Intervention sur la dette grecque à l’École Nationale Supérieure, le 4 mars 2015, à l’invitation du Parti de Gauche (Paris 5e)
13 mars 2015 par Pascal Franchet
Le cas de la dette grecque est intéressant à plus d’un titre. On qualifie souvent, et à juste titre, la Grèce comme un laboratoire du néolibéralisme, d’un terrain expérimental destiné à être généralisé.
Ce n’est pas le premier. Depuis le début des années 1970, le capitalisme connaît une crise structurelle profonde. Le Chili en 1973 a été le premier terrain expérimental des thèses de l’école de Chicago, thèses de Hayek et Friedman. Il a permis, avec l’avènement de Thatcher et de Reagan au début des années 1980, la généralisation de la financiarisation de l’économie au détriment de l’économie réelle, de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
et des politiques régressives envers les populations (plan d’austérité).
Il ne faut jamais oublier la crise de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
des pays du Sud en 1982 où les taux d’intérêts des créanciers ont été multiplié par 4, rendant impossible le paiement du service de la dette
Service de la dette
Remboursements des intérêts et du capital emprunté.
pour de nombreux pays africains et latino américain. Le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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était alors intervenu avec des taux plus bas mais assortis de conditionnalités
Conditionnalités
Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt.
qu’on a appelé plans d’ajustement structurels (PAS) ou « consensus de Washington ».Les plans d’austérité, qui s’appliquent aujourd’hui partout en Europe et avec la plus grande violence en Grèce depuis 2010, sont la copie conforme des ces PAS.
Ne rencontrant pas d’opposition politique forte ( les socio-démocrates ayant intégré ces préceptes), ni sociale suffisante (on se souvient de la brutalité de Thatcher envers les mineurs et les dockers et de celle de Reagan envers les aiguilleurs du ciel dès le début de leurs mandats).
Mais revenons à la dette grecque, à ses causes et à son évolution. Je terminerai avec des propositions face à la situation nouvelle créée par l’accession de Syriza au pouvoir le 25 janvier dernier.
On peut distinguer 2 périodes dans l’évolution de la dette grecque :
Avant 2009
La principale caractéristique de l’État grec, issu de l’après dictature des colonels (1967-1974) est une absence d’État. La constitution qui est sortie de cette période est une caricature qui permet aux armateurs de déclarer leurs revenus dans n’importe que autre pays (de préférence dans un paradis fiscal
Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.
La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
comme Malte) et à l’église, 2e propriétaire foncier grec de ne pas être soumis à l’impôt foncier. L’essentiel de l’exercice du pouvoir et du fonctionnement de la société grecque est le partage consensuel entre la Nouvelle démocratie et le Pasok avec un mélange de clientélisme, de fraude fiscale et de corruption à grande échelle. Selon une ONG, Global Financial Integrity, cité dans un article récent de Michel Husson (voir son site hussonet.free.fr), les sorties illicites de capitaux pour la période 2003- 2009, s’élèvent à plus de 200 Milliards d’€. Le manque à gagner pour l’État grec est estimé à 55 Mds, l’équivalent d’une année de recettes budgétaires. La liste Lagarde qui comporte 2062 noms de grecs ayant soustrait leurs revenus à l’État grec en les cachant en Suisse n’a donné lieu, avant le 25 janvier, qu’à 6 ouvertures d’enquête sur 2062.
Aucun contrat n’est signé sans une enveloppe sous la table. En une semaine, le nouveau gouvernement grec a récupéré 404 millions d’euros, fruits de la corruption.
Il faut ajouter une absence totale de fiabilité des comptes publics, soumis à des manipulations. La plus célèbre, connue par tous les dirigeants de l’UE à l’époque, est celle qui a permis l’entrée de la Grèce dans la zone euro en 2001. Les chiffres avaient été trafiqués grâce à une manipulation d’un prêt consenti par Goldman Sachs et qui n’entrait pas dans les comptes officiels de l’État.
Les principales causes de l’accroissement de la dette grecque jusqu’en 2009 sont bien identifiés. Elles sont au nombre de 6 :
1) Les plans d’aide ont-ils aidé les grecs ?
Le total des plans de sauvetage de la Grèce s’élève à 206,9Mds d’€. Ils ont été versés en 23 tranches.
Pour la période qui va de 2010 à fin 2014, 52,8 Mds€ de ces prêts ont servi à payer les intérêts des créanciers. Seuls 14,7 Mds€ ont été affectés au déficit primaire (recettes-dépenses hors intérêts de la dette) du budget de l’État grec.
135 Mds sont allé au remboursement des créanciers dont 9,1 au FMI ;
48,2 ont été affectés à la recapitalisation des banques grecques ;
34,5 à la restructuration du secteur privé ;
31,5 sans précision.
On ne peut pas donc dire que ces 206,9 Mds€ représentant ces « plans de sauvetage » aient aidé la population grecque, qui, en revanche, doit, d’une part, en supporter le poids et, d’autre part, subir l’austérité imposée par les conditionnalités assorties à ces prêts (les mémorandums). L’État grec doit payer les intérêts sur l’intégralité de ces plans d’aide. Il est endetté encore pour 40 ans, jusqu’en 2054, (30 Mds€ sont à verser en 2015- intérêts, billets de trésorerie et capital d’obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
arrivant à échéance compris).
2) Les mémorandums ont-ils permis à la Grèce d’aller mieux ?
Les caractéristiques de la dette grecque, qui la détient ?
Selon les données officielles, sur les 314,3 Mds€ de dette au 31/12/2014,
141,8 Mds étaient détenus par le MES* ;
52,9 résultent de prêts bilatéraux ;**
38,7 sont des obligations détenues par le secteur privé ;
27,2 viennent de la BCE
BCE
Banque centrale européenne
La Banque centrale européenne est une institution européenne basée à Francfort, créée en 1998. Les pays de la zone euro lui ont transféré leurs compétences en matières monétaires et son rôle officiel est d’assurer la stabilité des prix (lutter contre l’inflation) dans la dite zone.
Ses trois organes de décision (le conseil des gouverneurs, le directoire et le conseil général) sont tous composés de gouverneurs de banques centrales des pays membres et/ou de spécialistes « reconnus ». Ses statuts la veulent « indépendante » politiquement mais elle est directement influencée par le monde financier.
22,8 ont comme créancier le FMI
14,8 sont des billets de trésorerie (court terme)
Et 16,1Mds€ appartiennent à d’autres créanciers, sans précisions fournies par la BCE ou le FMI.
2 parenthèses
1) Les prêts bilatéraux sont ils une menace pour les pays créanciers ?
L’exemple français : Depuis mai 2010, les États européens, la France et l’Allemagne au 1er rang ont prêté directement à la Grèce, mais à des taux élevés, 5,2% en 2010 puis 4,2% en 2011 alors que dans le même temps, la France empruntait à des taux moyen pour ses OAT à 10 ans à 2,8%. La France a prêté seulement 11 ,9 Mds€ et a empoché au titre de 2010 et 2011 des intérêts pour un montant supérieur à 600 millions d’euros. Le bénéfice entre la dette française et le produit des prêts bilatéraux est estimé à 190 millions d’€.Non seulement ces créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). ne coûtent rien à l’État français mais ils ont été source de bénéfices substantiels
2) Le MES est il vraiment une « institution publique ?
Le MES est la fusion du MEFS et du FSEF qui n’avaient aucun fondement juridique tout comme la Troïka d’ailleurs. Lagarde, devenue patronne du FMI, déclarait en 2012 : « jamais, nous n’avons autant bafoué les textes européens ». Même le FMI a modifié ses statuts pour prêter à la Grèce qu’il savait insolvable.
Cette institution emprunte auprès des marchés financiers
Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
(maximum 700 Mds) et les États se portent garants (la France à hauteur de 20% environ). C’est une simple signature qui n’implique aucun versement de la part de l’État français mais qui s’ajoute à la dette brute de l’État français par décision de la Commission Européenne.
En fait, le MES, qui a son siège au Luxembourg, paradis fiscal, gère en lieu et place de l’État grec les sommes empruntées, décide seul de leur affectation (le remboursement des créanciers privés). C’est un paravent incontrôlé qui masque les banques privées qui s’engraissent sur le peuple grec.
L’audit citoyen de la dette grecque, vers la clarté des comptes et pour l’annulation de la part illégitime, odieuse et illégale de la dette grecque.
La présidente du Parlement grec (la Vouli) a annoncé ces derniers jours la constitution d’une commission chargé d’auditer la dette grecque pour déterminer sa part illégitime, odieuse et illégale que pour le CADTM, nous proposons d’annuler. Selon Jean Gadrey, la part illégitime est estimée à environ 70% de la dette grecque.
Cet audit doit être citoyen, c’est-à-dire traduit en langage clair pour permettre au peuple grec de décider du sort à lui réserver.
Un audit citoyen a pour but d’analyser et de décortiquer les contrats de prêts, d’identifier les créanciers, de clarifier leur utilisation et de porter les fruits de ce travail à la connaissance du peuple grec.
Je voudrais conclure en disant que le poids du service de la dette (capital arrivant à échéance et intérêts) est un verrou à faire sauter pour réaliser un programme au service de la population (les 99%).
Je reviendrai si vous le souhaitez sur ces notions de dettes illégitimes, odieuses et illégales et sur les conséquences éventuelles pour les besoins de financement de l’État grec. Pour mémoire, depuis la libération, il y a eu 147 défauts partiels ou total des dettes publiques selon Rogoff et Reinhart, 2 économistes du FMI, dans un livre référence : « cette fois, c’est différent, 8 siècles de folie financière ».
Même l’Équateur qui a réussi, suite à un audit intégral de sa dette en 2007 2008, à réduire celle-ci de 7,5 Mds $, a pu à nouveau emprunter auprès de marchés financiers dès 2011.
Mais la question centrale que soulève la situation nouvelle en Grèce est la question de la nature de l’Union européenne et de la BCE.
C’est un espoir fantastique pour tous les peuples européens, mais qui dépend aussi de nous, de notre capacité à mobiliser en soutien au peuple grec pour travailler enfin à la fin des plans d’austérité et à la construction d’une nouvelle Europe, celle des peuples.
Je profite de l’occasion pour vous appeler à manifester le 14 mars prochain devant la Banque de France à Paris comme dans toutes les autres villes de France. Le 18 mars aura lieu une mobilisation « Occupy BCE » à Frankfort, devant le nouveau siège de la BCE (coût estimé= 1,5 Mds €).
Le CAC, qui est soutenu par toutes les organisations politiques de gauche et entre autres par le PG, est composée d’associations comme ATTAC, AITEC, le CADTM et des syndicats CGT, FSU et Solidaires, appelle à ces mobilisations.
De la réussite de notre soutien au peuple grec dépend aussi l’avenir de la véritable gauche française et surtout de l’arrêt des plans d’austérité. C’est pourquoi il y a urgence à mettre fin à la dictature de la dette et des marchés financiers.
Le meilleur service que nous puissions rendre aux grecs est de nous mobiliser contre les plans d’austérité en France, en lien avec les autres peuples en lutte en Europe. C’est à nous qu’il revient de construire cette Europe des luttes. Celle-ci nous permettra de construire l’Europe dont nous avons besoin et qui tourne résolument le dos à celle de la finance et du recul social.
Pascal Franchet, CADTM France
Série « Créances douteuses : La dette n’a pas d’odeur »
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