21 juin 2016 par Eric Toussaint
« Les veines ouvertes de l’Amérique Latine ». Memorial de l’Amérique Latine, Sao Paulo.
Contrairement à la narration dominante, les crises de la dette de l’Amérique latine au 19e siècle ne constituent pas la cause des ennuis des banques du Nord et des autres créanciers. En réalité, dès le début, la crise de la dette latino-américaine est le produit des politiques suivies par les banquiers européens et elle est directement liée à la crise qui éclate à Londres. Par ailleurs, la combinaison du recours à l’endettement extérieur et l’adoption du libre-échange constitue le facteur fondamental de la nouvelle subordination de l’Amérique latine à partir du 19e siècle. Cette étude qui concerne la période 1820-1850 s’inscrit dans une série de 6 articles qui porte sur « La dette comme instrument de subordination de l’Amérique latine ». Elle complète cinq articles récents déjà publiés :
Entre 1820 et 1825, la Grande-Bretagne et, en particulier, la place financière de Londres étaient agitées par une frénésie de prêts afin de faire de bonnes affaires. La spéculation
Spéculation
Opération consistant à prendre position sur un marché, souvent à contre-courant, dans l’espoir de dégager un profit.
Activité consistant à rechercher des gains sous forme de plus-value en pariant sur la valeur future des biens et des actifs financiers ou monétaires. La spéculation génère un divorce entre la sphère financière et la sphère productive. Les marchés des changes constituent le principal lieu de spéculation.
atteint son apogée en 1824-1825. Les nouveaux États qui se créaient en Amérique latine, suite aux victoires militaires des indépendantistes contre la couronne espagnole, constituaient une destination privilégiée pour le surplus de liquidités
Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
disponible à Londres. Les prêts octroyés au royaume de Poyais en sont la meilleure illustration. Un aventurier écossais, Gregor Mc Gregor [1] a réussi à faire vendre à la Bourse
Bourse
La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois).
de Londres des titres d’un État inexistant, le royaume de Poyais, dont il était le monarque auto proclamé (voir encadré). En 1822, il a pu écumer le marché boursier de la City en plaçant des titres du Royaume de Poyais pour une valeur de 200 000 livres sterling. Il a réussi à convaincre des colons britanniques de prendre la mer pour rejoindre son royaume fantasque. Quand on commença à se rendre compte que le Royaume était imaginaire, Mc Gregor avait filé à l’anglaise. Cela n’empêcha pas un autre banquier londonien, cinq ans plus tard, de tenter d’émettre un nouvel emprunt au nom de ce royaume imaginaire.
Le royaume et la république du Poyais
Gregor Mc Gregor avait été général en 1817 dans l’armée de libération de Francisco Miranda, prédécesseur de Simon Bolivar. Les relations avec Bolivar avaient mal tourné. Après la séparation, il a fait de la piraterie dans la mer des Caraïbes, avant de se rendre à Londres où il s’est proclamé roi du Poyais qu’il situait sur la côte caraïbe du Nicaragua et du Honduras en territoire des indiens miskitos. En 1822, Mc Gregor lança une grande campagne de publicité en faveur des investissements dans le Royaume du Poyais. Selon cette propagande, la capitale Saint Joseph comptait 20 000 habitants. |
Elle était pourvue de rues pavées, d’un opéra, d’une cathédrale, d’une banque centrale
Banque centrale
La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale.
, d’un parlement, d’un palais royal… Le climat était particulièrement sain au point que le pays était devenu un lieu de refuge pour les colons de la Caraïbe voulant se refaire une santé. Les habitants du Poyais étaient pro-britanniques et les futurs colons pouvaient compter sur trois récoltes de maïs par an. Mc Gregor fit imprimer des dollars du royaume du Poyais qu’il distribua aux candidats colons en échange de livres sterling. Il vendit également des terrains. Mc Gregor avait le souci du détail, il avait octroyé à un cordonnier qui était prêt à faire le voyage, le titre de chausseur de la cour royale. Sur les 250 colons qui s’y rendirent après avoir acheté des terres à Mc Gregor, environ 80 survécurent dont 50 rentrèrent en Grande-Bretagne en 1823. Mc Gregor ne les avait pas accompagnés… En 1827, de retour à Londres après un séjour en France, Mc Gregor réussit encore à convaincre un banquier londonien d’émettre un emprunt pour la République du Poyais d’une valeur de 800 000 livres sterling. L’emprunt du royaume devenu république fut un fiasco. |
Rien qu’en 1824-1825, en pleine euphorie économique, 624 sociétés anonymes nouvelles furent créées à Londres dont 46 se spécialisèrent dans les transactions commerciales, le crédit et les investissements dans les mines d’Amérique latine. La fièvre financière et commerciale orientée vers l’Amérique latine était particulièrement importante puisque le capital de ces 46 sociétés représentait quasi la moitié du capital total des 624 sociétés nouvelles. Autre symptôme de l’attrait exercé par l’Amérique latine : sur les 24 millions de livres sterling de titres de dette vendus sur la place financière de Londres en 1824-1825, un peu plus de deux tiers, soit 17 millions de livres sterling, l’ont été au nom des nouveaux États latino-américains [2].
En décembre 1824, à Ayucacho au Pérou, les indépendantistes latino-américains remportent la dernière grande bataille des guerres de libération qu’ils menaient depuis 15 ans contre la couronne espagnole [3]. Du Mexique à l’Argentine naissent de nouveaux États républicains. La Grande-Bretagne, qui faisait partie, depuis la défaite de la France napoléonienne, de la Sainte Alliance regroupant les monarchies espagnole, russe, française, austro-hongroise et prussienne, était supposée s’opposer à l’affaiblissement d’un de ses alliés [4]. En réalité, de plus en plus activement, le gouvernement de Londres soutenait en sous-main les indépendantistes afin de gagner en influence dans cette vaste région riche en potentiel minier, industriel, agricole et commercial. Le fait que les États-Unis, concurrents de la Grande-Bretagne, avaient reconnu en 1822 la Colombie indépendante a accéléré le tournant pris par Londres qui voulait éviter de perdre une zone d’influence potentielle [5].
Simon Bolivar, un des principaux leaders latino-américains, l’avait bien compris. Alors qu’il se préparait à obtenir du crédit et des armes à Londres, il écrivait à Antonio Sucre en mai 1823 : « L’Angleterre est la première intéressée au succès de cette transaction car elle désire former une ligue avec tous les peuples libres d’Amérique et d’Europe contre la Sainte Alliance, pour se mettre à la tête des peuples et diriger le monde. Il n’est pas intéressant pour l’Angleterre qu’une nation européenne comme l’Espagne, maintienne une possession comme le Pérou en Amérique. Elle préfère qu’il soit indépendant avec un pouvoir faible et un gouvernement fragile. C’est pour cela que sous un prétexte quelconque, l’Angleterre appuiera l’indépendance du Pérou » [6].
Les banquiers britanniques étaient tout disposés à prendre des risques en organisant des emprunts pour les nouveaux États, d’autant qu’ils n’étaient que des intermédiaires. Les titres des nouveaux États étaient vendus à la bourse de Londres par leur soin et leur assuraient de plantureuses commissions. Alors que les taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
pratiqués à Londres sur le marché interne au moment de l’octroi des prêts tournaient autour de 3 %, les taux imposés aux pays latino-américains s’élevaient en général à 6 % (le rendement réel était plus élevé) et les commissions diverses s’élevaient à environ 8 à 10 % du montant effectivement récolté par les banquiers lors de la mise en vente des titres (voir encadré).
Une analyse critique des conditions imposées par les banquiers aux États emprunteurs indiquent clairement qu’ils contiennent des conditions léonines : taux d’intérêt exagérés, commissions diverses également abusives, montants transférés très faibles par rapport au montant emprunté [7]. Cinq banques londoniennes contrôlaient le marché des dettes latino-américaines : la banque Barclay, la banque B. A. Goldschmidt & Co (voir son comportement dans le premier emprunt mexicain dans l’encadré ci-dessous), la banque Herring, Powles & Graham, la banque Baring Brothers et la Banque Rothschild. Certaines de ces banques prenaient pied également dans les mines latino-américaines.
Débute, en décembre 1825, la première grande crise mondiale du capitalisme faisant suite à l’éclatement de la bulle spéculative créée aux cours des années précédentes à la Bourse de Londres. Cette crise provoque une chute de l’activité économique, entraîne de nombreuses faillites de banques et crée une aversion pour le risque. À partir de décembre 1825, les banquiers britanniques, suivis par les autres banquiers européens, arrêtent les prêts vers l’étranger ainsi que sur le marché interne. Les nouveaux États, qui comptent financer le remboursement de leurs dettes en procédant à de nouveaux emprunts à Londres ou à Paris, ne trouvent plus de banquiers disposés à leur prêter de l’argent. La crise de 1825-1826 affecte toutes les places financières d’Europe : Londres, Paris, Francfort, Berlin, Vienne, Bruxelles, Amsterdam, Milan, Bologne, Rome, Dublin, Saint-Pétersbourg… L’économie entre en dépression, des centaines de banques, de commerces et de manufactures, font faillite. Le commerce international fléchit fortement.
Il est très important de souligner qu’au moment où la crise éclate à Londres en décembre 1825, les nouveaux États latino-américains remboursent encore leurs dettes. Ce ne sont pas les États latino-américains qui ont déclenché la crise britannique. En revanche, au cours de l’année 1826, plusieurs pays doivent suspendre le remboursement (le Pérou et la Grande Colombie qui incluait la Colombie, le Venezuela et l’Équateur [8]), principalement parce que les banquiers leur refusent de nouveaux emprunts et parce que la détérioration de la situation économique générale et du commerce international diminue les revenus des États. Les États latino-américains n’ont donc pas provoqué la crise, par contre ils en ont pâti.
En 1828, tous les pays latino-américains indépendants, du Mexique jusqu’à l’Argentine, sont en suspension de paiement. La suspension de paiement s’est prolongée pendant 15 à 30 ans selon les pays. Il est important de préciser que cette période prolongée de suspensions de paiement ne signifie pas qu’aucun paiement n’a été effectué. Les gouvernements latino-américains ont maintenu des paiements partiels quand l’état de leur trésorerie le permettait. Mais, vu la très faible croissance économique internationale (la croissance a été faible en Europe en particulier et dans le monde capitaliste en général entre 1826 et 1846-1847), les faibles exportations de matières premières ne permettaient pas de réunir les devises suffisantes pour reprendre durablement les remboursements. Des négociations ont eu lieu de manière sporadique.
L’abc des emprunts Des banquiers ou les courtiers Courtier Courtiers Une société de courtage ou courtier est une entreprise ou une personne qui sert d’intermédiaire pour une opération, le plus souvent financière, entre deux parties. de Londres émettaient pour le compte des États emprunteurs des titres souverains et les vendaient à la Bourse. Il est important de savoir que la plupart du temps les titres étaient vendus en-dessous de leur valeur faciale [9]. Prenons les titres du Poyais : chaque titre émis en 1822 par la banque de Lord John Perring (qui avait été Lord Maire de Londres en 1803 [10]) pour le compte de Mc Gregor, d’une valeur faciale de 100 livres, a été vendu 80 livres [11]. Le taux d’intérêt sur les titres du Poyais s’élevait à 6 %, il devait donner lieu au versement d’un coupon de 6 livres chaque année. Une rente de 6 livres sur un titre qui a coûté 80, cela donne 7,5 % de rendement réel. Évidemment cela ne s’est pas concrétisé et Mc Gregor est parti avec un magot appréciable. L’emprunt mexicain de 1824 Prenons maintenant, un emprunt réalisé pour un État réellement existant : le Mexique. En 1824, la banque B. A. Goldschmidt & Co. de Londres a vendu des titres mexicains d’une valeur faciale de 3,2 millions de livres sterling [12]. Il ne fallait payer que 58 livres pour acquérir un titre d’une valeur de 100 livres. Le taux d’intérêt était de 5 %, ce qui donnait droit à recevoir 5 livres chaque année en échange d’un coupon à remettre à la banque. Une rente de 5 livres par an sur un investissement de 58 livres, cela donne un rendement réel de 8,6 %. L’emprunt du point de vue du détenteur du titre Les détenteurs sont généralement des banquiers ou des rentiers. Si le Mexique paie régulièrement les coupons, il est probable que cela augmentera la valeur du titre sur le marché. Le détenteur du titre qui l’a acheté 58 livres, peut le revendre à 70 livres et faire une bonne opération. L’acquéreur fait également une bonne opération, puisque le coupon de 5 livres qu’il touchera chaque année lui fournira un rendement réel de 7,1 %. Maintenant, si le Mexique commence à rencontrer des problèmes pour payer sa dette et reporte le paiement du coupon annuel, la valeur du titre va baisser, voire s’effondrer. Il peut atteindre 10 livres sur le marché secondaire. Les acheteurs du titre au prix de 10 livres peuvent faire un énorme bénéfice si le Mexique reprend le paiement du coupon après une année de suspension. Un coupon de 5 livres pour un investissement de 10 livres, représente un rendement de 50 %. Dès que le Mexique reprend les paiements, la valeur de revente des titres sur le marché secondaire remonte très fort. Le titre peut atteindre 50 livres. Dans ce cas, l’acheteur qui a acquis le titre à 10 livres peut, après avoir touché le coupon (en ayant eu un rendement de 50 %), revendre le titre à 50 livres et faire ainsi un bénéfice de 400 %. L’acheteur du titre au prix de 50 livres compte lui aussi faire une bonne affaire. Si le Mexique paie l’année suivante le coupon de 5 livres, l’acheteur obtiendra un rendement réel de 10 % et si à l’échéance de l’emprunt le Mexique rembourse 100 livres comme prévu, l’acheteur fera un bénéfice de 100 %. C’est utile d’avoir à l’esprit, l’explication qui vient d’être donnée afin de comprendre les manipulations et les paris à la hausse ou à la baisse sur les titres qui sont l’essence même de la spéculation auxquelles les banques, les boursicoteurs et d’autres entités peuvent se livrer. Cette activité frénétique ne crée aucune valeur réelle, mais seulement des transferts de fonds générateurs de risque et d’instabilité. Bien sûr, au cours de ces échanges, il y a des gagnants et des perdants parmi les détenteurs de titres. Généralement, ce sont les petits porteurs de titres qui font les frais des crises de la dette car les banquiers et les autres investisseurs vendent ou achètent au moment opportun. Comme ils détiennent d’importantes quantités de titres, s’ils se mettent à les vendre, ils feront baisser le prix. Ensuite quand le prix est suffisamment bas, les mêmes banquiers peuvent commencer à les racheter en grande quantité, ce qui provoquera une remontée des prix. On y reviendra par ailleurs. Jusqu’ici dans l’explication, on s’est placé du point de vue du détenteur du titre. Celui-ci a le choix entre le garder ou le revendre. Passons de l’autre côté du miroir, et adoptons le point de vue de la banque qui est l’intermédiaire entre l’État emprunteur et les acheteurs de titres à la bourse de Londres. L’emprunt mexicain du point de vue de la banque qui a mis en vente les titres à la bourse de Londres Revenons au cas du Mexique qui a passé en 1824 avec la banque B. A. Goldschmidt & Co. de Londres un accord pour que celle-ci émette des titres mexicains pour une valeur faciale de 3,2 millions de livres. Elle a déclaré au Mexique qu’elle les avait vendus à 58 % de leur valeur faciale, c’est-à-dire qu’elle avait récolté 1,85 million de livres. Elle a, en plus, décompté de ce montant 750 000 livres de commissions et de frais divers. Le Mexique a reçu 1,1 million de livres sterling alors qu’il s’est endetté pour 3,2 millions [13]. L’emprunt du point de vue de l’État emprunteur Adoptons maintenant le point de vue de l’État mexicain : il s’est endetté pour 3,2 millions et a reçu 1,1 million. Entre 1824 et 1831, malgré la suspension de paiement, le Mexique a remboursé 1 million en capital et 0,5 million en intérêts mais il devait encore verser au moins 6 millions en capital et intérêts. Autant dire qu’il s’agit d’une mission impossible et qu’il faudra à la fois puiser dans les ressources du pays et recourir à de nouveaux emprunts pour poursuivre le remboursement du premier. L’emprunt du point de vue des classes dominantes locales Les classes dominantes locales, composées de grands propriétaires fonciers, de commerçants fortunés, du haut clergé, des éléments les plus fortunés des professions libérales, de riches propriétaires de mines, étaient très favorables au recours aux emprunts extérieurs car cela leur permettait de continuer à échapper totalement à l’impôt ou d’en payer un strict minimum. Sans recours au financement externe, l’État aurait dû mettre à contribution les classes dominantes car l’écrasante majorité du peuple, déjà écrasé d’impôts et de taxes de consommation (auxquels s’ajoutaient des prélèvements sur leur production s’ils étaient agriculteurs), n’avait pas les moyens de financer de grandes dépenses de l’État. Le recours à l’emprunt permettait également à l’État de passer des commandes aux classes dominantes locales. Une bonne part des emprunts servait à acheter des biens à l’étranger, aidant ainsi la bourgeoisie commerçante -au détriment des secteurs productifs locaux- à développer les activités d’importation et de commercialisation des marchandises importées. Ce développement des relations avec l’étranger était utile pour les grands propriétaires fonciers en ce qui concerne l’exportation d’une partie de leur production ou la mise en valeur des sols et des richesses des sous-sols que convoitaient des firmes étrangères. Enfin, les classes dominantes locales achetaient à la fois des titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans). Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique. externe et de la dette interne [14]. En somme, le recours à l’emprunt externe combiné à l’instauration du libre-échange (càd à l’abandon du protectionnisme) avec la Grande-Bretagne a favorisé les intérêts de ce qu’on a appelé la « bourgeoisie compradore » (« comprador » en espagnol et en portugais signifie « acheteur », bourgeoisie compradore = bourgeoisie acheteuse). La bourgeoisie s’est tournée vers l’import de produits manufacturés et l’exportation de biens primaires -matières premières, produits agricoles- plutôt que vers la production locale et les activités manufacturières/industrielles [15]. L’emprunt externe du point de vue des gouvernants Au début des guerres d’indépendance, il s’agissait, pour les gouvernants, en empruntant à l’étranger de se donner les moyens d’acheter des armes et des équipements pour obtenir la victoire. Ils ne disposaient pas de manufactures pour produire des armes sur place. Cela évitait aussi d’entrer en contradiction avec les classes dominantes locales. Ce serait immanquablement survenu si les leaders de l’indépendance les avaient soumis à un impôt important pour gagner la guerre. C’est d’ailleurs ce qui a fini par se passer avec Simon Bolivar à la fin des luttes d’indépendance. Il a été abandonné par les classes dominantes de la grande Colombie car il voulait les mettre à contribution pour consolider le nouvel État. Une fois les indépendances acquises et stabilisées, la plupart des gouvernants, intimement liés aux classes dominantes locales dont ils étaient issus, ont trouvé très opportun de poursuivre le recours permanent à l’emprunt externe car cela permettait d’éviter de recourir à l’impôt sur les fortunés. L’endettement externe était également une source puissante de corruption pour les gouvernants car les banquiers étrangers étaient disposés à verser des pots de vin afin d’obtenir des contrats d’emprunt (voir plus loin). |
Des gouvernants latino-américains firent exception à ce qui précède, c’est le cas au Paraguay entre 1810 et 1865 du gouvernement de de Francia et de ses successeurs. Il tenta de mettre en pratique avec succès un projet de développement autocentré sans recours à l’endettement externe (voir plus loin dans cette série l’article que je lui consacre). D’une certaine manière l’expérience fait penser à celle de Mohamed Ali en Égypte à la même époque [16], bien que Francia et ses successeurs n’ont jamais tenté d’étendre le Paraguay par des conquêtes. La Grande-Bretagne réussit à réunir la Triple alliance entre l’Argentine, l’Uruguay et le Brésil pour mettre fin à cette dangereuse expérience. Le prétexte utilisé pour envahir le Paraguay : le refus de celui-ci d’ouvrir totalement son territoire aux exportations de la Grande-Bretagne et de ses associés (c’est le même prétexte qui a été utilisé pour mener les guerres de l’opium contre la Chine dans les années 1839-1842 et 1860 [17]). La guerre déclenchée par la Triple Alliance en 1865 recourut au génocide du peuple paraguayen dans une guerre qui dura cinq ans. La population diminua de 80 %. Au cours de cette abominable guerre de destruction totale, l’Argentine et le Brésil augmentèrent fortement leur endettement externe auprès des banquiers britanniques. Le Paraguay qui avait un connu jusque-là un important développement ne s’est toujours pas véritablement relevé au 21e siècle.
Parmi les gouvernements latino-américains qui font exception à la règle au 19e s. en matière de paiement de la dette, il faut aussi mentionner celui de Benito Juarez au Mexique dans les années 1860 (voir plus loin dans la série).
Au cours de la première moitié du 19e s., les gouvernements latino-américains, mis à part celui de Francia au Paraguay, ont adopté des politiques libre-échangistes sous pression de la Grande-Bretagne.
Vu que les classes dominantes locales n’investissaient pas dans la transformation ou la fabrication locale de produits destinés au marché intérieur, l’adoption du libre-échange ne constituait pas une menace pour leurs intérêts. Et, corollairement, le fait d’accepter l’importation libre de produits manufacturés provenant essentiellement de Grande-Bretagne condamnait ces pays à être incapables de se doter d’un véritable tissu industriel. L’abandon du protectionnisme a détruit une très grande partie des manufactures et des ateliers locaux notamment dans le domaine textile.
D’une certaine manière, on peut dire que la combinaison du recours à l’endettement extérieur et l’adoption du libre-échange constitue le facteur fondamental du développement du sous-développement en Amérique latine. C’est bien sûr lié à la structure sociale des pays d’Amérique latine. Les classes dominantes locales, et notamment la bourgeoisie compradore, ont fait ces choix dans leur intérêt.
À la fin du 18e siècle, plusieurs régions d’Amérique latine, bien qu’encore sous domination coloniale, connaissaient un réel développement artisanal et manufacturier tourné principalement vers le marché local. La Grande-Bretagne a appuyé les velléités d’indépendance des latino-américains dans la perspective de dominer économiquement la région. Dès le début, la Grande-Bretagne a mis une condition claire à sa reconnaissance des États indépendants : ils devaient s’engager à laisser entrer librement sur leur territoire les marchandises anglaises (l’objectif était de limiter les taxes d’importation à environ 5 %). La plupart des nouveaux États ont accepté et cela a entraîné une crise pour les producteurs locaux, en particulier les artisans ou les petits entrepreneurs. Eduardo Galeano donne une série impressionnante d’exemples dans son livre Les veines ouvertes de l’Amérique latine [18]. Les marchés locaux ont été envahis par les marchandises britanniques.
Il faut souligner un facteur essentiel de l’avènement de la Grande-Bretagne comme première puissance industrielle, financière, commerciale et militaire mondiale au cours du 19e siècle : les autorités de Londres ont maintenu en pratique une politique fortement protectionniste jusque 1846 [19]. Alors qu’elles avaient obtenu des leaders indépendantistes latino-américains qu’ils signent, dès les années 1810-1820, des accords ouvrant l’économie des nouveaux États indépendants en construction aux marchandises et aux investissements britanniques [20], les autorités britanniques se sont bien gardées de renoncer à la protection de leurs industries et de leur commerce. C’est parce que la Grande-Bretagne avait protégé fortement son marché et donc ses industries en plein développement, tout en détruisant les manufactures de ses concurrents (telle l’industrie textile de l’Inde), qu’elle a réussi à devenir la première puissance. Une fois que son industrie a obtenu une avance technologique évidente, la Grande-Bretagne s’est ouverte au libre-échange car elle n’avait plus de concurrence sérieuse à redouter. Comme le dit Paul Bairoch, à partir de la fin des années 1840 : « le pays le plus développé était devenu le plus libéral, ce qui permettait d’attribuer la réussite économique au système du libre-échange, alors que le lien de causalité était inverse » [21]. Bairoch ajoute que jusque 1860, sur le continent européen, seuls quelques petits pays comptant moins de 10 % de la population européenne continentale avait adopté une politique commerciale libre-échangiste : les Pays-Bas, le Danemark, le Portugal, la Suisse, la Suède et la Belgique. Et n’oublions pas que les États-Unis sont restés protectionnistes tout au long du 19e siècle (ils le sont largement restés au 20e s.).
Georges Canning, un des principaux hommes politiques britanniques [22], écrit en 1824 : « L’affaire est dans le sac : l’Amérique hispanique est libre ; et si nous ne menons pas trop tristement nos affaires, elle est anglaise ». Treize ans plus tard, le consul anglais dans la région du Rio de La Plata, Woodbine Parish, pouvait écrire en parlant d’un gaucho de la pampa argentine : « Prenez toutes les pièces de son habillement, examinez tout ce qui l’entoure et, à l’exception des objets de cuir, qu’y aura-t-il qui ne soit anglais ? Si sa femme porte une jupe, il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent qu’elle ait été fabriquée à Manchester. Le chaudron ou la marmite dans lesquels elle cuisine, l’assiette en faïence dans laquelle il mange, son couteau, ses éperons, le mors de son cheval, le poncho qui le couvre, tout vient d’Angleterre » [23].
Pour arriver à ce résultat la Grande-Bretagne n’a pas eu besoin de recourir à la conquête militaire (même si, quand elle l’estimait nécessaire, elle n’hésitait pas à user de la force). Elle a utilisé deux armes économiques très efficaces : le crédit international et l’imposition de l’abandon du protectionnisme.
En 1827, l’influent économiste suisse Jean de Sismondi [24] rend bien compte de la stratégie britannique et de l’intérêt qu’avait la Grande-Bretagne à octroyer du crédit aux nouveaux États indépendants car ceux-ci allait les utiliser pour acheter des marchandises anglaises : « L’ouverture de l’immense marché qu’offrait aux producteurs industrieux l’Amérique espagnole, m’avait paru l’événement qui pouvait le plus soulager les manufactures anglaises. Le gouvernement britannique en jugea de même ; et dans les sept ans qui se sont écoulés depuis la crise commerciale de 1818, une activité inouïe s’est exercée pour faire pénétrer le commerce anglais jusque dans les parties les plus reculées du Mexique, de Colombie, du Brésil, de Rio de la Plata, du Chili et du Pérou. Avant que le ministère se fût déterminé à reconnaître ces nouveaux États, il eut soin d’y protéger le commerce anglais par des stations fréquentes de vaisseaux de ligne, dont les commandants remplissaient des fonctions plus diplomatiques que militaires. Il a ensuite bravé les clameurs de la Sainte Alliance [25] et reconnu les nouvelles républiques, au moment où toute l’Europe, au contraire, conjurait leur ruine. Mais quelque immense que fût le débouché qu’offrait l’Amérique libre, il n’aurait point encore suffi pour absorber toutes les marchandises que l’Angleterre avait produites par-delà les besoins de la consommation, si les emprunts des nouvelles républiques n’avaient tout à coup augmenté démesurément leurs moyens d’acheter des marchandises anglaises. Chaque État de l’Amérique emprunta aux Anglais une somme suffisante pour mettre en action son gouvernement ; et, quoique ce fut un capital, il la dépensa entièrement dans l’année comme un revenu, c’est-à-dire qu’il l’employa tout entière à acheter des marchandises anglaises pour le compte du public, où à payer celles qui avaient été expédiées pour le compte des particuliers. De nombreuses compagnies furent en même temps formées, avec d’immenses capitaux, pour exploiter toutes les mines d’Amérique, mais tout l’argent qu’elles ont dépensé est de même revenu en Angleterre pour payer ou les machines dont elles ont directement fait usage, ou les marchandises expédiées aux lieux où elles devaient travailler. »
Plus loin dans son analyse, Sismondi ajoute que cette politique s’est retournée contre la Grande-Bretagne car les nouveaux États surendettés, car trop dépensiers (c’est déjà présent dans la citation), ont suspendu le paiement de la dette. Or, comme nous l’avons indiqué à la suite de Carlos Marichal, les suspensions de paiement n’ont pas provoqué de crise à Londres. C’est le contraire qui est vrai : la crise à Londres a entraîné l’arrêt des flux financiers, sous forme de crédits, vers l’Amérique latine. En conséquence, les États endettés n’ont pas été en mesure de poursuivre les emprunts et les paiements. Rappelons que, quand la crise a éclaté en décembre 1825, les États latino-américains payaient leurs dettes normalement. C’est au cours des deux années qui suivirent que, les uns après les autres, ils ont suspendu partiellement les paiements. Ceci étant dit, ce qui est très intéressant dans l’approche de Sismondi, c’est qu’il met en avant le haut intérêt qu’avait la Grande-Bretagne à prêter aux nouveaux États indépendants. Elle en tirait, comme il le dit, plusieurs avantages. Les emprunts contractés à grands frais à Londres fournissaient aux nouveaux États les moyens d’acheter à l’Angleterre ses marchandises (armes, équipement vestimentaire des troupes, etc.). La boucle était bouclée car l’argent prêté revenait en Angleterre.
Ce que Sismondi ne pouvait pas encore commenter en 1827 car cela arriva un peu plus tard, c’est comment l’Angleterre et d’autres puissances européennes allaient profiter de la suspension du paiement pour imposer une succession de conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. aux pays endettés.
La première grande crise de la dette latino-américaine qui a été provoquée à Londres a été utilisée par la Grande-Bretagne et, à sa suite, par d’autres puissances comme la France, pour soumettre les économies de l’Amérique latine aux conditions des banquiers ainsi qu’aux intérêts de l’industrie et du commerce du Vieux Continent. La partie de l’Amérique latine qui s’était libérée du joug colonial direct de l’Espagne [26] et du Portugal est rentrée dans un cycle de dépendance, de subordination et de spoliation guidé par le grand capital britannique et son homologue français aidés par leurs autorités respectives. Le grand capital des États-Unis, appuyé par son gouvernement, commença plus tard à intervenir, sauf dans le cas du Mexique où il est intervenu de manière constante. La tentative du Paraguay de mettre en œuvre un développement autocentré a été écrasée entre 1865 et 1870. Le Mexique dans les années 1860 a réussi à résister à une grande offensive des créanciers mais a accepté le libre-échange, ce qui bloqua son développement. Dans les années 1880, le gouvernement mexicain soumit à nouveau le Mexique aux créanciers (voir prochain article).
L’arme de la dette et l’imposition de l’abandon du protectionnisme ont agi comme de puissants facteurs de soumission des États et de transfert de richesses des peuples de la périphérie vers les classes capitalistes du centre, les classes dominantes locales prélevant leur commission au passage.
Bibliographie pour cette partie :
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BAYLY Christopher Alan. 2004. La naissance du monde moderne (1780-1914), Les Editions de l’Atelier/Editions Ouvrières, Paris, 2007, 862 pages
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MANDEL, Ernest. 1978. Long Waves of Capitalist Development, The Marxist Interpretation, Based on the Marshall Lectures given at the University of Cambridge, Cambridge University Press et Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 141 p. Traduction en français : Les ondes longues du développement capitaliste. Une interpretation marxiste. Syllepse, 2014, 240 p.
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SACK, Alexander Nahum. 1927. Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
financières, Recueil Sirey, Paris. Voir le document complet en téléchargement libre sur le site du CADTM : http://cadtm.org/IMG/pdf/Alexander_Sack_DETTE_ODIEUSE.pdf Pour des exemples concrets de l’application de la doctrine de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Dette_odieuse et http://cadtm.org/Dette-odieuse?lang=fr
SISMONDI, Jean de. 1819. Nouveaux principes d’économie politique ou de la richesse dans ses rapports avec la population, Paris, 1827. Le livre est accessible : https://play.google.com/store/books/details?id=3-ATAAAAQAAJ&rdid=book-3-ATAAAAQAAJ&rdot=1
STIGLITZ, Joseph E. 2002, La Grande désillusion, Fayard, Paris, 324 p.
TOUSSAINT, Éric. 2004. La finance contre les peuples. La bourse ou la vie, CADTM-Bruxelles/CETIM-Genève/Syllepse-Paris, 640 p.
TOUSSAINT, Éric. 2016. « La Grèce indépendante est née avec une dette odieuse », http://cadtm.org/La-Grece-independante-est-nee-avec
TOUSSAINT, Éric. 2016. « Grèce : La poursuite de l’esclavage pour dette de la fin du 19e siècle à la Seconde Guerre mondiale »
http://cadtm.org/Grece-La-poursuite-de-l-esclavage
TOUSSAINT, Éric. 2016, « La dette comme instrument de la conquête coloniale de l’Egypte » http://cadtm.org/La-dette-comme-instrument-de-la
TOUSSAINT, Éric. 2016, « La dette : l’arme qui a permis à la France de s’approprier la Tunisie », http://cadtm.org/La-dette-l-arme-qui-a-permis-a-la
Remerciements : L’auteur remercie Claude Quémar et Patrick Saurin pour leur relecture et Pierre Gottiniaux pour les illustrations.
L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.
[1] Voir Carlos Marichal p. 50. Voir Reinhardt Carmen et Rogoff Kenneth, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, 2010, page 114.
Voir également : https://en.wikipedia.org/wiki/Gregor_MacGregor
[2] Par ailleurs, les deux emprunts grecs de 1824-1825 sur la place de Londres atteignaient la somme de 2,8 millions de livres sterling.
[3] Cette bataille a été dirigée par l’indépendantiste Antonio Sucre, ami de Simon Bolivar.
[4] Effectivement entre 1815 et 1820, juste après la constitution de la Sainte Alliance, la Grande-Bretagne avait retiré son appui aux indépendantistes latino-américains.
[5] À partir de 1823, le gouvernement des États-Unis adopte la doctrine Monroe. Tirée du nom d’un président républicain des États-Unis, James Monroe, elle condamne toute intervention européenne dans les affaires « des Amériques ». En réalité, la doctrine Monroe va servir à couvrir une politique de plus en plus agressive de conquête de la part des États-Unis au détriment des nouveaux États latino-américains indépendants, en commençant par l’annexion d’une grande partie du Mexique dans les années 1840 (Texas, Nouveau Mexique, Arizona, Californie). Rappelons que les troupes nord-américaines occupèrent la capitale Mexico en septembre 1847.
[6] Lettre de Simon Bolivar à Antonio Sucre, 26 mai 1823, cité par Carlos Marichal, p. 24.
[7] Voir Carlos Marichal, p. 37 à 54.
[8] La Grèce également pour les mêmes raisons est amenée à suspendre le paiement de la dette en 1826.
[9] Valeur faciale : La valeur indiquée sur la « face » d’un actif financier. Par exemple : un titre mexicain de US$ 100, a une valeur faciale de US$ 100 même s’il a été acquis sur le marché secondaire des dettes au prix de US$ 20. On parle aussi de ‘valeur nominale’. La valeur faciale est la valeur d’un titre au moment de son émission. C’est cette valeur inscrite sur le titre qui sert à calculer le montant des intérêts.
[12] Voir dans la liste des emprunts émis à Londres en 1824 https://books.google.es/books?id=VjTk3rQ-XCwC&pg=PA59&lpg=PA59&dq=B.+A.+Goldschmidt+%26+Co.+London+Mexico+1824&source=bl&ots=Bumm5ykYZW&sig=lDVXImMHEeNByJwXi0etFGNYQp8&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi-9JuNjP_MAhWEWhQKHRJzBIQQ6AEIJzAC#v=onepage&q=B.%20A.%20Goldschmidt%20%26%20Co.%20London%20Mexico%201824&f=false consulté le 29 mai 2016
[13] Bazant, Jan. 1995. Historia de la deuda exterior de Mexico, 1823-1946, El Colegio de México, Centro de Estudios Históricos, Mexico, 1995, p. 38
[14] Voir Bazant, Jan. Op. citus. p. 96
[15] Voir aussi http://www.wikirouge.net/Bourgeoisie_comprador
[17] Luxemburg, Rosa. 1969. L’accumulation du capital, Maspero, Paris, Vol. II, p. 60 à 67. Voir également Joseph Stiglitz, La Grande désillusion, 2002, p. 95
[18] Eduardo Galeano dresse un tableau concret et imagé de cette destruction dans son précieux livre Les veines ouvertes de l’Amérique (1970) qui reste à ce jour la meilleure et la plus accessible présentation des différentes formes de domination et de spoliation vécues par les peuples d’Amérique latine. Cette œuvre est bien documentée et montre les responsabilités des classes dominantes, tant celles du Vieux continent que celles du Nouveau Monde.
[19] Voir Bairoch, Paul. 1993. Mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, Paris, 1999, p. 37.
[20] Voir BRITTO, Luis, El pensamiento del Libertador - Economía y Sociedad, BCV, Caracas, 2010
[21] Voir Bairoch, Paul. 1993. Mythes et paradoxes de l’histoire économique, op. cit. p. 37
[22] George Canning, haut fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères, est devenu premier ministre en 1827 voir https://fr.wikipedia.org/wiki/George_Canning
[23] Woodbine Parish, Buenos Aires y las provincias del Rio de la Plata, Buenos Aires, 1853. https://books.google.be/books?id=jBYOAAAAYAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false
Cité par Eduardo Galeano, p. 245-246.
[24] Concernant la biographie de Sismondi voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_de_Sismondi La citation est tirée de la seconde édition augmentée en 1827 des Nouveaux principes d’économie politique ou de la richesse dans ses rapports avec la population (paru en 1819), page 368 et svtes. Le livre est accessible : https://play.google.com/store/books/details?id=3-ATAAAAQAAJ&rdid=book-3-ATAAAAQAAJ&rdot=1
[25] Pour rappel, la Sainte Alliance a été mise en place en 1815, après la défaite de Napoléon, par les monarchies la Russie, l’Autriche Hongrie et la Prusse.
Elle a été rejointe par la Grande-Bretagne et la France de la Restauration (à partir de 1818). La monarchie espagnole a été profondément déstabilisée sur son propre territoire par des soulèvements populaires et militaires à partir de 1820. Le point de départ de la révolte : le refus de militaires espagnols d’embarquer à Cadix sur des bateaux devant les amener en Amérique latine pour combattre les indépendantistes (voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvements_insurrectionnels_de_1820-1821 ). En 1823, une intervention française soutenue par la Sainte Alliance (un corps expéditionnaire français de 95 000 soldats a participé à cette intervention de grande ampleur) se porte au secours de la monarchie espagnole et vient à bout de la révolution libérale. La monarchie espagnole restaurée s’opposait à la reconnaissance de nouveaux États issus de son empire en lambeaux. La Grande-Bretagne aurait dû, par solidarité, s’abstenir de reconnaître les nouveaux États indépendants, ce qu’elle ne fit pas.
[26] Cuba et Puerto Rico constituaient encore des colonies espagnoles, cette domination a pris fin en 1898. Haïti qui s’était libérée du joug français en 1804 à l’issue de luttes héroïques est elle aussi retombée sous la domination néo coloniale française à partir de 1825. Par ailleurs la Grande Bretagne, les Pays Bas et la France conservaient des colonies dans la Caraïbe et dans la région située entre le Brésil et le Venezuela.
Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.
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