La tyrannie de la moyenne

8 septembre 2015 par Renaud Duterme


La saga que connaît la zone euro nous donne l’occasion de nous pencher sur un élément très discutable et récurrent dans de nombreuses analyses économiques, à savoir l’usage répété et abusif de moyennes.



Cela s’illustre dans maintes déclarations telles que « les Grecs ont vécu au-dessus de leurs moyens », « les contribuables européens paient pour les Grecs », « le Royaume-Uni va mieux que la France », « l’épargne des Belges a augmenté depuis la crise », etc. La même grille de lecture prévaut dans d’autres débats, telles que ceux sur le réchauffement climatique. Tout le monde sait ainsi que par exemple, « les habitants des pays du Nord sont les responsables de ce réchauffement ». Or, derrière ces phrases a priori pleines de bon sens, se cache pourtant une vision des choses complètement déconnectée de la réalité. Plus grave encore, cette prédominance de la moyenne a également une fonction idéologique évidente, celle d’occulter les rapports de classe pourtant au cœur de nos sociétés.

Une vision simpliste

Un des premiers reproches que l’on peut faire à l’usage de la moyenne est au cœur même d’une de ses définitions : « qui se situe entre deux extrêmes » [1]. Or, c’est bien là où le bât blesse car se focaliser sur la moyenne revient purement et simplement à occulter ces extrêmes.

Le PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
est révélateur de cette tendance. Parmi ses nombreux défauts, un des plus importants est sans doute le fait qu’il constitue une moyenne, c’est-à-dire que, même reporté au nombre d’habitants, il considère implicitement que tout un chacun se vaut. Peu importe le niveau d’accaparement des richesses par une minorité, le PIB n’en a cure [2].

On peut élargir le raisonnement au concept de croissance, saint Graal de la majorité des économistes. Selon leur vision étroite des choses, l’Allemagne et le Royaume-Uni ayant respectivement un taux de croissance de 1,6 % et 2,6 % en 2014, ces pays sont dans une situation nettement plus favorable que la Belgique ou la France, respectivement avec un taux de croissance de 1,1 % et 0,2 %. Est-ce dire que le citoyen allemand ou britannique récolte davantage les fruits de cette croissance que le Belge ou le Français ? Aucunement puisque quand on regarde au-delà de cette moyenne, notamment les taux de pauvreté des pays concernés, on remarque que l’Allemagne et le Royaume-Uni sont devant la Belgique et la France, et juste derrière les pays du Sud de l’Europe où la crise a fait des ravages [3]. Ceci n’est guère surprenant car derrière ces taux de croissance plus élevés, se cache notamment un démantèlement du marché du travail (surtout en Allemagne) et des services publics (en particulier au Royaume-Uni). Ces éléments ne sont évidemment pas pris en compte quand on parle uniquement de moyenne.

le fait de paraître comme un outil technique, donnant l’illusion d’une certaine neutralité

Ceci conduit à un autre problème consubstantiel à cette notion : le fait de paraître comme un outil technique, donnant l’illusion d’une certaine neutralité. La moyenne de telle variable du pays A est plus grande que celle du pays B. Elle traduit donc une tendance objective. CQFD.

L’inégalité parmi les classes

Contrairement à cela, il est clair que l’économie n’a rien d’une science exacte et qu’elle ne peut avoir de sens qu’accolée de l’adjectif politique. Car, en effet, on ne peut comprendre les grands débats économiques sans regarder les rapports de forces qui s’exercent en filigrane. Encore une fois, l’usage de la moyenne est emblématique puisque sa définition même revient de facto à occulter les différences entre les classes ainsi que les relations d’exploitation entre ces dernières. Plusieurs exemples attestent cela. Une déclaration médiatique récente, selon laquelle l’épargne des Belges ne s’était jamais aussi bien portée et que chaque Belge aurait sur son compte une épargne de 78 300 euros. Bien entendu, ce chiffre ne veut absolument rien dire puisque dans la réalité, 70 % des Belges possèdent moins que cette somme et pire encore, 30 % n’auraient même pas d’épargne [4]. Mais encore une fois, aucune trace de ces disparités dans la fameuse moyenne.

chaque Belge aurait sur son compte une épargne de 78 300 euros

Même chose quand on parle des relations économiques entre Etats. Le débat sur le TTIP est assez révélateur. Alors qu’on parle de gains de croissance pour les deux parties (Etats-Unis et Europe), il est en fait assez clair que les vrais bénéficiaires seront les multinationales de chacune des parties et non les populations et les petits indépendants, de facto exclus des marchés publics étrangers en raison de leur petite taille. Analyser cela en fonction des antagonismes de classe nous conduit à une façon de voir les choses totalement différente qu’en termes purement arithmétiques consistant à diviser les gains espérés par le nombre d’habitants. Il est d’ailleurs à regretter qu’une méthode aussi simpliste fasse autant référence dans un certain nombre de débats mais cela dévoile à merveille la fonction de cet usage.

Un outil contre les peuples

Conséquence plus grave encore, et qui découle de ce qui précède : la focalisation sur la moyenne donne la fausse impression que nous sommes sur un même bateau (région, nation, continent, …) aux prises avec d’autres appréhendés de ce fait avec méfiance. La situation de l’Union européenne est emblématique à cet égard puisque dans de nombreux médias, nous entendons que l’Europe a sauvé la Grèce, que l’Allemagne veut faire sortir la Grèce de l’euro ou encore que nous devons payer pour les irresponsables Grecs. Or, derrière cet enfumage économique et médiatique, la réalité est tout autre puisque d’une part, ce n’est pas la Grèce qui a été sauvée mais les banques créancières (principalement allemandes et françaises) et d’autre part, le Grec lambda ne voit la couleur d’aucun euro parvenu dans le pays. La seule trace des plans de « sauvetage » visible pour la majorité du peuple n’est rien d’autre que les programmes d’austérité drastique qui ont ravagé l’économie du pays [5]. Mais là encore, tout cela est occulté au profit de moyennes arithmétiques totalement dénuées d’analyse socio-économique profonde. Ceci est bien sûr préoccupant car cela encourage implicitement l’émergence de rancœurs entre des peuples qui ont pourtant toutes les raisons d’avancer ensemble. Alors que le retraité grec subit les mêmes foudres du néolibéralisme que la travailleuse précaire allemande ou que le fonctionnaire letton [6], l’usage de la moyenne conduit à penser pour les deux derniers que leur situation est causée par le premier. Nous en avons eu une illustration récente quand de nombreuses institutions ont « calculé le coût » d’un défaut de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
grecque pour les contribuables européens. Cette méthode, pour le moins discutable, revient simplement à diviser le montant des dettes dues par le nombre d’habitants des pays créanciers. Au-delà de ce calcul simpliste et malhonnête (on ne médiatise pas ces mêmes calculs quand la dette rapporte à l’Etat créancier), on remarque bien la fonction idéologique de cette façon de procéder puisque le résultat est que là où il pouvait y avoir une solidarité avec le peuple grec, celle-ci perd peu à peu de son influence en raison de la crainte de voir son niveau de vie baisser. En retour, on remarque également une méfiance de nombreux Grecs envers l’Allemagne, perçue comme le responsable de tous les maux de l’Europe alors que derrière elle se cache avant tout une idéologie néolibérale pur jus dont est imprégné l’ensemble des élites du vieux continent

la focalisation sur la moyenne donne la fausse impression que nous sommes sur un même bateau

Le faux débat sur l’écologie

Il n’y a pas qu’en économie que l’usage de moyennes peut s’avérer problématique. C’est également le cas dans les débats sur l’impasse écologique à laquelle notre monde fait face. Si la plupart des gens admettent que la responsabilité dans le réchauffement climatique incombe d’abord aux pays du Nord, peu parmi eux vont au-delà de cette réalité en questionnant la généralité de ce concept. Il existe de fortes disparités quant à l’empreinte écologique au sein des sociétés du Nord et, alors que de nombreuses personnes ne sont que peu responsables d’un mode de vie qu’elles n’ont pour la plupart pas choisi, une minorité privilégiée jouit d’un mode de vie à tous points de vue insoutenable.

Selon les résultats d’une étude canadienne, l’empreinte écologique des 10 % des ménages les plus riches est plusieurs fois supérieure à celle des ménages à revenu faible ou moyen [7]. Il est clair que cette affirmation peut s’élargir à l’ensemble des pays dits industrialisés. Dans le même ordre d’idée, on évoque souvent la Chine comme premier pollueur mondial. Ici aussi, englober une réalité composée de plus d’un milliard de personne et des milliers d’usines tournant à plein régime pour produire les gadgets du reste du monde, sous le vocable « Chine » est particulièrement réducteur et hypocrite quand on sait que la plupart des Chinois ont un mode de vie nettement plus soutenable que les standards occidentaux [8].

Par conséquent, et sans nier la nécessité drastique de changer les modes de consommation dans nos sociétés, se focaliser sur le citoyen moyen du Nord ou sur la Chine dans son ensemble empêche une prise de conscience écologique radicale puisqu’elle détourne les débats des vrais facteurs de la situation, à savoir la généralisation d’un mode de production uniquement focalisé sur la recherche de profit. Pire encore, elle détourne la majorité des questions environnementales puisque l’écologie n’est vue que dans un contexte de culpabilisation dans lequel de nombreuses personnes ne se retrouvent pas. D’autres lacunes inhérentes à l’utilisation de moyennes pourraient être dénoncées (notamment le fait d’occulter les disparités géographiques) mais ce qui nous semble important ici est de questionner son usage récurrent [9] et surtout l’idéologie qu’elle peut fréquemment servir. Se référer à des moyennes n’est évidemment pas critiquable en tant que tel mais les utiliser sans dévoiler les inégalités, la diversité et la complexité qu’elles cachent revient à participer à la fabrique du consentement [10] dont le pouvoir capitaliste à besoin pour maintenir son hégémonie sur les peuples.


Notes

[1Larousse 2005.

[2La Guinée Equatoriale constitue un très bon exemple puisque ce petit pays d’Afrique est depuis récemment considéré comme un pays à revenu élevé au regard de son PIB/habitant, et ce malgré un taux de pauvreté touchant plus d’un habitant sur deux et une espérance de vie à la naissance de 53 ans (http://donnees.banquemondiale.org/pays/guinee-equatoriale). Le pays est d’ailleurs classé 144e sur 187e au classement de l’Indice de Développement Humain (http://www.africaneconomicoutlook.org/fileadmin/uploads/aeo/2015/CN_data/Cn_Long_FR/Guinee_equatoriale_2015.pdf ).

[5Lire le rapport de la Commission d’audit de la dette : La vérité sur la dette grecque, publié chez Les Liens qui Libèrent. Disponible également en libre téléchargement à l’adresse suivante : http://cadtm.org/Rapport-preliminaire-de-la

[6L’opinion publique lettonne aurait été une des plus virulentes contre les « plans d’aide » à la Grèce, notamment au motif que les conditions de vie en Grèce étaient meilleures que celles en Lettonie.

[7Cité dans ANGUS Ian et BUTLER Simon, Une planète trop peuplée ?, Ecosociété, Montréal, 2014, p195.

[8Bien sûr, loin de nous l’idée d’affirmer que la Chine est un modèle du point de vue environnemental. C’est d’autant plus éloigné de la réalité qu’une partie significative de la population aspire à atteindre les niveaux de consommation des pays riches (ce qui sera de facto impossible pour la majorité).

[9Dans bien des cas, la médiane, valeur partageant une série statistique en deux parties égales, serait plus pertinente et rendrait davantage compte des disparités.

[10CHOMSKY Noam, HERMAN Edward, La fabrique du consentement : de la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008

Renaud Duterme

est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.

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