21 décembre 2017 par Eric Toussaint , Vittorio De Filippis
A Athènes, en 2012. Photo Bruno Castanheira. 4 SEE. REA
Quand l’endettement d’un pays va contre l’intérêt de sa population et qu’il a été mis en place au profit des créanciers, il doit être annulé, estime Eric Toussaint, le porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.
Interview publiée par Libération le 19 décembre 2017.
Dans son dernier ouvrage, Le Système dette, histoire des dettes souveraines et de leur répudiation [1], Eric Toussaint, porte-parole du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, donne les clés pour comprendre comment l’endettement des États souverains a, de tout temps, été utilisé comme une arme de domination et de spoliation. Au fil des pages, une histoire des dettes peu connue, parfois rocambolesque, s’esquisse sous les yeux du lecteur. Enrichi par des documents d’archives et des comptes rendus officiels des échanges entre responsables politiques de tous bords et de tous pays, le Système dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
est une plongée historique qui montre que la lutte contre les « dettes odieuses », illégitimes, illégales et insoutenables n’est pas un combat naissant.
Vous expliquez que les crises de la dette des pays du Sud sont toujours liées aux crises qui éclatent dans les pays capitalistes ?
À partir du XIXe siècle, le recours à l’endettement extérieur et l’adoption du libre-échange constituent un facteur fondamental de la mise sous tutelle d’économies entières par les principales puissances capitalistes où se trouvaient les plus grandes banques. Chaque crise de la dette a été précédée d’une phase de surchauffe de l’économie des pays les plus industrialisés, au cours de laquelle il y a eu surabondance de capitaux dont une partie a été recyclée vers les économies de la « périphérie ». La crise est ensuite généralement provoquée par des facteurs externes aux pays périphériques endettés : une récession
Récession
Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs.
ou un krach financier ou encore un changement de politique des taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
décidé par les banques centrales des grandes puissances du moment.
N’est-ce pas un peu exagéré de transposer ce passé au présent ?
Le système de la dette d’aujourd’hui reproduit toute une série de mécanismes de domination des États puissants sur les États plus faibles. Il faut ajouter que les classes dominantes des pays endettés tirent elles aussi profit de l’endettement. Elles encouragent les gouvernants à emprunter en interne et à l’étranger, car l’emprunt contribue à ce que les impôts, qui pèsent sur la bourgeoisie, ne soient pas élevés. Elles achètent des titres de la dette
Titres de la dette
Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
de leur pays afin d’obtenir un rendement élevé garanti par l’État.
Selon vous, une série de mécanismes qui ont été mis en place, il y a deux siècles, sont toujours actifs de nos jours.
L’utilisation de la dette extérieure comme arme de domination a joué un rôle fondamental dans la politique étrangère des principales puissances au cours du XIXe siècle, et cela se poursuit au XXIe sous des formes qui ont évolué. La Grèce, pendant les années 1820 et 1830, a été soumise aux diktats des puissances créancières (en particulier la Grande-Bretagne et la France). Haïti, qui s’était libéré de la France au cours de la Révolution et avait proclamé l’indépendance en 1804, a été asservi, en 1825, au moyen de la dette. La Tunisie endettée a été envahie par la France en 1881 et transformée en protectorat. Le même sort a été réservé à l’Égypte en 1882 par la Grande-Bretagne. Ce qui s’est passé avec la Grèce, Chypre, le Portugal ou l’Irlande au cours des dix dernières années le confirme. Bien sûr, les méthodes utilisées ont changé, de nouvelles formes de coercition sont mises en pratique. Depuis 2010, la Troïka
Troïka
Troïka : FMI, Commission européenne et Banque centrale européenne qui, ensemble, imposent au travers des prêts des mesures d’austérité aux pays en difficulté.
, composée du Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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(FMI), de la Banque centrale européenne
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
(BCE), de la Commission européenne (et de l’Eurogroupe, qui réunit les ministres des Finances des pays de la zone euro), dictent aux autorités grecques ce qu’elles doivent faire sur le plan économique et social.
Mais la Grèce a sa part de responsabilité, quel rapport avec un « système dette » ?
Au début des années 2000, la création de la zone euro a généré d’importants flux financiers volatils et souvent spéculatifs, qui sont allés des économies du « centre » (Allemagne, France, Benelux, Autriche…) vers les pays de la périphérie (Grèce, Irlande, Portugal, Espagne, Slovénie…) Les grandes banques privées et d’autres institutions financières des économies du centre ont prêté de l’argent aux secteurs privé et public des économies périphériques, car il était plus profitable d’investir dans ces pays que dans les marchés nationaux des économies du centre. L’existence d’une monnaie unique, l’euro, a encouragé ces flux, car il n’y avait plus de risques de dévaluation Dévaluation Modification à la baisse du taux de change d’une monnaie par rapport aux autres. . Cela a créé une bulle du crédit privé, touchant principalement le secteur immobilier, mais aussi celui de la consommation. Les banques privées d’Europe occidentale ont utilisé l’argent que leur prêtait massivement, et à bas coût, la BCE pour augmenter leurs prêts à des pays comme la Grèce sans vérifier la solvabilité des emprunteurs. Les banquiers cherchaient à faire du rendement, peu importe les risques. Ce qui est arrivé à la Grèce en 2010, quand les banquiers occidentaux ont fermé le robinet, est arrivé peu après à l’Irlande, au Portugal, à Chypre et, dans une certaine mesure, à l’Espagne.
« Périphérie », « centre »… Ce sont des mots qu’on utilise rarement aujourd’hui en économie.
Pourtant, il existe une hiérarchie entre des pays du « centre riche » et des « pays périphériques », que ce soit à l’intérieur de l’Union européenne ou à l’échelle de la planète.
Sur la base de toute une série de jurisprudences, Alexander Sack, un juriste russe exilé à Paris après la révolution bolchevique, a élaboré en 1927 la doctrine juridique de la « dette odieuse ». Selon cette doctrine, si la dette a été contractée contre l’intérêt de la population, et que les créanciers en étaient conscients, ou auraient dû l’être, elle est qualifiée d’« odieuse », et elle peut être annulée. Cette doctrine émane d’un professeur conservateur qui voulait défendre les intérêts des créanciers tout en leur disant de prendre soin de vérifier l’usage que l’emprunteur fait des crédits accordés.
Et vous affirmez, qu’une série de dettes ont été répudiées sur cette base…
Oui, et notamment aux États-Unis. En 1830, quatre États des États-Unis sont touchés par des émeutes sociales qui renversent leurs gouvernements corrompus et répudient la dette contractée auprès de banquiers véreux. Les projets d’infrastructures qu’ils étaient censés financer n’ont pas été réalisés à cause de la corruption. En 1865, quand les Nordistes gagnent contre les Sudistes, ils décrètent que ces derniers doivent répudier les dettes contractées auprès des banques pour financer la guerre (c’est le contenu du 14e amendement à la Constitution). Une dette considérée comme « odieuse », car contractée pour défendre le système esclavagiste.
Vous avez d’autres exemples ?
Il y a bientôt un siècle, en février 1918, les Soviets ont décrété la répudiation des dettes tsaristes. En 1919, le Costa Rica répudie une dette contractée par l’ex-dictateur Federico Tinoco Granados, au bénéfice de sa famille, c’est un ancien président des États-Unis, William Taft, qui intervient en tant qu’arbitre et entérine la répudiation. Car l’argent emprunté était destiné à des intérêts personnels. Plus récent : dix jours après l’invasion de l’Irak, en 2003, le secrétaire d’Etat américain au Trésor, John Snow, a convoqué ses collègues du G7 G7 Groupe informel réunissant : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie, Japon. Leurs chefs d’État se réunissent chaque année généralement fin juin, début juillet. Le G7 s’est réuni la première fois en 1975 à l’initiative du président français, Valéry Giscard d’Estaing. pour annuler les dettes contractées par Saddam Hussein, en utilisant l’argument de la « dette odieuse ». En octobre 2004, 80 % de la dette de l’Irak a été annulée. Cela montre la validité de l’argument de droit international.
Comment transposer toutes ces observations sur la Grèce ?
La dette réclamée par la Troïka à la Grèce représente 90 % de la dette publique grecque. Les prêts de la troïka ont clairement été octroyés contre l’intérêt des Grecs eux-mêmes. On leur a imposé des mesures qui ont dégradé l’exercice de leurs droits fondamentaux et de leurs conditions de vie sans améliorer la situation. La Troïka a prêté de l’argent à la Grèce afin que celle-ci rembourse les banques privées occidentales. La Commission pour la vérité sur la dette grecque, dont j’ai coordonné les travaux en 2015 à la demande de Zoé Konstantopoúlou, la présidente du Parlement grec, a prouvé que les membres de la Troïka étaient conscients des effets néfastes de leurs exigences.
Idem pour le Venezuela ?
Pour se prononcer, il faudrait pouvoir procéder à un audit de la dette vénézuélienne qui a été contractée sous le régime de Hugo Chávez et par son successeur Nicolás Maduro. Un audit pour répondre à la question suivante : « Ces dettes ont-elles servi les intérêts des populations ou bien ont-elles servi à financer les intérêts d’une minorité privilégiée ? ». Il est très important de réaliser un examen très rigoureux du processus d’endettement. Il est frappant de constater que l’opposition de droite à Nicolás Maduro n’exige pas la suspension ou l’annulation de la dette. Faut-il rappeler que la classe dominante locale a investi dans les dettes émises par le régime en place et compte donc sur la poursuite du paiement de la dette après le renversement de Nicolás Maduro ?
Répudier une dette n’est-ce pas se couper du financement externe ?
L’histoire du capitalisme démontre le contraire. En 1837, le Portugal qui avait répudié sa dette à l’égard de banquiers français a pu, ensuite, émettre quatorze emprunts successifs en France et ailleurs. Idem pour les États-Unis… Les Soviets répudient leur dette en 1918 et, malgré cet acte, à partir de 1924, tous les pays occidentaux se sont bousculés au portillon de l’URSS pour prêter de l’argent. Les exemples ne manquent pas. J’ajoute que l’annulation de la dette illégitime
Dette illégitime
C’est une dette contractée par les autorités publiques afin de favoriser les intérêts d’une minorité privilégiée.
Comment on détermine une dette illégitime ?
4 moyens d’analyse
* La destination des fonds :
l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou un groupe.
* Les circonstances du contrat :
rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
* Les termes du contrat :
termes abusifs, taux usuraires...
* La conduite des créanciers :
connaissance des créanciers de l’illégitimité du prêt.
est insuffisante ! Annuler des dettes sans réaliser d’autres politiques concernant les banques, la monnaie, la fiscalité, les priorités d’investissement et la démocratie, n’empêchera pas d’entraîner le pays concerné par cette annulation dans un nouveau cycle d’endettement. La répudiation de la dette qualifiée d’odieuse est nécessaire et légitime, mais elle doit s’inscrire dans un plan économique et social d’ensemble.
Source : Libération
[1] Le Système dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent (LLL), 19,50 €.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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