Dans l’œil du cyclone : la crise de la dette dans l’Union européenne (1/7)

La Grèce au coeur des tourmentes

13 septembre 2011 par Eric Toussaint


Entre juillet et septembre 2011, les bourses ont été ébranlées une nouvelle fois au niveau international. La crise s’est approfondie dans l’Union européenne, en particulier en matière de dettes. Le CADTM a interviewé Eric Toussaint afin de décoder différents aspects de cette nouvelle phase de la crise.



 Première partie : La Grèce au cœur des tourmentes [1]

CADTM : Est-il vrai que la Grèce doit promettre au marché un taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
d’environ 15% pour pouvoir emprunter pour une durée de 10 ans ?

Eric Toussaint : Oui, c’est vrai, les marchés ne sont disposés à acheter des titres que voudrait émettre la Grèce pour une durée de 10 ans qu’à condition qu’elle s’engage à payer de tels taux exorbitants.

CADTM : La Grèce emprunte-t-elle à 10 ans dans de telles conditions ?

Eric Toussaint : Non, la Grèce ne peut pas se permettre de verser un tel intérêt. Cela lui coûterait beaucoup trop cher. Or, presque tous les jours, on peut lire tant dans la presse traditionnelle que dans des médias alternatifs (par ailleurs très utiles pour se faire une opinion critique) que la Grèce doit emprunter à 15% ou plus.

En réalité, depuis que la crise a éclaté au printemps 2010, la Grèce n’emprunte sur les marchés qu’à 3 mois, 6 mois ou maximum 1 an, en versant un taux d’intérêt qui varie selon les émissions entre 4% et 5% [2]. Il faut savoir que, avant que les attaques spéculatives ne commencent contre la Grèce, celle-ci pouvait emprunter à des taux très avantageux tant les banquiers surtout mais aussi d’autres investisseurs institutionnels (les assurances, les fonds de pension Fonds de pension Fonds d’investissement, appelé aussi fonds de retraite, qui a pour vocation de gérer un régime de retraite par capitalisation. Un fonds de pension est alimenté par l’épargne des salariés d’une ou plusieurs entreprises, épargne souvent complétée par l’entreprise ; il a pour mission de verser des pensions aux salariés adhérents du fonds. Les fonds de pension gèrent des capitaux très importants, qui sont généralement investis sur les marchés boursiers et financiers. ) -que l’on appelle dans le jargon, les zinzins Zinzins On surnomme ’zinzins’ les investisseurs institutionnels, c’est-à-dire les gestionnaires de fonds collectifs qui ont atteint un poids financier paroxysmique sur les marchés financiers, tels les fonds de pension, les compagnies d’assurance et autres organismes de placements collectifs. - étaient empressés de lui prêter de l’argent.

C’est ainsi que le 13 octobre 2009, elle a émis des titres du Trésor (T-Bills) à 3 mois avec un rendement (yield) très bas : 0,35%. Le même jour, elle a réalisé une autre émission, celle de titres à 6 mois avec un taux de 0,59%. Sept jours plus tard, le 20 octobre 2009, elle a émis des titres à un an à un taux de 0,94% [3]. On était à moins de six mois de l’éclatement de la crise grecque. Les agences de notation Agences de notation Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite. attribuaient une très bonne cote à la Grèce et aux banques qui lui prêtaient à tour de bras. Dix mois plus tard, pour émettre des titres à 6 mois, elle a dû octroyer un rendement de 4,65% (càd 8 fois plus). C’est un changement fondamental de circonstances.

Encore une précision importante pour indiquer la responsabilité des banques : en 2008, elles exigeaient de la Grèce un rendement plus élevé qu’en 2009. Par exemple, en juin-juillet-août 2008, alors qu’on n’avait pas encore connu le choc produit par la faillite de Lehman Brothers, les taux étaient quatre fois plus élevés qu’en octobre 2009. Au 4e trimestre 2009, en passant au-dessous de 1%, les taux ont atteint leur niveau le plus bas [4]. Ce qui peut paraître irrationnel, car il n’est pas normal pour une banque privée d’abaisser les taux d’intérêts dans un contexte de crise internationale majeure et à l’égard d’un pays comme la Grèce qui s’endette très rapidement, est logique du point de vue d’un banquier qui cherche un maximum de profit immédiat en étant persuadé qu’en cas de problème, les autorités publiques lui viendront en aide. Après la faillite de Lehman Brothers, les gouvernements des États-Unis et d’Europe ont déversé d’énormes liquidités Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
pour sauver les banques et pour relancer le crédit et l’activité économique. Les banquiers ont saisi cette manne de capitaux pour les prêter dans l’UE à des pays comme la Grèce, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, en étant convaincus qu’en cas de problème, la Banque centrale européenne BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
(BCE) et la Commission européenne (CE) leur viendraient en aide. De leur point de vue, ils ont eu raison.

CADTM : Tu veux dire que les banques privées, en prêtant à bas taux d’intérêt, ont contribué activement à pousser la Grèce dans le piège d’un endettement insoutenable, puis ont exigé des taux beaucoup plus élevés qui ont empêché la Grèce de pouvoir emprunter au-delà d’une durée d’un an ?

Eric Toussaint : Oui, c’est bien cela. Je ne parle pas d’un complot à proprement parler, mais il est indéniable que les banques ont jeté littéralement des capitaux à la figure de pays comme la Grèce (y compris en baissant les taux d’intérêt qu’elles exigeaient) tellement à leurs yeux l’argent qu’elles recevaient massivement des pouvoirs publics devait trouver une destination en termes de prêts aux États de la zone euro. Il faut se rappeler que voici à peine trois ans, les États sont apparus comme les acteurs les plus fiables tandis que le doute régnait quant à la capacité des entreprises privées de tenir leurs engagements et de rembourser leurs dettes.

Pour reprendre l’exemple concret mentionné plus haut, lorsque le 20 octobre 2009 le gouvernement grec a vendu des T-Bills à 3 mois avec un rendement de 0,35%, il cherchait à réunir la somme de 1 500 millions d’euros. Les banquiers et autres zinzins ont proposé près de 5 fois cette somme, soit 7 040 millions. Finalement, le gouvernement a décidé d’emprunter 2 400 millions. Il n’est pas exagéré d’affirmer que les banquiers ont jeté les capitaux à la figure de la Grèce.

Revenons sur les séquences de l’augmentation des prêts des banquiers d’Europe occidentale à la Grèce au cours de la période 2005-2009. Les banques des pays de l’ouest européen ont augmenté leurs prêts à la Grèce (tant au secteur public que privé) une première fois entre décembre 2005 et mars 2007 (pendant cette période, le volume des prêts a augmenté de 50%, passant d’un peu moins de 80 milliards à 120 milliards de dollars). Bien que la crise des subprime avait éclaté aux États-Unis, les prêts ont de nouveau augmenté fortement (+33%) entre juin 2007 et l’été 2008 (passant de 120 à 160 milliards de dollars), puis ils se sont maintenus à un niveau très élevé (environ 120 milliards de dollars). Cela signifie que les banques privées d’Europe occidentale ont utilisé l’argent que leur prêtaient massivement et à bas coût la Banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. européenne, la Banque d’Angleterre, la Réserve fédérale des États-Unis et les money market funds Money Market Funds
MMF
Les Money Market Funds (MMF) sont des sociétés financières des États-Unis et d’Europe, très peu ou pas du contrôlées ni réglementées car elles n’ont pas de licence bancaire. Ils font partie du shadow banking. En théorie, les MMF mènent une politique prudente mais la réalité est bien différente. L’administration Obama envisage de les réglementer car, en cas de faillite d’un MMF, le risque de devoir utiliser des deniers publics pour les sauver est très élevé. Les MMF suscitent beaucoup d’inquiétude vu les fonds considérables qu’ils gèrent et la chute depuis 2008 de leur marge de profit. En 2012, les MMF états-uniens maniaient 2 700 milliards de dollars de fonds, contre 3 800 milliards en 2008. En tant que fonds d’investissement, les MMF collectent les capitaux des investisseurs (banques, fonds de pension…). Cette épargne est ensuite prêtée à très court terme, souvent au jour le jour, à des banques, des entreprises et des États.
Dans les années 2000, le financement par les MMF est devenu une composante importante du financement à court terme des banques. Parmi les principaux fonds, on trouve Prime Money Market Fund, créé par la principale banque des États-Unis JP.Morgan, qui gérait, en 2012, 115 milliards de dollars. La même année, Wells Fargo, la 4e banque aux États-Unis, gérait un MMF de 24 milliards de dollars. Goldman Sachs, la 5e banque, contrôlait un MMF de 25 milliards de dollars.
Sur le marché des MMF en euros, on trouve de nouveau des sociétés états-uniennes : JP.Morgan (avec 18 milliards d’euros), Black Rock (11,5 milliards), Goldman Sachs (10 milliards) et des européennes avec principalement BNP Paribas (7,4 milliards) et Deutsche Bank (11,3 milliards) toujours pour l’année 2012. Certains MMF opèrent également avec des livres sterling. Bien que Michel Barnier ait annoncé vouloir réglementer le secteur, jusqu’à aujourd’hui rien n’a été mis en place. Encore des déclarations d’intention...
1. L’agence de notation Moody’s a calculé que pendant la période 2007-2009, 62 MMF ont dû être sauvés de la faillite par les banques ou les fonds de pensions qui les avaient créés. Il s’est agi de 36 MMF opérant aux États-Unis et 26 en Europe, pour un coût total de 12,1 milliards de dollars. Entre 1980 et 2007, 146 MMF ont été sauvés par leurs sponsors. En 2010-2011, toujours selon Moody’s, 20 MMF ont été renfloués.
2 Cela montre à quel point ils peuvent mettre en danger la stabilité du système financier privé.
des États-Unis (voir plus loin) pour augmenter leurs prêts à des pays comme la Grèce6 sans aucune considération pour les risques. Les banques privées ont donc une très lourde part de responsabilité dans l’endettement excessif de la Grèce. Les banques privées grecques ont également prêté énormément d’argent aux pouvoirs publics et au secteur privé. Elles ont aussi une part importante de responsabilité. Les dettes réclamées par les banques étrangères et grecques à la Grèce en conséquence de leur politique complètement aventureuse sont frappées selon moi d’illégitimité.

Fin de la première partie


Éric Toussaint, docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, président du CADTM Belgique, membre de la Commission présidentielle d’audit intégral de la dette (CAIC) de l’Équateur et du Conseil scientifique d’ATTAC France. A dirigé avec Damien Millet le livre collectif La Dette ou la Vie, Aden-CADTM, 2011. A participé au livre d’ATTAC : “Le piège de la dette publique. Comment s’en sortir”, édition Les liens qui libèrent, Paris, 2011.

Notes

[1Nous publions à nouveau cet entretien, paru dans son intégralité le 26 août 2011, sous forme d’une série en sept parties.

[2Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n° 62, June 2011. Disponible sur www.bankofgreece.gr

[3Hellenic Republic Public Debt Bulletin, n° 56, December 2009.

[4Bank of Greece, Economic Research Department – Secretariat, Statistics Department – Secretariat, Bulletin of Conjunctural Indicators, Number 124, October 2009. Disponible sur www.bankofgreece.gr

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.