La lutte pour l’annulation de la dette dans une perspective historique

21 décembre 2006 par Eric Toussaint




A l’échelle historique, la lutte internationale pour l’annulation de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
des pays du Tiers Monde est assez récente : elle a à peine plus de vingt ans. Elle rejoint de grands combats et de grandes campagnes internationales comme celle en faveur de l’abolition de l’esclavage (18e-19e siècles), celle en faveur de la journée de huit heures (à la base de la fête du 1er mai dès la fin du 19e siècle), celle pour le suffrage universel, celle pour l’égalité homme-femme, et j’en passe de nombreuses, tout aussi importantes, qui ont marqué et marquent encore la lutte des opprimés pour leur émancipation.

Les luttes pour l’annulation de la dette du Tiers Monde, contre le libre commerce et la marchandisation généralisée, pour la défense de l’environnement, pour la récupération du contrôle public sur les ressources naturelles et les services essentiels ainsi que pour la promotion des biens communs sont directement liées à la phase actuelle de la globalisation Globalisation (voir aussi Mondialisation) (extrait de Chesnais, 1997a)

Origine et sens de ce terme anglo-saxon. En anglais, le mot « global » se réfère aussi bien à des phénomènes intéressant la (ou les) société(s) humaine(s) au niveau du globe comme tel (c’est le cas de l’expression global warming désignant l’effet de serre) qu’à des processus dont le propre est d’être « global » uniquement dans la perspective stratégique d’un « agent économique » ou d’un « acteur social » précis. En l’occurrence, le terme « globalisation » est né dans les Business Schools américaines et a revêtu le second sens. Il se réfère aux paramètres pertinents de l’action stratégique du très grand groupe industriel. Il en va de même dans la sphère financière. A la capacité stratégique du grand groupe d’adopter une approche et conduite « globales » portant sur les marchés à demande solvable, ses sources d’approvisionnement, les stratégies des principaux rivaux oligopolistiques, font pièce ici les opérations effectuées par les investisseurs financiers, ainsi que la composition de leurs portefeuilles. C’est en raison du sens que le terme global a pour le grand groupe industriel ou le grand investisseur financier que le terme « mondialisation du capital » plutôt que « mondialisation de l’économie » m’a toujours paru - indépendamment de la filiation théorique française de l’internationalisation dont je reconnais toujours l’héritage - la traduction la plus fidèle du terme anglo-saxon. C’est l’équivalence la plus proche de l’expression « globalisation » dans la seule acceptation tant soit peu scientifique que ce terme peut avoir.
Dans un débat public, le patron d’un des plus grands groupes européens a expliqué en substance que la « globalisation » représentait « la liberté pour son groupe de s’implanter où il le veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales »
capitaliste, cadre d’une nouvelle offensive mondiale du Capital contre le Travail, des pays impérialistes contre l’ensemble des peuples de la Périphérie. La globalisation capitaliste mondiale a provoqué la globalisation des résistances et des luttes en faveur d’alternatives sur les thèmes mentionnés plus haut.
Qu’on me comprenne bien. La mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
capitaliste ne date pas des vingt dernières années. Elle remonte à la fin du 15e - début du 16e siècle quand, avec l’exploitation des Amériques initiée par l’Espagne, suivie bientôt par le Portugal, la Grande Bretagne, la France, les Pays-Bas..., l’Europe commença à imposer sa domination à l’échelle mondiale en mettant en relation brutale l’ensemble des continents de la planète et en imposant progressivement et violemment le capitalisme.

Les luttes internationales de libération ne datent pas non plus d’hier. Elles remontent au moins à la fin du 18e siècle et donnèrent lieu par la suite notamment à la création successive de quatre internationales, de la seconde moitié du 19e siècle à la première moitié du 20e siècle. Les mouvements sociaux et ces internationales furent à la base de grandes campagnes internationales sur des thèmes émancipateurs. Dans le même temps, certains thèmes restaient du domaine national : c’est notamment le cas de la question de l’endettement extérieur des pays dominés par l’impérialisme. Dès le 19e siècle, l’endettement extérieur est utilisé comme instrument de domination des peuples de l’Amérique latine et de la Caraïbe, de l’Asie et de l’Afrique. Dès le 19e siècle, des pays de la Périphérie essayèrent de refuser de rembourser une dette injuste. Citons le Mexique, en 1861, sous le premier président indigène de l’Amérique latine, l’Indien Benito Juarez. Au cours des années 1930, ce ne sont pas moins de quatorze gouvernements d’Amérique latine qui décidèrent les uns après les autres, sans concertation, d’arrêter de payer la dette extérieure due principalement à des Européens et à des Nord-Américains [1].

Il a fallu attendre le milieu des années 1980 pour que le thème du non paiement de la dette commence à être porté conjointement par des mouvements populaires au-delà des frontières nationales. Cela a commencé par l’Amérique latine, Cuba jouant un rôle de pionnier et cherchant à provoquer la création d’un front international pour le non paiement, malheureusement sans succès du côté des gouvernements. A partir de 1984-1985, se succèdent aux quatre coins de la planète des soulèvements populaires contre les politiques d’ajustement structurel imposées par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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et le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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qui bénéficient de la complicité des gouvernements et des classes dominantes locales.

Il aura fallu encore attendre une dizaine d’années pour qu’une campagne mondiale se développe sur ce thème dans le cadre de la campagne Jubilé 2000 (en partie contrôlée par le Vatican et les directions des églises chrétiennes réformées -anglicane, luthérienne et calviniste- qui n’ont rien de progressiste). La volonté des hiérarchies chrétiennes de prendre position en faveur de l’annulation de la dette des pays les plus pauvres, situés principalement en Afrique et en Amérique centrale, répondait à la pression des églises nationales des pays d’Afrique subsaharienne, d’Amérique latine et des Philippines où la religion chrétienne est fortement enracinée. Le Vatican et les églises réformées trouvent de nouveaux fidèles dans ces pays particulièrement soumis au joug de la dette extérieure. Leur hiérarchie se devait de promouvoir une solution dans le cadre de la tradition chrétienne : le pardon de la dette à l’occasion du Jubilé. C’était l’occasion d’apparaître comme intercédant auprès des grands de ce monde en faveur des damnés de la Terre.

En 1998-1999, des messes furent consacrées au Jubilé et à la dette, une partie des millions de signatures au bas des pétitions pour l’annulation de la dette des pays pauvres furent recueillies directement à la sortie des églises. Les grandes ONG et les sociétés de charité chrétiennes furent mobilisées en faveur de la campagne sur des objectifs très limités : l’annulation des dettes impayables des pays pauvres. Des centaines de permanents de ces mouvements furent mobilisés pour faire réussir la campagne. En juin 1999, lors du sommet du G8 G8 Ce groupe correspond au G7 plus la Fédération de Russie qui, présente officieusement depuis 1995, y siège à part entière depuis juin 2002. de Cologne, alors que les chefs d’Etat des pays les plus puissants faisaient des promesses qu’une fois de plus ils ne tiendraient pas, les hiérarchies des églises et les mouvements qu’elles influençaient se félicitèrent du résultat atteint. De ce fait, ces mouvements, à commencer par la campagne britannique, furent poussés à stopper la mobilisation au grand dam d’autres campagnes qui, notamment dans le Sud, estimaient que les objectifs n’étaient absolument pas atteints.

Au cours de la campagne qui durait depuis deux ans, la conscience de centaines de milliers de personnes avait progressé d’autant qu’une série de mouvements au Nord comme au Sud [2] collectaient des signatures sur une pétition plus radicale que celle présentée officiellement par la campagne Jubilé 2000. Pour sa part, le Vatican décida en 2000 d’intégrer Michel Camdessus, ex-directeur général du FMI, au sommet de la Commission Justice et Paix comme conseiller sur la question de la dette. Tout devait rentrer dans l’ordre et il n’était plus question de mobiliser sur la question. Certaines grandes ONG du Nord, qui ont des permanents dans les pays du Sud, leur intimèrent l’ordre d’abandonner le thème de la dette et de s’occuper d’autres sujets comme celui du commerce équitable. Au Nord, des permanents d’ONG chrétiennes, embauchés pour la campagne dette, furent licenciés ou changés d’affectation.

C’est dans ce contexte que certaines campagnes du Sud décidèrent de créer Jubilé Sud au cours de l’année 1999. De son côté, le réseau du CADTM qui commençait à s’étendre internationalement, décida de nouer une alliance stratégique avec Jubilé Sud et de contribuer à donner un deuxième souffle au mouvement anti-dette au-delà l’année du Jubilé 2000 [3]. C’est pour cela qu’a été réalisée la grande rencontre internationale de Dakar en décembre 2000 sous le titre : « Afrique : des résistances aux alternatives », rencontre suivie immédiatement du premier Dialogue Sud-Nord.

En mars 2000, le referendum d’initiative populaire (la « consulta ») réalisé en Espagne par le Réseau citoyen pour l’abolition de la dette extérieure (RCADE) et celui organisé au Brésil en septembre, constituent un grand pas en avant. Tant la qualité de la mobilisation que le degré de la politisation citoyennes sont nettement supérieurs dans ce type d’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
à ce que représente simplement une collecte de signatures au bas d’une pétition. Il est dommage que l’on n’ait pas été capables de reproduire ce type d’initiative dans un grand nombre de pays.

Du point de vue de l’analyse politique, la RCADE a entièrement raison de penser que : « la dette n’est pas une faille du système mais bien un produit de celui-ci et, de ce fait, pour résoudre le problème de la dette, il est indispensable de promouvoir un changement des structures. Si la dette est abolie sans que se transforment les structures politiques, économiques, sociales et culturelles, le problème continuera à se reproduire. L’abolition de la dette implique donc un changement de structures. » (RCADE, 2000b:1).

C’est un sujet de débat entre les campagnes dette : les uns, comme la RCADE, le CADTM et Jubilé Sud, pensent que le combat pour l’annulation de la dette doit déboucher sur une mise en cause du système capitaliste dans son ensemble ; d’autres pensent que ce système ne peut pas ou ne doit pas être modifié. Pour eux, il s’agit de régler certains problèmes comme l’endettement excessif et odieux en libérant les pays du fardeau de la dette, sans remettre en cause le système.

Il faut bien sûr débattre de ces divergences politiques profondes mais cela ne doit pas empêcher, au contraire, de faire l’unité d’action sur des objectifs précis.

D’autres thèmes suscitent des réactions opposées au sein du mouvement entre radicaux et modérés, par exemple celui des conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. . Jubilé Sud et le CADTM sont opposés à ce que les gouvernements du Nord et les institutions financières internationales fixent des conditions aux pays qui obtiennent des remises de dettes. Jubilé Sud et le CADTM considèrent que seuls les citoyens et citoyennes du Sud peuvent fixer des conditions car leur sort est en jeu. De leur côté, certaines organisations du Sud et une majorité d’organisations du Nord considèrent que les gouvernements du Nord et les IFI peuvent, voire doivent, imposer des conditions, en matière de lutte contre la pauvreté par exemple. Jubilé Sud et le CADTM pensent au contraire que les gouvernements du Nord et les IFI recourent à l’argument de la lutte contre la pauvreté (à laquelle ils ajoutent, depuis 2000, la poursuite des Objectifs du Millénaire pour le Développement) comme prétexte pour atteindre d’autres objectifs qui font partie d’un agenda caché : plus de privatisations, plus d’ouverture économique des pays du Sud, etc.
Pour décrire l’hypocrisie des gouvernements du Nord et des IFI, on peut dire qu’ils pavent de bonnes intentions le chemin qui mène à l’enfer. N’oublions pas que les Croisades avaient pour prétexte de libérer le tombeau du Christ, que la papauté a justifié l’esclavage à partir du 15e siècle [4], a justifié la chasse aux sorcières contre les femmes émancipées sous prétexte qu’elles n’avaient pas d’âme, que Léopold II, Roi des Belges, a obtenu à la conférence de Berlin en 1885 que lui soit donné par ses pairs le Congo sous prétexte de lutter contre l’esclavage organisé par les Arabes et que, pour prendre un exemple plus récent, les Etats-Unis et leurs alliés ont envahi l’Irak en 2003 sous prétexte de libérer le peuple de la tyrannie et de protéger l’humanité des armes de destruction massive.

Dans le débat décrit plus haut, un énorme pas en avant a été accompli en juin 2005 et confirmé en septembre de la même année lors du deuxième Dialogue Sud-Nord qui s’est tenu à La Havane. Modérés et radicaux se mirent d’accord pour refuser dorénavant ensemble toutes les conditionnalités imposées par le Nord.

Un autre sujet fait débat : quelle attitude adopter à l’égard des riches des pays du Sud et de leurs gouvernements ? D’abord, il faut constater que presque tous les gouvernements du Sud mènent des politiques conformes aux intérêts des classes dominantes locales. Il faut ajouter qu’au cours des 20 dernières années, on compte sur les doigts d’une seule main les gouvernements du Sud qui ont exigé l’annulation de la dette. Quelle en est la raison ? Les classes dominantes du Sud bénéficient du remboursement de la dette extérieure. Elles ont placé au Nord une grande partie des capitaux qu’elles ont amassés. Les riches du Sud prêtent eux-mêmes aux gouvernements du Sud en achetant des titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
extérieure. C’est pourquoi le non paiement de la dette pourrait menacer leurs intérêts. Les riches du Sud se sentent intégrés au capitalisme global et partagent les mêmes intérêts que les classes riches du Nord.

Jubilé Sud et le CADTM exigent des gouvernements du Sud qu’ils organisent un audit de la dette publique [5], qu’ils en suspendent le paiement et qu’ils la répudient. Dans cette lutte, ils ne rencontrent pas la sympathie de gouvernants qui, en échange du remboursement docile de la dette publique extérieure, se voient garantir un accès permanent au financement de la part des IFI et des institutions financières privées. La récompense de leur obéissance, c’est le maintien de leur accès au crédit. Les prêteurs sont peu regardants quant à l’utilisation des fonds empruntés. Les gouvernements du Sud s’enrichissent tout en appauvrissant leur pays et leur peuple.

Jubilé Sud a eu le mérite d’apporter à l’élaboration collective des mouvements dettes, la notion de dette historique, sociale, culturelle et écologique. Et son mot d’ordre : « C’est nous, les peuples du Sud, qui sommes créanciers » a été adopté par beaucoup de mouvements.

Des liens entre différentes thématiques sont établis par les mouvements militants : liens entre dette et migrations [6] ; liens entre souveraineté alimentaire et rejet de la dette et des politiques d’ajustement structurel ; lutte commune contre le trio OMC OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.

L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».

Site : www.wto.org
, BM et FMI ; collaboration des mouvements dette [7] : contrairement à une idée communément admise, les pays du Sud ne doivent pas inéluctablement recourir à l’endettement extérieur auprès du Nord s’ils veulent se développer. Des politiques alternatives, non génératrices de nouvelles dettes, sont parfaitement applicables tant dans un cadre national que sur le plan international.

Conjoncture présente et perspectives d’avenir

La conjoncture de 2006-2007 est caractérisée par le niveau des réserves en devises fortes (dollars US, euros, livres sterling, yens...) des pays du Sud : il n’a jamais été aussi élevé et c’est la conséquence du prix relativement élevé des matières premières et de certains produits agricoles exportés sur le marché mondial. Elle est aussi caractérisée par des taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
inférieurs à ceux des années 1980-1990 (même s’ils repartent à la hausse depuis 2004). Autres caractéristiques : le niveau d’endettement des entreprises privées atteint des proportions phénoménales ; les pays du Sud à revenus intermédiaires (comme le Brésil, l’Argentine, le Mexique, l’Uruguay, l’Algérie...) remboursent anticipativement le FMI et contractent de nouvelles dettes auprès des marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
et des banques ; la Chine prête beaucoup aux pays les plus pauvres, notamment en Afrique, pour s’assurer des sources de matières premières et des débouchés ; une partie des dettes publiques extérieures sont remplacées par des dettes publiques intérieures.
L’ensemble de ces éléments crée un semblant de tranquillité sur le front de la dette. Les remboursements anticipés au FMI donnent l’impression, à tort, que la dette fait partie du passé.
En réalité, à nouveau, mûrissent les conditions de nouveaux déséquilibres financiers et d’une nouvelle crise de la dette. Quand, où et sous quelle forme éclatera-t-elle ? Difficile de le dire.

La question de la dette reprendra le devant de la scène dans les années à venir et il est à espérer que des gouvernements du Sud, sous la pression populaire, seront amenés à remettre en cause son remboursement. Espérons que les propositions d’alternatives trouveront un large écho.

En 2005-2006, malgré de nombreuses embûches, beaucoup de chemin a été accompli sur la voie de la convergence entre les différents mouvements qui luttent pour libérer les peuples du joug de la dette. De plus, les mouvements sociaux et les grandes campagnes qui agissent à l’échelle planétaire ont affirmé leur volonté d’améliorer leur coordination [8]. Pour parvenir à gagner, il est bien sûr indispensable de poursuivre ce combat.


Notes

[1Eric Toussaint, La finance contre les Peuples, CADTM-Syllepse-Cetim, Liège-Paris-Genève, 2004, p. 175-182

[2C’était le cas de Dialogo 2000 d’Argentine qui avait adopté une pétition plus radicale qu’avait reprise, à son compte, le CADTM.

[3Dès mars 1999, lors d’une réunion à Bruxelles, le CADTM avait proposé aux leaders de campagnes du Sud qui allaient créer Jubilé Sud de fonder un mouvement mondial mais ceux-ci avaient déclaré préférer créer un mouvement Sud-Sud ce qu’ils firent quelques mois plus tard. Ils voulaient certainement éviter l’interventionnisme des organisations du Nord. A partir de ce moment-là, le CADTM se développa principalement dans les pays « francophones » d’Europe, d’Afrique sub-saharienne, d’Afrique du Nord et du Moyen Orient ainsi qu’à Haïti. Il se développa également, mais avec moins d’ampleur, en Amérique latine (Venezuela, Colombie et Equateur) et en Asie du Sud (Inde et Pakistan). La majorité des organisations du Sud membres du réseau CADTM sont aussi affiliées à Jubilé Sud. Il y a une complémentarité certaine entre l’implantation de Jubilé Sud, principalement située dans les pays « anglophones » d’Asie et d’Afrique ainsi qu’en Amérique latine et celle du réseau CADTM, principalement implanté (mais pas exclusivement) dans le monde francophone et dans le monde arabe.

[4Le commerce des esclaves fut légitimé par le pape en 1455 dans sa bulle Romanus Pontifex, qui l’analysait comme une activité missionnaire. Voir Angus Maddison, L’ÉCONOMIE MONDIALE : UNE PERSPECTIVE MILLÉNAIRE, CENTRE DE DÉVELOPPEMENT DE L’ORGANISATION DE COOPÉRATION ET DE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUES (OCDE), Paris, 2001.

[5Voir le livre publié conjointement notamment par le CADTM, le Cetim et Jubilé Sud intitulé « Menons l’enquête sur la dette ! Manuel pour des audits de la dette du Tiers Monde », Genève, 2006, 96 p. ISBN 2-930443-04-9 http://www.cadtm.org/article.php3?id_article=2299

[6Voir la rencontre entre mouvements sociaux d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne (dont les militants du CADTM du Maroc, de RD Congo, de Côte d’Ivoire et du Niger) en juillet 2006 à Rabat en parallèle au sommet euro africain. Voir également le CADTM et le mouvement des sans papiers en Belgique.

[7Voir l’appel commun à une semaine d’action mondiale en septembre 2006 contre la BM et le FMI lancé par Jubilé Sud, CADTM, 50 years is Enough, Eurodad... et auquel Greenpeace, Oil Watch et les Amis de la Terre se sont ralliés] avec les mouvements de lutte contre les grands barrages et autres mégaprojets énergétiques ; collaboration aussi avec les mouvements qui luttent contre la déforestation.

Un nouveau thème a été introduit ces dernières années dans le débat, principalement par le CADTM[[- Eric Toussaint (CADTM) “Dette : nouveaux défis” Intervention à la conférence internationale : « Résistances et Alternatives à la domination de la dette », La Havane 28-30 septembre 2005 ; - Eric Toussaint « Banque du Sud, contexte international et alternatives » http://www.cadtm.org/article.php3?id_article=1998

[8Cela a notamment été le cas lors du séminaire sur la stratégie des mouvements sociaux tenu à Bruxelles fin septembre 2006 à l’appel de l’Alliance Sociale Continentale des Amériques, du CADTM (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde), de COMPA (Amériques), de Focus on the Global South (Asie), de Grassroots Global Justice (Etats-Unis), de Jubilé Sud, de la Marche Mondiale des Femmes et de la Via Campesina.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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