Carte blanche publiée le 16 avril 2020 dans le journal belge Le Soir
16 avril 2020 par Renaud Vivien , Antonio Gambini , Milan Rivié
L’annulation des dettes africaines figure depuis longtemps à l’agenda des pays créanciers. En l’évoquant lundi dans son intervention télévisée, Emmanuel Macron a suscité un espoir qui pourrait toutefois être déçu…
Dans son allocation télévisée du 13 avril, le président français Emmanuel Macron annonçait « l’annulation massive de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
» des pays africains pour les aider à lutter contre le coronavirus et à surmonter la crise économique. Cet engagement fut de courte durée. En moins de vingt-quatre heures l’« annulation massive » se transformait en un simple report de paiement sur une partie de la dette des 77 pays classés parmi « les plus pauvres ».
S’exprimant à l’occasion d’un point presse, le ministre français de l’Économie et des Finances annonçait dès le lendemain, avoir trouvé un accord au sein du Club de Paris
Club de Paris
Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.
Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.
Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
et du G20
G20
Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions.
(deux groupes informels représentant les principaux États créanciers), pour seulement suspendre le remboursement d’une partie de la dette due en 2020 par ces 77 pays.
Confirmé ce 15 avril lors de la réunion des ministres des Finances du G20, ce moratoire
Moratoire
Situation dans laquelle une dette est gelée par le créancier, qui renonce à en exiger le paiement dans les délais convenus. Cependant, généralement durant la période de moratoire, les intérêts continuent de courir.
Un moratoire peut également être décidé par le débiteur, comme ce fut le cas de la Russie en 1998, de l’Argentine entre 2001 et 2005, de l’Équateur en 2008-2009. Dans certains cas, le pays obtient grâce au moratoire une réduction du stock de sa dette et une baisse des intérêts à payer.
partiel n’est absolument pas à la hauteur de la crise et contredit même le président français.
Premièrement, l’accord conclu par les principaux États créanciers exclut de nombreux pays frappés par le Coronavirus. Le moratoire annoncé ne concerne que 77 pays pour autant qu’ils ne soient pas déjà en retard de paiement envers le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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et la BM
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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. Leurs dettes cumulées représentent moins de 10 % de la dette extérieure publique des pays en développement.
Deuxièmement, le moratoire ne porte que sur une partie des dettes des 77 pays concernés. Seul le paiement de 12 milliards de dollars sur les 32 milliards prévus pour 2020 (soit 37,5 %), correspondant aux dettes bilatérales à l’égard des Etats créanciers, devrait pour le moment être suspendu. L’accord prévoit seulement que les créanciers privés (dont les grandes banques) qui détiennent 8 milliards de créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). sur ces pays participeront aux efforts d’allègement « sur une base volontaire ». S’agissant des 12 milliards de dollars de créances de la Banque mondiale, rien n’est encore décidé. Les États, dont la Belgique qui dispose d’un pouvoir d’influence politique important au sein de cette organisation, devrait donc plaider énergiquement pour une annulation immédiate des dettes dues à la Banque mondiale.
Troisièmement, il n’y a aucun engagement de ces grands créanciers pour annuler des dettes. Les remboursements attendus en 2020 seront toujours dus en 2022 et majorés des intérêts accumulés sur la période. Les paiements de dettes ainsi reportés seront majorés de 12,3 milliards de dollars, passant de 23 milliards à 35,3 milliards !
Même la France fait marche arrière. Le ministre français de l’Économie et des Finances se contente de dire que "Si dans certains États les plus pauvres de la planète il apparaît que la dette n’est pas soutenable (...) cela pourra nous conduire, comme l’a indiqué le président de la République, à une annulation de dette qui se fera donc au cas par cas et nécessairement dans un cadre multilatéral [1] ». Autrement dit, contrairement à l’effet d’annonce d’Emmanuel Macron, la France ne prendra aucune décision sur ses propres créances bilatérales à l’égard des pays africains, même si le poids de ces dettes empêche les populations de se soigner [2] ou que ces dettes sont odieuses ou illégitimes.
A la place, la France s’en remet donc au « multilatéral », entendez-ici la Banque mondiale, le FMI et le Club de Paris, pour décider d’annuler ou non les dettes des Etats en crise. Ces trois organisations, au sein desquelles les États les plus riches dont la France ou la Belgique sont surreprésentés, imposent depuis près de quarante ans des coupes budgétaires dont celui de la santé. Ce trio a déjà annoncé dans le passé des annulations de dettes soi-disant « historiques » qui ne faisaient, dans les faits, que perpétuer leur domination sur les pays débiteurs et ne réglaient en rien leur surendettement sur le moyen terme.
Le FMI et la Banque mondiale ont mis à l’agenda de leur réunion du 17 avril cette question urgente des dettes publiques. Quelle sera la position de la Belgique ? Compte-t-elle demander l’annulation immédiate de dettes contractées à l’égard de la Banque mondiale et du FMI, sans la conditionner à la mise en place de réformes favorisant les privatisations, la dérégulation et la libéralisation des échanges ? Compte-t-elle plaider en leur sein pour éliminer des programmes existants les conditionnalités
Conditionnalités
Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt.
qui entravent les capacités des États à faire face à la crise ? Personne ne le sait, pas même le gouvernement lui-même à en croire le cabinet du ministre des Finances et de la Coopération au Développement, Alexander De Croo .
La situation est pourtant urgente. Des recommandations claires sont formulées par la CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement
CNUCED
Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement. Elle a été créée en 1964, sous la pression des pays en voie de développement pour faire contrepoids au GATT. Depuis les années 1980, elle est progressivement rentrée dans le rang en se conformant de plus en plus à l’orientation dominante dans des institutions comme la Banque mondiale et le FMI.
Site web : http://www.unctad.org
(Conférence des Nations-Unies sur le Commerce et le Développement) dans son rapport du 30 mars 2020. Cet organe de l’ONU appelle notamment à un moratoire immédiat sur la dette de tous les pays du Sud en difficulté suivi d’une annulation d’au moins 1000 milliards de dollars. Pour assurer un traitement équitable aux pays débiteurs, la CNUCED appelle à la création d’un nouveau mécanisme international hors du contrôle du FMI, de la Banque mondiale et du Club de Paris.
Plus de 200 organisations de la société civile demandent également, dans un appel international, un Jubilé 2020 de la dette se traduisant par de véritables annulations de dettes pour permettre aux pays du Sud de faire face aux crises sanitaires, sociales, et économiques déclenchées par le Covid-19.
Source : Le Soir
[1] Récession mondiale : un moratoire sur la dette des pays pauvres, mais pas d’annulation, publié le 14 avril 2020 à Paris (AFP).
[2] Dans 46 pays classés « à faible revenu », le budget annuel affecté au paiement de la dette est supérieur aux dépenses publiques dans le secteur de la santé.
membre du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015. Il est également chargé de plaidoyer à Entraide et Fraternité.
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