31 mars 2020 par Adam Hanieh
Face au tsunami Covid-19, nos vies changent d’une manière qui était inconcevable il y a quelques semaines à peine. Depuis l’effondrement économique de 2008-2009, le monde n’a jamais connu une telle expérience collective : une crise mondiale unique, en rapide mutation, structurant le rythme de notre vie quotidienne dans un calcul complexe de risques et de probabilités concurrentes.
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En réponse, de nombreux mouvements sociaux ont présenté des revendications qui prennent au sérieux les conséquences potentiellement désastreuses du virus, tout en s’attaquant à l’incapacité des gouvernements capitalistes à faire face de manière adéquate à la crise elle-même. Ces revendications portent notamment sur la sécurité des travailleurs, la nécessité d’une organisation au niveau du quartier, les revenus et la sécurité sociale, les droits des personnes ayant un contrat à durée zéro [courants en Allemagne, au Royaume-Uni] ou un emploi précaire, et la nécessité de protéger les locataires et les personnes vivant dans la pauvreté.
En ce sens, la crise du Covid-19 a fortement souligné la nature irrationnelle des systèmes de soins de santé structurés autour du profit : la réduction quasi universelle des effectifs et des infrastructures des hôpitaux publics (y compris les lits de soins intensifs et les ventilateurs/respirateurs), le manque de prestations de santé publique et le coût prohibitif de l’accès aux services médicaux dans de nombreux pays, ainsi que la manière dont les droits de propriété des entreprises pharmaceutiques (brevets) servent à restreindre l’accès généralisé aux possibles traitements thérapeutiques et au développement de vaccins.
Cependant, les dimensions mondiales du Covid-19 ont été moins présentes dans la plupart des discussions de gauche. Mike Davis a observé à juste titre que « le danger pour les pauvres dans le monde a été presque totalement ignoré par les journalistes et les gouvernements occidentaux ». Les débats de gauche ont été souvent tout aussi circonscrits, l’attention étant largement centrée sur les graves crises des soins de santé qui se déroulent en Europe et aux Etats-Unis. Même en Europe, la capacité des États à faire face à cette crise est extrêmement inégale – comme l’illustre la juxtaposition de l’Allemagne et de la Grèce –, mais une catastrophe bien plus grande est sur le point d’inclure le reste du monde. En réaction, notre perspective sur cette pandémie doit devenir véritablement mondiale, en se fondant sur une compréhension de la manière dont les aspects de santé publique mis en relief par ce virus recoupent des questions plus larges d’économie politique (y compris la probabilité d’un ralentissement économique mondial prolongé et grave). Ce n’est pas le moment de mettre l’accent sur les pièges (nationaux) et de parler simplement de la lutte contre le virus à l’intérieur de nos propres frontières.
Comme pour toutes les crises dites « humanitaires », il est essentiel de rappeler que les conditions sociales qui règnent dans la plupart des pays du Sud sont le produit direct de la façon dont ces États s’insèrent dans les hiérarchies du marché mondial. Historiquement, cela inclut une longue « rencontre » avec le colonialisme occidental, qui s’est poursuivi, à l’époque contemporaine, par la subordination des pays pauvres aux intérêts des États les plus riches du monde et des plus grandes sociétés transnationales. Depuis le milieu des années 1980, les ajustements structurels répétés [selon les modèles du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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] – souvent accompagnés d’actions militaires occidentales, de régimes de sanctions débilitants ou d’un soutien aux dirigeants autoritaires – ont systématiquement détruit les capacités sociales et économiques des États les plus pauvres, les laissant fort mal équipés pour faire face à des crises majeures telles que celle induite par l’épidémie du Covid-19.
La mise en avant de ces dimensions historiques et mondiales permet de montrer clairement que l’ampleur énorme de la crise actuelle n’est pas simplement une question d’épidémiologie virale et d’absence de résistance biologique à un nouvel agent pathogène. La façon dont la plupart des populations d’Afrique, d’Amérique latine, du Moyen-Orient et d’Asie vivront la prochaine pandémie est une conséquence directe d’une économie mondiale systématiquement structurée autour de l’exploitation des ressources et des peuples du Sud. En ce sens, la pandémie est en grande partie une catastrophe sociale et humaine – et non pas simplement une calamité d’origine naturelle ou biologique.
Le mauvais état des systèmes de santé publique dans la plupart des pays du Sud, qui ont tendance à une carence de financement et d’investissements ainsi qu’à un manque de médicaments, d’équipements et de personnel adéquats, est un exemple clair de la façon dont ce désastre est causé par une activité sociale donnée. Cela est particulièrement important pour comprendre la menace présentée par le Covid-19 en raison de la rapide et très importante augmentation des cas graves et critiques qui nécessitent généralement une hospitalisation à cause du virus (actuellement estimée à environ 15-20 % des cas confirmés). Ce fait est maintenant largement discuté dans le contexte de l’Europe et des Etats-Unis. Il est à l’origine de la stratégie d’« aplatissement de la courbe » afin d’alléger la pression sur la capacité des hôpitaux en matière de soins intensifs.
Pourtant, si nous soulignons à juste titre le manque de lits de soins intensifs, de ventilateurs et de personnel médical qualifié dans de nombreux États occidentaux, nous devons reconnaître que la situation dans la plupart du reste du monde est infiniment plus grave. Le Malawi, par exemple, dispose d’environ 25 lits de soins intensifs pour une population de 17 millions de personnes. Il y a moins de 2,8 lits de soins intensifs pour 100’000 personnes en moyenne en Asie du Sud, le Bangladesh possédant environ 1100 de ces lits pour une population de plus de 157 millions d’habitants (0,7 lit de soins intensifs pour 100’000 personnes).
En comparaison, les images choquantes qui nous parviennent d’Italie se produisent dans un système de soins de santé avancé avec une moyenne de 12,5 lits de soins intensifs/100’000 (et la possibilité d’en mettre davantage en action).
La situation est si grave que de nombreux pays pauvres n’ont même pas d’informations sur la disponibilité des soins intensifs. Un article universitaire datant de 2015 [« Intensive Care Care Le concept de « care work » (travail de soin) fait référence à un ensemble de pratiques matérielles et psychologiques destinées à apporter une réponse concrète aux besoins des autres et d’une communauté (dont des écosystèmes). On préfère le concept de care à celui de travail « domestique » ou de « reproduction » car il intègre les dimensions émotionnelles et psychologiques (charge mentale, affection, soutien), et il ne se limite pas aux aspects « privés » et gratuit en englobant également les activités rémunérées nécessaires à la reproduction de la vie humaine. Unit Capacity in Low-Income Countries : A Systematic Review »] estimait que « plus de 50 % des pays [à faible revenu] n’ont pas de données publiées sur le volume à disposition pour des soins intensifs ». Sans ces informations, il est difficile d’imaginer comment ces pays pourraient éventuellement envisager une planification afin de répondre à l’inévitable demande de soins intensifs découlant du Covid-19.
Bien entendu, la question de la capacité des unités de soins intensifs et des hôpitaux fait partie d’un ensemble de problèmes beaucoup plus vaste, notamment le manque généralisé de ressources de base (par exemple, eau potable, nourriture et électricité), l’accès adéquat aux soins médicaux primaires et la présence d’autres comorbidités (telles que des taux élevés de VIH et de tuberculose). Pris dans leur ensemble, tous ces facteurs se traduiront sans aucun doute par une prévalence nettement plus élevée de patients gravement malades (et donc de décès) dans les pays les plus pauvres à la suite du Covid-19.
Les débats sur la meilleure façon de répondre à Covid-19 en Europe et aux Etats-Unis ont illustré la relation de renforcement mutuel entre les mesures de santé publique efficaces et les conditions de travail, la précarité et la pauvreté. Les appels à l’auto-isolement en cas de maladie – ou l’application de périodes plus longues de confinement obligatoire – sont économiquement impossibles pour les nombreuses personnes qui ne peuvent pas facilement effectuer du télétravail ou pour celles qui, dans le secteur des services, travaillent dans le cadre de contrats « zéro heure » ou d’autres types d’emploi temporaire. Reconnaissant les conséquences fondamentales de ces modèles de travail pour la santé publique, de nombreux gouvernements européens ont annoncé des promesses radicales concernant l’indemnisation des personnes mises au chômage ou contraintes de rester chez elles pendant la crise.
Il reste à voir quelle sera l’efficacité de ces régimes et dans quelle mesure ils répondront réellement aux besoins du très grand nombre de personnes qui perdront leur emploi en raison de la crise. Néanmoins, nous devons reconnaître que de tels programmes n’existeront tout simplement pas pour la majeure partie de la population mondiale.
Dans les pays où la majorité de la main-d’œuvre est engagée dans le travail informel ou dépend de salaires journaliers incertains – une grande partie du Moyen-Orient, de l’Afrique, de l’Amérique latine et de l’Asie – il n’y a pas de moyen possible pour que les gens puissent choisir de rester chez eux ou de s’isoler. Cette situation doit être considérée en parallèle avec le fait qu’il y aura presque certainement une très forte augmentation du nombre de « travailleurs pauvres » en conséquence directe de la crise. En effet, l’OIT
OIT
Organisation internationale du travail
Créée en 1919 par le traité de Versailles, l’Organisation internationale du travail (OIT, siège à Genève) est devenue, en 1946, la première institution spécialisée des Nations unies. L’OIT réunit les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs, dans le but de recommander des normes internationales minimales et de rédiger des conventions internationales touchant le domaine du travail. L’OIT comprend une conférence générale annuelle, un conseil d’administration composé de 56 membres (28 représentants des gouvernements, 14 des employeurs et 14 des travailleurs) et le Bureau international du travail (BIT) qui assure le secrétariat de la conférence et du conseil. Le pouvoir du BIT (Bureau International du Travail) est très limité : il consiste à publier un rapport annuel et regroupe surtout des économistes et des statisticiens. Leurs rapports défendent depuis quelques années l’idée que le chômage provient d’un manque de croissance (de 5% dans les années 60 a 2% aujourd’hui), lui-même suscité par une baisse de la demande. Son remède est celui d’un consensus mondial sur un modèle vertueux de croissance économique, ainsi que sur des réflexions stratégiques au niveau national (du type hollandais par exemple). L’OIT affirme qu’il est naïf d’expliquer le chômage par le manque de flexibilité et que les changements technologiques n’impliquent pas une adaptation automatiquement par le bas en matière de salaires et de protection sociale.
(Organisation du travail) a estimé [le 18 mars 2020] que, dans le pire des cas (24,7 millions de pertes d’emplois dans le monde), le nombre de personnes dans les pays à faible et moyen revenu gagnant moins de 3,20 dollars par jour en PPA (parité de pouvoir d’achat) augmentera de près de 20 millions.
Une fois de plus, ces chiffres sont importants non seulement pour la survie économique au quotidien. Sans les effets d’atténuation offerts par la quarantaine et le confinement, la progression réelle de la maladie dans le reste du monde sera certainement beaucoup plus dévastatrice que les scènes poignantes observées à ce jour en Chine, en Europe et aux Etats-Unis.
En outre, les travailleurs/travailleuses qui effectuent des travaux informels et précaires vivent souvent dans des bidonvilles et des logements surpeuplés, c’est-à-dire dans des conditions idéales pour la propagation explosive du virus. Comme l’a récemment fait remarquer une personne interrogée par le Washington Post à propos du Brésil : « Plus de 1,4 million de personnes – près d’un quart de la population de Rio – vivent dans l’une des favelas de la ville. Beaucoup ne peuvent pas se permettre de manquer un seul jour de travail, et encore moins des semaines. Les gens vont continuer à quitter leur maison… La tempête est sur le point de frapper. »
Les millions de personnes actuellement déplacées par les guerres et les conflits sont confrontées à des scénarios tout aussi désastreux. Le Moyen-Orient, par exemple, est la région marquée par le plus grand déplacement forcé de population depuis la Seconde Guerre mondiale, avec un nombre massif de réfugié·e·s et de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays en raison des guerres en cours dans des pays comme la Syrie, le Yémen, la Libye et l’Irak. La plupart de ces personnes vivent dans des camps de réfugiés ou dans des espaces urbains surpeuplés, et ne disposent souvent pas des droits les plus élémentaires aux soins de santé généralement associés à la citoyenneté. La prévalence généralisée de la malnutrition et d’autres maladies (comme la réapparition du choléra au Yémen) rend ces communautés déplacées particulièrement vulnérables au virus lui-même.
Un microcosme de cette situation est visible dans la bande de Gaza, où plus de 70% de la population est constituée de réfugié·e·s vivant dans l’une des zones les plus denses du monde. Les deux premiers cas de Covid-19 ont été identifiés à Gaza le 20 mars (cependant, en raison du manque d’équipement de test, seules 92 personnes sur une population de 2 millions ont été testées pour le virus). Après 13 ans de siège israélien et la destruction systématique des infrastructures essentielles, les conditions de vie dans la bande de Gaza sont marquées par une pauvreté extrême, de mauvaises conditions sanitaires et un manque chronique de médicaments et de matériel médical (il n’y a, par exemple, que 62 ventilateurs à Gaza, dont 15 seulement sont actuellement disponibles). Sous blocus et fermeture pendant la majeure partie de la dernière décennie, Gaza a été isolée du monde bien avant la pandémie actuelle. La région pourrait être le canari proverbial de la mine de charbon Covid-19, préfigurant le cours futur de l’infection parmi les communautés de réfugiés au Moyen-Orient et ailleurs. [Très sensible aux émanations de gaz toxiques, impossibles à détecter pour les hommes ne bénéficiant pas des équipements modernes, le canari servait de signal : lorsqu’il mourait ou s’évanouissait, les mineurs se dépêchaient de sortir de la mine afin d’éviter une explosion ou une intoxication imminentes.]
La crise de santé publique imminente à laquelle sont confrontés les pays les plus pauvres à la suite du Covid-19 sera encore aggravée par un ralentissement économique mondial qui y est associé. Il dépassera presque certainement l’ampleur de 2008. Il est trop tôt pour prédire l’ampleur de cette récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. , mais de nombreuses institutions financières de premier plan s’attendent à ce que ce soit la pire récession de mémoire d’homme. L’une des raisons de cette situation est la fermeture quasi simultanée des secteurs de l’industrie, des transports et des services aux Etats-Unis, en Europe et en Chine – un événement sans précédent historique depuis la Seconde Guerre mondiale. Un cinquième de la population mondiale étant actuellement sous une forme ou une autre de confinement, les chaînes d’approvisionnement et le commerce mondial se sont effondrés et les cours des marchés boursiers ont plongé – la plupart des grandes places boursières ayant perdu entre 30 et 40 % de leur valeur entre le 17 février et le 17 mars.
L’effondrement économique qui se profile maintenant n’a pas été causé par le Covid-19. Le virus a plutôt présenté « l’étincelle ou le déclencheur » [comme de coutume] d’une crise plus profonde qui se prépare depuis quelques années. Les mesures mises en place par les gouvernements et les banques centrales depuis 2008, notamment les politiques d’assouplissement quantitatif et les baisses répétées des taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
, sont étroitement liées à cette crise. Ces politiques visaient à soutenir le cours des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
en augmentant massivement l’offre de monnaie ultra bon marché sur les marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
. Elles se sont traduites par une croissance très importante de toutes les formes d’endettement – des entreprises, des gouvernements et des ménages. Aux Etats-Unis, par exemple, l’endettement non financier des grandes entreprises a atteint 10’000 milliards de dollars à la mi-2019 (environ 48 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
), soit une hausse significative par rapport au pic précédent de 2008 (où il s’élevait à environ 44 %). En règle générale, cette dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
n’était pas utilisée pour des investissements productifs, mais plutôt pour des activités financières (telles que le financement de dividendes, le rachat d’actions et les fusions et acquisitions). Nous avons donc les phénomènes bien observés de l’explosion des marchés boursiers, d’une part, et de la stagnation des investissements et de la baisse des bénéfices, d’autre part.
Il est toutefois important de noter que la croissance de l’endettement des entreprises a été largement concentrée sur les obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de qualité inférieure à celle des investissements (appelées « junk bonds »), ou sur les obligations notées BBB, à un niveau supérieur à celui des junk bonds. En effet, selon Blackrock, le plus grand gestionnaire d’actifs
Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
au monde, la dette BBB représentait une part remarquable, à hauteur de 50 %, du marché obligataire mondial en 2019, contre seulement 17 % en 2001.
Cela signifie que l’effondrement synchronisé de la production mondiale, de la demande et des prix des actifs financiers pose un problème majeur aux entreprises qui ont besoin de refinancer leur dette. Alors que l’activité économique s’arrête dans des secteurs clés, les entreprises dont la dette doit être refinancée se trouvent maintenant confrontées à un marché du crédit essentiellement bloqué. Personne n’est disposé à prêter dans ces conditions et de nombreuses entreprises surendettées (en particulier celles impliquées dans des secteurs tels que les compagnies aériennes, le commerce de détail, l’énergie, le tourisme, l’automobile et les loisirs) pourraient ne générer pratiquement aucun revenu au cours de la période à venir.
La perspective d’une vague de faillites d’entreprises, de défaillances et de décotes de crédit très médiatisés est donc extrêmement probable. Ce n’est pas seulement un problème états-unien. Les analystes financiers ont récemment mis en garde contre une « crise de liquidités
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
» et une « vague de faillites » dans la région Asie-Pacifique, où les niveaux d’endettement des entreprises ont doublé pour atteindre 32’000 milliards de dollars au cours de la dernière décennie.
Tout cela constitue un très grave danger pour le reste du monde, où diverses voies de transmission vont métastaser le ralentissement dans les pays et les populations les plus pauvres. Comme en 2008, il s’agit notamment d’une chute probable des exportations, d’un net recul des flux d’investissements directs étrangers et des recettes touristiques, ainsi que d’une baisse des envois de fonds des travailleurs expatriés. Ce dernier facteur est souvent oublié dans le débat sur la crise actuelle, mais il est essentiel de se rappeler que l’une des principales caractéristiques de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale a été l’intégration d’une grande partie de la population mondiale dans le capitalisme mondial grâce aux envois de fonds des membres de la famille travaillant à l’étranger.
En 1999, seuls onze pays dans le monde avaient des transferts de fonds supérieurs à 10 % du PIB ; en 2016, ce chiffre était passé à trente pays. En 2016, un peu plus de 30 % des 179 pays pour lesquels des données étaient disponibles ont enregistré des niveaux d’envois de fonds supérieurs à 5 % du PIB – une proportion qui a doublé depuis 2000. Il est étonnant de constater qu’environ un milliard de personnes – soit une personne sur sept dans le monde – sont directement impliquées dans les flux d’envois de fonds en tant qu’expéditeurs ou destinataires. La fermeture des frontières à cause de Covid-19 – associée à l’arrêt des activités économiques dans des secteurs clés où les migrants ont tendance à prédominer – signifie que nous pourrions être confrontés à une chute précipitée des transferts de fonds des travailleurs dans le monde. Ce résultat aurait de très graves répercussions sur les pays du Sud.
Un autre mécanisme clé par lequel la crise économique, qui évolue rapidement, pourrait toucher les pays du Sud est l’accumulation importante de la dette des pays les plus pauvres ces dernières années. Il s’agit à la fois des pays les moins avancés du monde et des « marchés émergents ». Fin 2019, l’Institut de finance internationale a estimé que la dette des marchés émergents s’élevait à 72’000 milliards de dollars, un chiffre qui a doublé depuis 2010. Une grande partie de cette dette est libellée en dollars états-uniens, ce qui expose ses détenteurs aux fluctuations de la valeur de la monnaie américaine. Ces dernières semaines, le dollar américain s’est considérablement renforcé, les investisseurs cherchant une valeur refuge en réponse à la crise. En conséquence, les autres monnaies nationales ont chuté, et le fardeau des intérêts et du remboursement du principal de la dette libellée en dollars a augmenté. Déjà en 2018, 46 pays dépensaient plus pour le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. publique que pour leur système de santé en pourcentage du PIB. Aujourd’hui, nous entrons dans une situation alarmante où de nombreux pays pauvres devront faire face à des remboursements de dette de plus en plus lourds tout en essayant de gérer une crise de santé publique sans précédent – le tout dans le contexte d’une récession mondiale très profonde.
Et ne nous faisons pas d’illusions sur le fait que ces crises croisées pourraient mettre un terme à l’ajustement structurel ou à l’émergence d’une sorte de « social-démocratie mondiale ». Comme nous l’avons vu à maintes reprises au cours de la dernière décennie, le capital saisit fréquemment les moments de crise comme une opportunité, une chance de mettre en œuvre un changement radical qui était auparavant bloqué ou semblait impossible. C’est ce que le président de la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, David Malpass [depuis avril 2019], a laissé entendre lorsqu’il a pris acte de cette situation lors de la réunion (virtuelle) des ministres des Finances du G20
G20
Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions.
il y a quelques jours : « Les pays devront mettre en œuvre des réformes structurelles pour aider à raccourcir le délai pour une reprise… Pour les pays qui ont des réglementations, des subventions, des régimes d’autorisation, une protection commerciale ou des litiges excessifs comme obstacles, nous travaillerons avec eux pour favoriser les marchés, le choix et des perspectives de croissance plus rapide pendant la reprise. »
Il est essentiel de placer toutes ces dimensions internationales au centre du débat par la gauche en relation avec le Covid-19, en liant la lutte contre le virus à des questions telles que l’abolition de la dette du « tiers-monde », la fin des paquets d’ajustement structurel néolibéraux du FMI et de la Banque mondiale, les réparations pour le colonialisme, l’arrêt du commerce mondial des armes, la fin des régimes de sanctions, etc.
Toutes ces campagnes sont, en fait, des questions de santé publique mondiale – elles ont une incidence directe sur la capacité des pays les plus pauvres à atténuer les effets du virus et du ralentissement économique qui lui est associé. Il ne suffit pas de parler de solidarité et d’entraide dans nos propres quartiers, collectivités et à l’intérieur de nos frontières nationales – sans évoquer la menace bien plus grande que ce virus représente pour le reste du monde.
Bien entendu, les niveaux élevés de pauvreté, les conditions précaires de travail et de logement et le manque d’infrastructures sanitaires adéquates menacent également la capacité des populations d’Europe et des Etats-Unis à atténuer cette infection. Mais les campagnes unitaires à la base dans le Sud construisent des coalitions qui s’attaquent à ces problèmes de manière intéressante et internationaliste. Sans une orientation mondiale, nous risquons de renforcer la manière dont le virus a alimenté sans heurts la rhétorique politique discursive des mouvements suprémacistes blancs et xénophobes – une politique profondément ancrée dans l’autoritarisme, une obsession des contrôles aux frontières et un patriotisme national « mon pays d’abord ».
(Article publié sur le blog du site de Verso, le 27 mars 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Source : A l’Encontre
est professeur auprès du SOAS, University of London. Il est l’auteur, entre autres, de Money, Markets, and Monarchies : The Gulf Cooperation Council and the Political Economy of the Contemporary Middle East, Cambridge University Press, 2018 et Lineages of Revolt. Issues of Contemporary Capitalism in the Middle East, Haymarket Books, 2013.