L’audit citoyen de la dette : comment et pourquoi ?

30 décembre 2011 par Eric Toussaint , Damien Millet


La question du remboursement de la dette publique constitue indéniablement un tabou. Il est présenté par les chefs d’État et de gouvernement, la Banque centrale européenne (BCE), le Fonds monétaire international (FMI), la Commission européenne et la presse dominante comme inévitable, indiscutable, obligatoire. Les citoyens et citoyennes devraient se résigner au paiement de la dette publique. La seule discussion possible porte sur la façon de moduler la répartition des sacrifices nécessaires afin de dégager suffisamment de moyens budgétaires pour tenir les engagements pris par la nation endettée. Les gouvernements qui ont emprunté ont été élus démocratiquement, les actes qu’ils ont posés sont donc légitimes. Il faut payer.

L’audit citoyen est un instrument pour lever ce tabou. Il permet à une proportion croissante de la population de comprendre les tenants et aboutissants du processus d’endettement d’un pays. Il consiste à analyser de manière critique la politique d’emprunt menée par les autorités du pays.



 Les questions qu’il faut poser

 Il n’est pas nécessaire de pénétrer des secrets d’État pour trouver les réponses

Pour répondre à toutes ces questions – et la liste n’est pas exhaustive, nul besoin de révéler des secrets d’État, d’accéder à des documents non publics de la banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. , du ministère des Finances, du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, de la BCE BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
, de la Commission européenne, des chambres de compensation comme Clearstream ou Euroclear [1], ou de compter sur les confidences d’une personne travaillant au sein d’un de ces organismes. Certes, de nombreux documents protégés jalousement par les gouvernants et les banquiers devraient absolument être mis à la disposition du public et seraient très utiles pour affiner l’analyse. Il faut donc exiger d’avoir accès à la documentation nécessaire à un audit complet. Mais il est parfaitement possible de procéder à un examen rigoureux de l’endettement public à partir de l’information présente dans le domaine public. De nombreuses sources sont accessibles à qui veut s’en donner la peine : la presse, les rapports de la Cour des comptes, les sites internet des institutions parlementaires, de la banque nationale, de l’agence en charge la gestion de la dette, de l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
, de la Banque des règlements internationaux (BRI), de la BCE, des banques privées, des organisations ou des collectifs qui se sont lancés dans l’étude critique de l’endettement (cadtm.org, attac.org…), les archives des collectivités locales, les rapports des agences de notation Agences de notation Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite. ou encore des mémoires de thésards. Il ne faut pas hésiter à demander à des parlementaires de poser des questions publiques au gouvernement ou à des mandataires locaux de le faire auprès des collectivités locales.

 L’audit n’est pas une affaire d’experts

L’exercice de l’audit n’est pas un exercice réservé à des experts. Ils sont évidemment bienvenus et peuvent apporter beaucoup au travail collectif de l’audit citoyen. Mais un collectif peut commencer le travail sans nécessairement être assuré d’une telle participation. C’est en entreprenant les recherches et en provoquant un débat public qu’en cours de route les collectifs s’étofferont et réuniront différentes expertises. Chacun d’entre nous peut y prendre part et se mettre au travail pour mettre en lumière le processus d’endettement public. En 2011, un collectif national s’est mis en place en France pour un audit citoyen de la dette (audit-citoyen.org). Il rassemble de nombreux mouvements sociaux et politiques, et l’appel à sa constitution a été signé par plusieurs dizaines de milliers de personnes. Dans le cadre de cette démarche, des collectifs locaux se sont mis en place un peu partout dans l’hexagone. On peut d’ailleurs partir de réalités locales afin de participer à l’audit des dettes publiques. On peut commencer par analyser les emprunts structurés vendus aux collectivités locales par Dexia ou d’autres banques. À ce propos, un travail est déjà réalisé : l’association « Acteurs publics contre les emprunts toxiques » rassemble une dizaine de collectivités locales (empruntstoxiques.fr). On peut aussi commencer par étudier les difficultés financières rencontrées par les hôpitaux publics présents sur le territoire. Des initiatives pour des audits citoyens se développent également en Grèce, en Irlande, en Espagne, au Portugal, en Italie et en Belgique.

D’autres domaines en matière de dettes privées peuvent aussi être abordés. Dans les pays comme l’Espagne ou l’Irlande, où l’éclatement de la bulle immobilière a plongé des centaines de milliers de familles dans la détresse, il est utile de s’attaquer aux dettes hypothécaires des ménages. Les victimes des agissements des prêteurs peuvent apporter leur témoignage et aider à comprendre le processus illégitime d’endettement qui les affecte.

 Un champ d’action très riche

Le champ d’action d’un audit de la dette publique est infiniment prometteur et n’a rien à voir avec sa caricature qui le réduit à une simple vérification de chiffres faite par des comptables routiniers. Au-delà du contrôle financier, l’audit a un rôle éminemment politique, lié à deux besoins fondamentaux de la société : la transparence et le contrôle démocratique de l’État et des gouvernants par les citoyens.

Il s’agit là de besoins qui se réfèrent à des droits démocratiques tout à fait élémentaires, reconnus par le droit international, le droit interne et la Constitution, bien que violés en permanence. Le droit de regard des citoyens sur les actes de ceux qui les gouvernent, de s’informer de tout ce qui concerne leur gestion, leurs objectifs et leurs motivations est intrinsèque à la démocratie elle-même. Il émane du droit fondamental des citoyens d’exercer leur contrôle sur le pouvoir et de participer activement aux affaires publiques et donc communes.

Le fait que les gouvernants s’opposent à l’idée que des citoyens osent réaliser un audit citoyen est révélateur d’une démocratie bien malade, qui d’ailleurs n’arrête pas de nous bombarder médiatiquement avec sa rhétorique sur la transparence. Ce besoin permanent de transparence dans les affaires publiques se transforme en un besoin social et politique tout à fait vital, et pour cette raison, la véritable transparence est le pire cauchemar pour les élites.

 L’audit citoyen pour la répudiation de la dette illégitime

La réalisation d’un audit citoyen de la dette publique, combinée, grâce à une puissante mobilisation populaire, à une suspension du remboursement de la dette publique, doit aboutir à une annulation/répudiation de la partie illégitime de la dette publique et à une réduction drastique du reste de la dette.

Il n’est pas question de soutenir les allégements de dette décidés par les créanciers, notamment à cause des sévères contreparties qu’ils impliquent. L’annulation de dette, qui devient dès lors une répudiation par le pays débiteur, est un acte souverain unilatéral très fort.

Pourquoi l’État endetté doit-il réduire radicalement sa dette publique en procédant à l’annulation des dettes illégitimes ? D’abord pour des raisons de justice sociale, mais aussi pour des raisons économiques que tout un chacun peut comprendre et s’approprier. Pour sortir de la crise par le haut, on ne peut se contenter de relancer l’activité économique grâce à la demande publique et à celle des ménages. Car si on se contente d’une telle politique de relance combinée à une réforme fiscale redistributive, le supplément de recettes fiscales sera siphonné très largement par le remboursement de la dette publique. Les contributions qui seront imposées aux ménages les plus riches et aux grandes entreprises privées (nationales ou étrangères) seront largement compensées par la rente qu’ils tirent des obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’État dont ils sont de très loin les principaux détenteurs et bénéficiaires (raison pour laquelle ils ne veulent pas entendre parler d’une annulation de dette). Il faut donc bel et bien annuler une très grande partie de la dette publique. L’ampleur de cette annulation dépendra du niveau de conscience de la population victime du système de la dette (à ce niveau, l’audit citoyen joue un rôle crucial), de l’évolution de la crise économique et politique et surtout des rapports de force concrets qui se construisent dans la rue, sur les places publiques et sur les lieux de travail au travers des mobilisations actuelles et à venir.

La réduction radicale de la dette publique est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour sortir les pays de l’Union européenne de la crise. Des mesures complémentaires sont nécessaires : réforme fiscale redistributive, transfert du secteur de la finance dans le domaine public, re-socialisation d’autres secteurs clés de l’économie, réduction du temps de travail avec maintien des revenus et embauche compensatoire et tant d’autres mesures [2] qui permettront de changer radicalement la donne actuelle ayant mené le monde dans une impasse explosive.


Notes

[1Clearstream et Euroclear comptent parmi les principales chambres de compensation (clearing houses) et tiennent le registre d’une grande partie des titres de la dette publique aux mains des banques. Une chambre de compensation est un organisme qui calcule des sommes nettes à payer et exécute les paiements. La compensation est un mécanisme permettant à des institutions financières de régler les montants dus et de recevoir les actifs correspondants aux transactions qu’elles ont effectuées sur les marchés. Ainsi, les institutions financières n’ont de flux financiers et de titres qu’avec la chambre de compensation.

[2Voir Éric Toussaint, « Huit propositions urgentes pour une autre Europe », 4 avril 2011.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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Damien Millet

professeur de mathématiques en classes préparatoires scientifiques à Orléans, porte-parole du CADTM France (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), auteur de L’Afrique sans dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec Frédéric Chauvreau des bandes dessinées Dette odieuse (CADTM-Syllepse, 2006) et Le système Dette (CADTM-Syllepse, 2009), co-auteur avec Eric Toussaint du livre Les tsunamis de la dette (CADTM-Syllepse, 2005), co-auteur avec François Mauger de La Jamaïque dans l’étau du FMI (L’esprit frappeur, 2004).

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