Compte-rendu de l’atelier sur l’Amérique latine dans le cadre de la IVe Université d’été du CADTM Europe. Sont intervenus pour apporter un éclairage sur la la région : Bernard Duterme (CETRI – Belgique), Daniel Munevar (CADTM – Colombie) et Maud Bailly (CADTM – Belgique).
Maud Bailly a ouvert cet atelier en rappelant que si l’esprit de résistance est toujours vif en Amérique latine, cela n’est pas sans corrélation avec le niveau extrêmement élevé des inégalités dans cette partie du globe. Laboratoire du néolibéralisme dans les années 80, l’Amérique latine est par la suite devenue un laboratoire des luttes et des alternatives au système néolibéral et au système dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
. Mais les expériences porteuses d’espoir ont montré leurs limites et semblent aujourd’hui confrontées à une « impasse stratégique ». Une redéfinition des relations entre mouvements sociaux et gouvernements dits progressistes est à l’œuvre, en même temps qu’on assiste à des « coups d’État en douce » qui tentent de déstabiliser les gouvernements progressistes au pouvoir.
Bernard Duterme est revenu sur les conditions ayant favorisé l’émergence d’une poussée contestataire dans la fin des années 90 et au début des années 2000 en Amérique latine. Ce virage à gauche a été le résultat du bilan social désastreux de la libéralisation politique et économique ayant notamment mené à des inégalités croissantes. A cette époque, la progression des frontières du capitalisme a vu de nouveaux secteurs de la population touchés par l’exclusion, faisant émerger de nouveaux acteurs contestataires. Dans ce contexte, l’ouverture progressive d’espaces démocratiques et la perte de légitimité des partis politiques traditionnels ont également contribué au processus.
Ces nouveaux mouvements sociaux, qui ont été qualifiés d’identitaires, révolutionnaires et démocrates ont pour la première fois articulé à la fois différentes identités et différents registres de mobilisation, telles que la justice sociale et la reconnaissance des diversités culturelles. Ces mobilisations vont participer à l’avénement de nouveaux pouvoirs progressistes.
Seul le pôle le plus radical de ces gouvernements progressistes a mené des réformes constitutionnelles importantes, comme en Bolivie ou au Venezuela. Il existe cependant des points communs entre ces différents pouvoirs de gauche, qui ont dans l’ensemble participé à un effort d’intégration régionale latino-américaine libérée de l’hégémonie américaine.
Le bilan de ces gouvernements post-néolibéraux comprend la récupération du contrôle de leurs ressources, l’amélioration de la justice sociale à travers le développement de politiques sociales ambitieuses et une diminution de la pauvreté. Dans l’ensemble, ces États sont devenus plus redistributifs, mais les réformes fiscales ont cependant été timides et on se trouve souvent dans des formes de « capitalisme d’État plus ou moins prononcé ».
En ce qui concerne les rapports entre les mouvements sociaux et les gauches politiques, on est passé par tous les éventails de relations possibles. Dans plusieurs pays, on a assisté à des affrontements ouverts entre une partie des mouvements sociaux – qui ont participé au tournant à gauche - et les pouvoirs de gauche.
Au sein même des gauches sociales, il existe un clivage également. Un premier pôle – « conventionnel » – travaille à une réappropriation des richesses nationales permettant de financer des politiques sociales, via l’exploitation des ressources naturelles. Un second pôle – écologiste ou « pacha mamiste » – travaille davantage à la préservation des ressources et à la défense des droits de la nature.
Daniel Munevar s’est quant à lui arrêté sur l’état de la dette et des politiques fiscales. Selon lui, durant ces 15 dernières années de changement, des erreurs politiques et économiques ont suscité une perte d’opportunités en Amérique latine.
Le début de ce siècle a vu la dette publique externe diminuer dans la région, grâce à l’augmentation des prix des matières premières qui a généré des recettes budgétaires. Celles-ci ont financé les dépenses sociales qui ont ainsi augmenté et qui constituent un élement clé dans la lutte contre les inégalités. Cependant, baser le financement de ces dépenses sociales essentiellement sur l’exportation des matières premières a été une erreur stratégique. L’économiste colombien a rappelé que depuis les années 50, aucun pays ne s’est développé à partir de l’exportation des matières premières, qui ne constitue pas un élément suffisant pour assurer la soutenabilité de la croisssance. Aucun des gouvernements de la région n’était préparé au revirement de la situation avec la diminution de la demande de matières premières et la chute du prix du pétrole.
L’erreur a été d’avoir voulu financer les dépenses sociales de manière permanente par l’exportation de matières premières, sans modification de la matrice productive et de la structure de la fiscalité dans la région. Aucun gouvernement n’a osé s’attaquer à la question fiscale, alors que la structure fiscale existante n’est pas capable de maintenir ce niveau de dépenses sociales.
Après ces éclairages de Daniel Munevar, Maud Bailly a abordé la résistance face au système dette. L’Amérique latine est la région au sein de laquelle les alternatives ont été les plus porteuses d’espoir, bien qu’elles se soient aussi retrouvées confrontées à leurs limites.
L’Équateur constitue sans doute une des alternatives les plus abouties en matière de gestion de la dette publique. Un audit de la dette a pris place en 2007-2008 dans le cadre de la CAIC – Commission de l’audit du crédit public – qui intégrait la participation de la société civile et dont les travaux ont porté sur l’étude de l’endettement de 1976 à 2006. Ceci a abouti sur la démonstration que 85% de la dette publique équatorienne (interne et externe) était illégale et/ou illégitime. Le gouvernement a donc suspendu le remboursement de la dette et a imposé une réduction drastique aux créanciers. Ceci lui a permis d’épargner 7 milliards de dollars, et de diminuer le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. de 32 à 15% du budget annuel, en même temps que d’accroître le financement des dépenses sociales, qui sont passées de 12 à 25% du budget de l’État.
Malgré ces progrès, l’évolution récente de la situation en Equateur et les contradictions internes sont préoccupantes.
En Argentine, suite à la crise ayant débuté en 2001, a eu lieu une suspension unilatérale de paiements de la dette à l’égard des créanciers (sauf à l’égard des organismes financiers internationaux comme le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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). Cette suspension de paiement, historique dans sa durée, a permis au pays de négocier avec les créanciers et de restructurer sa dette par un échange de titres en 2005 et 2010. 93% des créanciers ont accepté. Les créances
Créances
Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).
des 7% restants ont été rachetées par des fonds vautours
Fonds vautour
Fonds vautours
Fonds d’investissement qui achètent sur le marché secondaire (la brocante de la dette) des titres de dette de pays qui connaissent des difficultés financières. Ils les obtiennent à un montant très inférieur à leur valeur nominale, en les achetant à d’autres investisseurs qui préfèrent s’en débarrasser à moindre coût, quitte à essuyer une perte, de peur que le pays en question se place en défaut de paiement. Les fonds vautours réclament ensuite le paiement intégral de la dette qu’ils viennent d’acquérir, allant jusqu’à attaquer le pays débiteur devant des tribunaux qui privilégient les intérêts des investisseurs, typiquement les tribunaux américains et britanniques.
[1]. qui attaquent aujourd’hui l’Argentine. En 2014, la Cour suprême des Etats-Unis par la voie du juge Griesa a rejeté le recours de l’Argentine pour donner raison aux fonds vautours NML et Aurelius, condamnant le pays à leur payer 1,33 milliard de dollars.
Cette même année, le gouvernement a créé un mécanisme de défense contre ces fonds vautours, à travers l’adoption d’une loi dite « de paiement souverain ». Cette loi recommande notamment de recourir à un audit de la dette, conduit par une commission parlementaire chargée d’auditer les dettes contractées durant la période 1976-2014. La participation de la société civile n’est pas prévue dans ce cadre, pas plus que la transparence nécessaire au respect du droit citoyen à l’information. Le CADTM a eu l’occasion de s’exprimer sur ses craintes concernant les limites de cette commission, dans le cadre de l’« Assemblée pour la suspension du paiement et l’audit de la dette en défense du patrimoine et des biens communs » qui est une coalition de mouvements sociaux et syndicaux [2] .
Dans différents autres pays d’Amérique latine – Brésil, Vénézuela, Colombie par exemple - des audits citoyens sont en cours.
Une autre projet d’alternative notable est celui de la Banque du Sud, initié en 2007 par sept Etats sud-américains. Il s’agissait de créér une alternative progressiste à la Banque Mondiale et au Fond Monétaire International qui, en offrant une autre source de financement aux Etats, leur permettrait de se soustraire aux diktats des financiers. Cette institution au service des peuples, de l’emploi et de l’intégration régionale devait intégrer différents projets, dont la création d’une monnaie commune et alternative (le « sucre »). A ce jour, ce projet n’a cependant pas abouti, paralysé par les divergences entre les Etats créateurs.
Des alternatives au système dominant existent donc bel et bien et doivent être des sources d’inspiration. Nous devons en apprendre tout autant des limites qu’elles ont rencontré.
Suite à ces exposés, le débat avec le public a été riche et s’est ouvert par cette réflexion d’un participant : sans poser les bases d’une économie où les moyens de production sont sous contrôle démocratiques, on est face à un mur.
Parmi les différents sujets évoqués, la corruption de l’appareil d’Etat par les plus riches a été avancée comme facteur explicatif de l’absence de recours à l’imposition des plus riches et des multinationales en Amérique latine. Les gouvernements progressistes ne se sont pas attaqués à cette situation de manière frontale.
La différence entre les intentions des gouvernements progressistes (voir la constitution équatorienne par exemple) et la réalité relève d’un faisceau de causes internes - la corruption notamment - et externes, tel que le contexte macroéconomique dans lequel ces pouvoirs ont évolué.
La nécessaire vision à long terme – qui a manqué dans certains pays - a été soulevée comme élément clé du changement. L’arrivée au pouvoir n’est que le début du processus de transformation d’un pays. Il faut en être conscient pour se donner les moyens de soutenir cette vision à long terme.
Le débat a également été l’occasion d’aborder la question cruciale des moyens à mettre en œuvre afin de surmonter les limites rencontrées jusqu’à présent dans la construction d’alternatives au système dominant. Une fiscalité juste et des banques alternatives réellement au services des peuples constituent des voies à suivre. Maud Bailly est revenue sur les stratégies face au système dette préconisées par le CADTM : la suspension unilatérale des paiements conjuguée à des audits permettant d’en déceler les parties illégales, illégitimes, odieuses et insoutenables. L’annulation de ces dernières doit reposer sur des éléments juridiques, de respect des droits humains et de respect de la souveraineté des États. Mais la dette reste un angle d’attaque pour agir contre le système capitaliste dans son ensemble.
Rédigé par Perrine Seron, relu par Maud Bailly
[1] Les fonds vautours sont des fonds d’investissement privés spécialisés dans le rachat de titres de la dette d’États en difficulté (en défaut de paiement ou proche du défaut de paiement). Ils poursuivent les États devant les tribunaux anglo-saxons pour les obliger à rembourser les créances à valeur nominale (c’est-à-dire initiale), en plus des intérêts accumulés, des pénalités de retard et des frais de justice
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