Le FMI met le feu en Haïti, en Guinée, en Égypte…

8 août 2018 par Claude Quémar


Depuis que les prémices d’une nouvelle crise de la dette se précisent pour un certain nombre de pays du Sud, le FMI et la Banque mondiale ont repris peu à peu le rôle qui avait été le leur durant la crise de la dette des années 1980. Ils imposent, en effet, de nouveaux plans d’ajustement structurel (le mot est d’ailleurs réapparu largement) aux pays qui se tournent vers eux, confrontés à une baisse des ressources et/ou à une hausse du service de la dette. Les années qui ont suivi la mise en place des allègements de dettes (les années 2000) ont vu ces pays profiter de cette période pour investir massivement dans des infrastructures (énergie, transports…), en s’appuyant sur des prêts bilatéraux avec de nouveaux partenaires (Chine, Inde, pays du Golfe…), sur une hausse des ressources tirées de l’exportation de matières premières dont le cours a alors repris une courbe ascendante, sur l’accès à de nouveaux modes de financements (eurobonds, finance islamique, bons et obligations du trésor émis en monnaie locale).



Las, la tendance s’est retournée brutalement. Un grand nombre de matières premières ont vu leur cours baisser fortement, même si elles ont connu sur les deux dernières années, un rebond. Les taux d’intérêt Taux d'intérêt Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
sont repartis à la hausse et les eurobonds émis au début des années 2010 arrivent à maturité entre 2018 et 2020.

Le scénario ressemble comme deux gouttes d’eau à celui du début des années 1980.

Au point que les acteurs essentiels de la période sont de retour. Fonds monétaire international FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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, groupe Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, Institut de la finance internationale (qui a pris de facto la place du Club de Londres Club de Londres Homologue du Club de Paris, ce Club réunit les banques privées qui détiennent des créances sur les PED. Créé en 1976 suite à une demande en provenance de l’ex-Zaïre, le Club de Londres est un groupe informel, sans statut et légitimité, se réunissant pour entreprendre des opérations de restructuration de dettes souveraines de pays en difficulté de paiement. Sous l’effet de la crise de la dette du Tiers-Monde, il gagne en importance dans le dernier quart du XXe siècle.

Face à l’évolution du profil d’endettement des pays en développement dès les années 2000, délaissant le recours aux banques privées au profit des marchés financiers, le Club de Londres serait actuellement inactif. Son rôle est aujourd’hui assumé de fait par l’IIF (Institute of International Finance, https://www.iif.com/ ), association de 500 établissements financiers (banques, gestionnaires d’actifs, compagnies d’assurance, fonds souverains et des fonds spéculatifs) régulièrement invitée à participer aux réunions du Club de Paris.
pour les créanciers privés), tout ce petit monde est à la manœuvre pour imposer de nouveau ses règles, en tenant compte de la situation nouvelle. C’est ainsi, par exemple, que le Club de Paris essaie de s’élargir aux nouveaux bailleurs internationaux (Chine, pays du Golfe, Afrique du Sud…). L’affaire de la ‘dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
cachée’ mozambicaine permet à ces institutions de faire front pour imposer leur méthode.

Mêmes interprètes donc, et même partition : ajustement, austérité, rigueur, libéralisme, libre-échange…

Les conditionnalités Conditionnalités Ensemble des mesures néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale aux pays qui signent un accord, notamment pour obtenir un aménagement du remboursement de leur dette. Ces mesures sont censées favoriser l’« attractivité » du pays pour les investisseurs internationaux mais pénalisent durement les populations. Par extension, ce terme désigne toute condition imposée en vue de l’octroi d’une aide ou d’un prêt. sont ainsi de retour. Vous voulez renouer avec les institutions financières internationales (IFI) comme prêteurs en dernier ressort, bien ! Voila le programme, notre programme [1]. À prendre ou à laisser. La République du Congo, pour avoir tergiversé, voit de mois en mois repoussé le déblocage d’un prêt du FMI pour faire face à une dette qui explose (entre 117 % et 130 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
selon les calculs). Les ‘bons élèves’ voient débloquées les tranches successives de prêts.

Parmi ces conditionnalités, on retrouve toujours l’abandon des mesures sociales, telles que subventions, compensations… qui permettent aux populations d’avoir accès à des services publics, même dégradés. Elles seraient, selon les IFI, trop lourdes pour le budget d’États qui doivent faire face à un service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. majoré et donc doivent diminuer leur déficit budgétaire.

Trois exemples d’actualité permettent de comprendre les enjeux sociaux, économiques et politiques de telles mesures. Le FMI, depuis le début 2018, a imposé à Haïti, à la Guinée et à l’Égypte, l’abandon des subventions aux produits pétroliers.


Haïti

En juin 2018, l’équipe du FMI émet ses recommandations à Haïti [2]. On y voit combien ces techniciens ne tiennent aucunement compte des réalités sociales vécues par l’immense majorité de la population. Afin de privilégier ‘la création d’un espace budgétaire nécessaire au financement des programmes sociaux et d’accroître les investissements publics’, le FMI se félicite de l’élimination des subventions au prix des carburants, initiée par le gouvernement fin juin. C’est oublier rapidement l’effet immédiat sur le coût de la vie d’une hausse brusque des transports publics, dans un pays à l‘urbanisation anarchique, ou l’essentiel de ce qui est consommé est importé, où la production agricole doit être transportée vers la mégapole de Port-au-Prince.

La population, elle, ne s’y est pas trompée. Aussitôt annoncée la hausse, début juillet, des émeutes éclataient dans les quartiers populaires. La gazoline devait, en effet, passer de 224 gourdes à 309 gourdes (1 dollar = 69 gourdes, 1 euro = 85 gourdes) le gallon, le gas-oil de 179 gourdes à 264 gourdes pour un gallon, le kérosène, très utilisé par la plupart des ménages en Haïti, de 173 à 262 gourdes.

Rappelons que 58 % de la population haïtienne vit avec moins de 2 dollars par jour, selon les chiffres du PNUD PNUD
Programme des Nations unies pour le développement
Créé en 1965 et basé à New York, le PNUD est le principal organe d’assistance technique de l’ONU. Il aide - sans restriction politique - les pays en développement à se doter de services administratifs et techniques de base, forme des cadres, cherche à répondre à certains besoins essentiels des populations, prend l’initiative de programmes de coopération régionale, et coordonne, en principe, les activités sur place de l’ensemble des programmes opérationnels des Nations unies. Le PNUD s’appuie généralement sur un savoir-faire et des techniques occidentales, mais parmi son contingent d’experts, un tiers est originaire du Tiers-Monde. Le PNUD publie annuellement un Rapport sur le développement humain qui classe notamment les pays selon l’Indicateur de développement humain (IDH).
Site :
. Depuis la mi-2017, des fortes mobilisations sociales exigeaient le passage du salaire minimum dans les zones franches à 800 gourdes par jour, pour faire face aux nécessités quotidiennes, montant porté à 1 000 gourdes en 2018, face à une inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. de 14%. La hausse de ce salaire minimum à 350 gourdes à l’été 2017 a été vécu, par les travailleursִִ.euses comme une provocation et du mépris. « On nous paie le samedi, le lundi on recommence à s’endetter » exprimait une des manifestants. Ils exigent l’abandon de ces politiques antisociales, de véritables mesures économiques, en particulier la restitution des 5 milliards de dollars US détournés des fonds Petro-Caribe par l‘oligarchie locale.

En annonçant la hausse des prix des carburants en plein coupe du monde de football, et plus précisément pendant le match Belgique-Brésil, équipe préférée des Haïtiens, le 6 juillet, les autorités pensaient atténuer le choc. Aussitôt le match fini (et le choc accentué par l’élimination brésilienne ?), les rues étaient bloquées, des supermarchés pillés, un commissariat incendié… Bilan : 20 morts, des immeubles calcinés...

Et la démission du gouvernement de Jack Guy Lafontant, réclamée y compris par le patronat local, accompagnant le gel des hausses annoncées, n’a pas calmé les ardeurs. Quant au représentant du FMI, il se contente de dire que, peut-être il eut fallu étaler les hausses. Sa nouvelle bataille est la restructuration d’Électricité d’Haïti (ÉdH), qu’il réclame depuis des années. Par restructuration, tout le monde comprend, à juste titre, privatisation. Le bilan des privatisations imposées depuis les années 1980 (télécoms…) ne semble pas avoir été tiré.


Guinée

Juin 2018, toujours, le gouvernement guinéen annonce l’abandon des subventions aux carburants, faisant ainsi passer de 8 000 francs guinéens (GNF) à 10 000 GNF le litre d’essence (de 76 à 95 centimes d’euro). Depuis 2016, le gouvernement, sous pression du FMI essaie de faire passer l’abandon de ces subventions. L’institution de Washington en fait une condition de la signature d’un accord de Facilité élargie de crédit (FEC). Une nouvelle fois, elle préconise des solutions les moins équitables, les plus injustes socialement [3]. Le mois de juillet va voir se succéder manifestations, grèves, journées ‘ville morte’. Les syndicats et mouvements sociaux impliqués mettent en avant la hausse des exportations de bauxite (multipliées par trois en un an), dont le pays possède les principales réserves au monde. Ils montrent également du doigt les conditions d’octroi des passations de marché, essentiellement de gré à gré Marché de gré à gré
Gré à gré
Un marché de gré à gré ou over-the-counter (OTC) en anglais (hors Bourse) est un marché non régulé sur lequel les transactions sont conclues directement entre le vendeur et l’acheteur, à la différence de ce qui se passe sur un marché dit organisé ou réglementé avec une autorité de contrôle, comme la Bourse par exemple.
, permettant tous les petits ‘arrangements entre amis’.


Au tour de l’Égypte

21 juillet 2018, c’est au tour de l’Égypte d’annoncer une hausse des tarifs de gaz naturel de 75 %. Le prix de la consommation d’un maximum de 30 m ᶟ a été fixé à 0,175 livre égyptienne (0,098 dollar US) à partir du 1er août contre 0,100 livre précédemment.

Cette augmentation du gaz s’ajoute à celles, réalisées en 2016, du carburant, de l’électricité et des transports publics, en contrepartie d’un accord de prêt de 12 milliards de dollars US du FMI. Une nouvelle fois, ce sont donc les couches les plus défavorisées, déjà touchées, par une inflation galopante, une dévaluation Dévaluation Modification à la baisse du taux de change d’une monnaie par rapport aux autres. de la monnaie, entraînant une hausse de tous les produits importés, qui vont faire les frais de ces politiques. [4]

D’autres pays suivront, si on n’arrête pas la machine infernale. L’Argentine, le Nicaragua ont été touchés récemment, en attendant de nombreux autres pays.

Ces mesures ne restent pas sans réaction. On peut, comme en Haïti, repousser l’échéance pays par pays. Bien sûr, la solidarité la plus large doit s’exercer avec les mobilisations en cours. Mais la question posée est d’en finir avec ces politiques d’austérité qui font payer les classes populaires pour les cadeaux faits aux transnationales, aux industries extractives, aux créanciers privés. Les mobilisations dette doivent reprendre le chemin qu’elles avaient emprunté ensemble après la crise des années 1980, mobilisations qui avaient entraîné une remise en cause du poids des institutions financières.


Notes

[1Pour un listage complet des conditionnalités du FMI sur les dernières décennies, on consultera avec bénéfice : Alexander E. Kentikelenis, Thomas H. Stubbs & Lawrence P. King (2016), IMF conditionality and development policy space, 1985–2014, Review of International Political Economy, 23:4, 543-582, DOI : 10.1080/09692290.2016.1174953. On y verra leur aspect systématique et donc systémique. Voir aussi : Isabel Ortiz, Matthew Cummins, The Age of Austerity

[2On trouvera le communiqué de presse à l‘adresse suivante : http://www.imf.org/fr/News/Articles/2018/06/20/pr18246-imf-staff-concludes-visit-to-haiti

Claude Quémar

est membre du CADTM France

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