La dette écologique au cœur des enjeux climatiques

10 mai 2016 par Renaud Duterme


CC - by John Erlandsen

Après l’engouement médiatique de la COP21, il est temps de prendre du recul et de nous interroger sur une des principales raisons qui explique l’échec de ces sommets successifs. De nombreux problèmes sont maintenant connus, en particulier dans les milieux militants, tels que la croyance absolue de nos dirigeants en la Croissance ou encore l’infiltration des grandes multinationales et autres lobbies dans les arcanes des négociations.



Malgré tout, un autre aspect des choses, à notre sens sous-représenté, est l’aspect Nord-Sud du problème climatique. Cette question est en effet d’une importance capitale car ce qu’elle dissimule n’est rien d’autre que le choix quant au modèle de « développement » à même de satisfaire les besoins du plus grand nombre sans profondément attenter aux grands équilibres naturels (ou devrait-on dire à l’heure actuelle de les minimiser). De ce fait, ne pas mettre les relations entre pays du Centre (le Nord) et ceux de la Périphérie (le Sud) au cœur du débat revient purement et simplement à exclure les changements fondamentaux pourtant indispensables pour éviter une généralisation de la catastrophe environnementale et sociale.


Premier volet de l’injustice environnementale

Le réchauffement climatique est intrinsèque à l’expansion simultanée du capitalisme et de l’industrialisation à l’ensemble du monde [1]. Or, cette double expansion n’a dans la plupart des cas pu se faire que par la violence (coercitive et/ou économique). La révolution industrielle n’aurait pu émerger sans les apports du dit Nouveau Monde (or, argent, canne à sucre, tabac, pomme de terre, guano [2]., terres vierges [3], …). C’est également cette révolution, qui, de par les progrès dans les transports, a permis une mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
croissante des échanges, d’abord par le bateau à vapeur, puis par le moteur à explosion. Cela n’est évidemment pas un mal en soi, mais ça l’est rapidement devenu en raison des impératifs de concurrence et de profits dictés par l’expansion du capitalisme. Il allait ainsi, dès la colonisation, devenir rentable de « spécialiser » des régions entières selon leurs avantages comparatifs (Ricardo), déstructurant de la sorte des civilisations entières et rendant les quatre coins du monde dépendants les uns des autres et donc a fortiori de transports toujours plus nombreux et donc polluants. Le paroxysme sera atteint à partir de la deuxième moitié du XXe siècle avec le développement du libre échange, la conteneurisation et internet, donnant une complète liberté aux grands groupes multinationaux pour déployer aux quatre coins du monde l’ensemble de leurs filiales. À noter que, contrairement à ce que d’aucuns racontent, cela s’est, jusqu’à aujourd’hui et dans la plupart des cas fait par la coercition. L’arme financière et les relations mafieuses avec les « élites » du tiers monde ayant simplement remplacé les armées coloniales. Les résultats en termes écologiques sont purement désastreux : mise en compétition des normes écologiques encourageant la délocalisation des nuisances ; explosions des distances parcourues par les marchandises ; dépendance de milliards de personnes quant à un modèle agro-alimentaire responsable de plus d’un tiers des émissions de gaz à effet de serre ; surexploitation de la nature par des pays contraints de rembourser une dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
illégitime et appauvrissement de populations entières contraintes de déménager dans des bidonvilles sordides ; explosion des inégalités, etc. Revenir sur cet historique est fondamental.

L’analyse de l’expansion de ce capitalisme industriel au regard des émissions de gaz à effet de serre, on se rend compte que la première augmentation (XIXe siècle) coïncide avec l’industrialisation de l’Europe, des États-Unis et un peu plus tard du Japon et l’explosion de ces émissions (après 1950) correspond à la généralisation dans ces pays d’une consommation de masse en grande partie basée sur l’exploitation du tiers monde. Par conséquent, du point de vue de l’accumulation de CO2 [4], ces pays ont une écrasante responsabilité dans le réchauffement global, contrairement à l’argument très en vogue actuellement selon lequel la Chine serait le premier émetteur de gaz à effet de serre [5].


Deuxième volet de l’injustice environnementale

Ce qui précède constitue la première partie de ce qui est connu sous le nom d’injustice climatique. Ce terme paraît tout à fait approprié car les conséquences seront les plus brutales pour les pays du tiers monde (en particulier les classes populaires) et donc les moins responsables. Une double vulnérabilité explique cela. Une vulnérabilité naturelle tout d’abord. La plupart des pays du Sud étant situés dans la zone intertropicale, le climat, déjà plus capricieux qu’ailleurs, est nettement plus sensible à des variations de températures. Par conséquent, quelques degrés en plus ou une saison des pluies raccourcies de quelques jours peuvent bouleverser durablement des récoltes, des aménagements en eau potable et déstabiliser des régions entières. Mais la vulnérabilité est également et bien évidemment sociale et économique. De par leur manque de moyens et leur faible accès à des technologies performantes (notamment en raison des politiques d’ajustement imposées par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

Cliquez pour plus de détails.
et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
), ces pays sont pour la plupart à la merci de la moindre catastrophe naturelle. Par conséquent, bien qu’à terme aucun être humain n’échappe aux effets du réchauffement, ce dernier risque bien d’accroître le fossé entre les différentes régions du monde. Ce point est d’ailleurs présent dans l’ensemble des négociations sous le vocable de « principes d’atténuation et d’adaptation ». Malheureusement, cela reste essentiellement théorique, les fonds promis pour permettre au tiers monde de s’adapter et d’atténuer les conséquences du réchauffement s’avérant bien insuffisants.

Les solutions dans l’impasse

Malgré la gravité de la situation, rien n’étant fait à la hauteur des enjeux, nous nous dirigeons vers un réchauffement de plus de 4 degrés à la fin du siècle. Face à cela, force est de constater l’incapacité des négociations sur le climat à agir en profondeur sur les causes du problème (en effet, depuis la première COP, les émissions de gaz à effet de serre au niveau global n’ont cessé d’augmenter). Pire encore, les propositions les plus en vogue ont souvent comme conséquence d’aggraver les inégalités environnementales décrites ci-dessus. Nucléaire, renouvelables centralisées (projets de giga-barrages, champs de panneaux solaires dans le Sahara, etc.), agro-carburants, marché au carbone, calculs des émissions selon le lieu de production et non de consommation, etc.

Ces solutions ont en commun outre leur absence d’une réelle durabilité, leur ethnocentrisme, puisqu’ils ne peuvent être déployés à grande échelle qu’aux dépens des peuples du Sud. On comprend donc mieux pourquoi aucune solution (soyons honnêtes, si tant est qu’il en subsiste une) ne peut être envisagée sérieusement sans la reconnaissance au préalable d’une dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


- La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

- La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

- Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

- L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
vis-à-vis des populations les plus pauvres. Le paradigme peut être décrit de la façon suivante : les pays riches (si tant est que nous pouvons globaliser un milliard de personnes sous cette apologie) semblent avoir du mal à envisager une baisse de leur niveau de vie (non seulement les plus riches mais également la plupart des gens, lesquels sont certainement peu nombreux à accepter de sacrifier un certain confort tels que des voyages en avion, une surconsommation informatique, etc.) tandis que dans les pays dits pauvres émerge une classe moyenne qui n’a bien souvent pas l’intention de renoncer au Graal qu’est la consommation de masse (maison pavillonnaire, voiture individuelle, vacances annuelles, etc.).

Bien entendu, l’impasse de notre monde est que le mode de vie de la dite classe moyenne ne peut être qu’ultra minoritaire (à vue de nez au maximum 15 % de la population mondiale). Nous nous dirigeons donc tout droit dans une impasse, impasse dévoilée lors des différentes COP. Or, les classes moyennes étant dans bien des pays un des principaux électorats des puissances politiques, il est impensable pour ces dernières de prendre des mesures contraignantes vis-à-vis de ces réserves de voix, sous oublier bien sûr les multiples conflits d’intérêts persistants avec les mondes de la finance et de l’entreprise.


Reconnaître la dette écologique

Face à ce constat pour le moins amer, un impératif semble s’imposer : celui de la reconnaissance d’une dette écologique envers les peuples du Sud. Plus qu’anecdotique, l’intérêt de cette reconnaissance est multiple : en premier lieu, cela permettrait de poser les responsabilités historiques des pays du Nord et par là établir de bonnes bases pour la négociation. Il n’est pas question ici de culpabiliser l’ensemble du Nord mais il est complètement illusoire d’atteindre un compromis acceptable entre deux parties tant que la reconnaissance d’une exploitation de l’une par l’autre n’a pas été établie. Dans un autre registre, il va sans dire que la montée de phénomènes de rejets envers l’Occident se nourrit précisément de l’absence de reconnaissance de ce dernier dans certains crimes historiques tels que l’esclavage, la colonisation et le néo-colonialisme. Or, la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes à venir risque fort de bouleverser la vie de millions de personnes et par là accroître la rancœur vis-à-vis d’un Occident considéré comme arrogant car incapable de se remettre en question. A contrario, admettre sa responsabilité et bien sûr envisager des réparations ne peut qu’encourager des relations moins conflictuelles entre les différentes parties du monde.

La question des réparations est analysée dans un autre article de la présente revue mais soulignons tout de même deux choses : d’une part cette dette écologique constitue à elle seule un argument imparable pour justifier l’annulation pure et simple de la dette du tiers monde (ça n’est pas pour rien que le CADTM s’est emparé de cette question ; d’autre part, populariser ce concept pourrait permettre aux populations du Nord de comprendre que le modèle de développement qui leur a été imposé ne peut exister sans le pillage de la nature et des peuples du Sud. Gageons que cela encouragerait une prise de conscience par rapport à des questions amenées à devenir capitales dans un avenir (très) proche tel que la question des réfugiés climatiques. Pour mener à bien cet objectif, il est absolument nécessaire que la question des responsabilités et des réparations dépasse le clivage Nord/Sud et adopte plutôt une analyse en termes de classes sociales. Il n’est pas question de faire porter la responsabilité à l’ensemble des habitants du Nord mais plutôt à certains acteurs ayant une responsabilité directe dans le réchauffement climatique. Pour ce faire, la notion de crime climatique et/ou d’écocide est intéressante car cette évolution du droit international permet d’avancer vers une plus grande justice environnementale pouvant cesser de creuser la dette écologique.


Cet article est extrait du magazine du CADTM : Les Autres Voix de la Planète


Notes

[1On constate en effet une augmentation des émissions de gaz à effet de serre à partir de la révolution industrielle et une explosion de celles-ci à partir des années 1950.

[2Le guano a servi tout un temps à pallier le manque de fertilisants naturels en raison de l’urbanisation croissante des sociétés européennes

[3Selon l’historien Kenneth Pomeranz, la grande disponibilité de terre aurait permis de soulager les écosystèmes européens. C’est d’ailleurs selon lui un des avantages qu’aurait eu la Grande-Bretagne de l’époque sur certaines régions chinoises ayant atteint un même niveau de « développement ». Lire POMERANZ Kenneth, Une Grande divergence, Albin Michel, Paris, 2010.

[4Les principaux gaz à effet de serre ont en effet une durée de vie de plusieurs décennies dans l’atmosphère.

[5Pour être complet, il faut par ailleurs souligner deux fréquentes omissions : d’une part la forte population chinoise, laquelle relativise la responsabilité de ce pays et, d’autre part, le poids des exportations chinoises dans la combustion d’énergie fossile.

Renaud Duterme

est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.

Autres articles en français de Renaud Duterme (54)

0 | 10 | 20 | 30 | 40 | 50