est de 2 144 476 km2. Il est vendu le 3 mai 1803 par Napoléon Ier, désireux de financer sa guerre contre l’Angleterre, aux États-Unis pour 80 millions de francs (15 millions de dollars, soit 8 cents l’hectare) que les Étasuniens doivent emprunter à un taux de 6 % à la Barings, une banque… anglaise. La superficie d’Haïti est de 27 750 km2.

[5Anne Michel et Elise Vincent, Le CRAN veut poursuivre la Caisse des dépôts pour avoir « profité de l’esclavage », Le Monde, 10 mai 2003. http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/05/10/le-cran-va-poursuivre-la-caisse-des-depots-pour-recuperer-la-rancon-payee-par-haiti_3174907_3224.html

[6Dictionnaire de la colonisation française, sous la direction de Claude Liauzu, Larousse, 2007, p.74-78.

[7PAPDA, Plateforme Haïtienne de Plaidoyer pour un Développement Alternatif : http://papda.org/

[8Lettre ouverte au président français Nicolas Sarkozy, PAPDA, 17 juin 2010. http://www.papda.org/article.php3?id_article=670

[9François Bonnet, Haïti. « Le Nouvelliste » : « Étonnez-nous, Monsieur Hollande », Mediapart, 12 mai 2015. https://blogs.mediapart.fr/edition/memoires-du-colonialisme/article/120515/haiti-le-nouvelliste-etonnez-nous-monsieur-hollande

[10Le projet Winner a été lancé le 8 octobre 2009 par l’USAID (Agence des États-Unis pour le développement international).

[11Voir Jean-Michel Caroit, Les paysans haïtiens refusent l’aide de Monsanto, Le Monde, 1 juillet 2010. http://www.lemonde.fr/planete/article/2010/07/01/les-paysans-haitiens-refusent-l-aide-de-monsanto_1381635_3244.html et Benjamin Fernandez, Quand Monsanto vient au secours d’Haïti, Le Monde diplomatique, 15 juin 2010. http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010-06-15-Haiti

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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