En avril 2018 était lancée à Lille la campagne « Faidherbe doit tomber » à l’initiative de Survie Nord, le FUIQP 59/62 et l’Atelier d’Histoire critique. Cette initiative s’inscrit dans un grand mouvement mondial de pensée et d’action sur le passé colonialiste de l’Occident, la place des symboles dans l’espace public et le rôle de l’art dans notre société, en parallèle aux questions de restitution des œuvres.
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La statue de Faidherbe, une œuvre d’art ?
Il est étonnant, ou plutôt inquiétant, d’observer combien la question coloniale semble anecdotique dans la sphère des débats publics. Le referendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie a suscité, sur plusieurs mois, bien moins d’articles dans les médias que, par exemple, les midterms aux États-Unis… Outre que cela devrait nous rappeler que les médias (la plupart – et les plus lus) sont davantage des publicitaires que des informateurs, qu’ils travaillent pour le profit et non pas, malgré leurs assertions, pour la liberté (il faut relire, à cet égard, l’analyse, parmi d’autres, de Jacques Bouveresse [1]), cette mise en lumière de divers faits secondaires (quant aux urgences locales publiques) rappelle que le fait divers est surtout là, comme le disait Pierre Bourdieu, pour faire diversion.
Nous avons tous, près de chez nous, un petit colonialiste, un esclavagiste qui a bien mérité de la Patrie
Et quand il s’agit d’interroger notre espace public (ou soit-disant « public »), il est consternant de constater combien la question est minimisée, voire occultée, par les principaux intéressés : c’est-à-dire nous-mêmes. Pourtant, l’espace public nous construit plus encore peut-être que nous le construisons. La Renaissance (la « Ville idéale »), la peinture métaphysique (la Ferrare de Giorgio de Chirico), les Surréalistes (dans la Nadja de Breton par exemple), les Situationnistes (avec la réappropriation par la psycho-géographie d’Ivan Chtcheglov) en avaient une conscience bien plus aiguë que nous. Ainsi, la remise en question de certaines statues ou représentations dans nos villes n’est ni anecdotique (ce n’est pas un « fait divers »), ni radicale, ce n’est ni un négationnisme (une volonté de réécrire l’Histoire), ni une marotte de quelques révoltés, mais bien un des moyens les plus efficaces pour interroger la complexité des constructions historiques qui nous déterminent.
Nous avons tous, près de chez nous, un petit colonialiste, ou son précurseur le négrier, un esclavagiste qui a bien mérité de la Patrie – ou de sa Ville plus ou moins natale, ou plutôt de ceux (pas « celles ») qui l’ont dirigé : ce mérite vient surtout de ce que le personnage a enrichi grassement les notables de sa petite cité. Un buste de plus ou moins bonne facture, un militaire avec sa belle moustache, son air suffisant, sa carne, et même, pour Faidherbe, à Lille, ses allégories féminines, à ses pieds bien entendu, et nous autres qui cheminons en contre-bas et levons la tête plein d’admiration et de respect pour celui qui nous toise et nous écrase. Le mouvement sud-africain « Rhodes must fall » [2] a prêté son nom à d’autres mouvements mondiaux, avec plus ou moins de réussite. En Catalogne, en mars 2018, la statue d’Antonio Lopez y Lopez (1817-1883), homme d’affaire, c’est-à-dire esclavagiste, a été déboulonnée dans une ambiance festive, loin de toute violence (il faut noter que la statue avait été détruite en 1936 par les Républicains et les Anarchistes barcelonais, mais refaite en 1944). Avant cela, aux États-Unis, comme on s’en rappelle (tout ce qui vient des États-Unis est si important, et tellement mieux que ce qui se passe dans nos campagnes…), toute une série de statues étaient tombées : le général Robert Lee à la Nouvelle Orléans, Albert Sidney Johnston à Austin (Texas), le « Soldat confédéré » de Durahm (Caroline du Nord) ou encore le « Old Joe » de Gainesville en Floride (la statue d’un soldat confédéré érigée en 1904, renvoyée à l’association des Filles unies de la Confédération). Le quartier de Brooklyn a dévissé des plaques et le maire de Birmingham (Alabama) a caché le monument confédéré derrière des planches. Ce ne sont pas moins de 1500 symboles et représentations racistes qui ont été retirés de l’espace public américain en quelques années [3]. Mais il ne faut pas croire qu’il s’agisse là d’un phénomène de mode : depuis longtemps, les Belges cherchent à nettoyer leur espace public des représentations de Léopold II qui a commis au Congo des exactions reconnues, avec l’aval de la communauté internationale entre 1876 et 1879, au nom de la Civilisation, c’est-à-dire surtout pour pouvoir exploiter paisiblement le caoutchouc (dont les usages industriels sont alors en plein essor) et l’ivoire. De la même façon, le Canada depuis des décennies remet en cause les symboles que constituent les statues de la reine Victoria, d’Edward Cornwallis ou encore du premier ministre (sous la reine Victoria) John A. Macdonald (la question a ressurgi en août 2018). Il n’est pas difficile de trouver des exemples un peu partout dans le monde. En France, depuis longtemps, la question se pose aux anciennes villes négrières, Nantes, Rochefort et La Rochelle en premier lieu, où certaines familles jouissent toujours de la fortune amassée par leurs ancêtres grâce à la Traite des Noirs.
Le rapport intime entre colonialisme et capitalisme
Lille, donc, a aussi son petit colonialiste, qui n’est pas sans importance, puisque Louis Faidherbe (1818-1889) sert actuellement à la Présidence comme symbole d’union avec le Sénégal (Macron, longtemps, y a travaillé) où le général a été administrateur après avoir « servi » en Algérie puis « pacifié » cette région [4]. La question de la célébration de Louis Faidherbe est particulièrement intéressante parce qu’elle souligne des constantes de la question coloniale. D’abord, le rapport intime entre colonialisme et capitalisme. Ensuite, le rapport intime entre, cette fois, le colonialisme et la République. Enfin l’appui populaire de l’époque (et l’appui même du prolétariat) dans l’entreprise coloniale. Mais elle souligne aussi l’actualité du colonialisme, alors que nous nous disons dans une ère « post-coloniale » : l’affaire Faidherbe rappelle l’importance actuelle, pour le(s) pouvoir(s) en place (politique mais surtout financiers) de conserver ces symboles dans la politique internationale. Elle souligne l’ignorance de chacun de nous de ces figures qu’on utilise à notre insu, des enjeux fondamentaux qui y sont liés et que nous voulons, ici, préciser clairement. Enfin, elle met en avant une autre réalité qu’on ignore, ou qu’on veut ignorer : le rôle de l’art dans les processus de la domination quotidienne. Loin d’être une sphère anhistorique, détachée ou éthérée, l’art est outil de domination par la propagande directe (les œuvres d’art) et indirecte (les représentations mentales qu’il induit).
Nous envisagerons donc la question du déboulonnage des statues selon trois grands axes : d’abord par la mise en question de la notion de « décolonisation ». Ensuite, par le rapport entre colonisation et capitalisme. Enfin, par le rapport entre colonisation et art. Nous aborderons à cet égard la question des restitutions d’œuvres.
Vraiment, « décolonisation » ?
Les ingérences politiques n’ont jamais été une fin en soi : c’est l’économie qui intéresse les pays occidentaux
La décolonisation n’a pas eu lieu. Le discours officiel ne peut pas dissimuler les réalités flagrantes d’une poursuite des dominations occidentales sur la majorité des pays d’Afrique [5]. Les ingérences politiques n’ont jamais été une fin en soi : c’est l’économie (et, assez trivialement, les « ressources » des sols) qui intéresse des pays occidentaux, industriels, qui ne sont plus dirigés (s’ils l’ont jamais véritablement été) par des gouvernements, mais bien par les intérêts des entreprises. Si nous reviendrons sur cette dynamique qui est, bien sûr, bien plus complexe que cette phrase le laisserait croire, l’effroyable machine de domination plus ou moins patente de la France sur l’Afrique est depuis longtemps connue et étudiée. Il faut ici rappeler que c’est François-Xavier Verschave, né (lui aussi à Lille…) en 1945 et mort en 2005, président de 1995 à sa mort de l’association Survie qui offrit au terme « françafrique » toute sa puissance évocatrice dans l’ouvrage La Françafrique : le plus long scandale de la République (1998, Stock).
La plupart des indépendances ont été octroyées (et non pas obtenues) dans des cadres précis qui pérennisaient le lien de subordination en vigueur depuis la colonisation, mais avec l’avantage non négligeable de détourner les tensions populaires et sociales vers de véritables boucs-émissaires. Ainsi, les revendications populaires étaient canalisées vers des prismes vides (les hommes politiques locaux) au lieu de se concentrer sur la racine du mal : les États occidentaux. L’exemple du Cameroun a été précisément étudié par Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsistsa [6].
Sans rentrer dans les détails qu’on retrouvera dans les ouvrages cités, il ne nous semble pas inutile de préciser que les processus dits de « décolonisation » de la deuxième moitié du XXe siècle ne sont pas des processus de décolonisation véritable, mais en fait une transformation des conditions de la colonisation (de paradigme colonisateur) qui, de fait, n’a pas encore pris fin aujourd’hui. Ainsi, le terme employé officiellement par les institutions – dont les médias – de « post-colonialisme » devrait désigner davantage une nouvelle forme (et une nouvelle étape) de la colonisation, plutôt qu’une période qui aurait suivi la libération des pays colonisés.
Cet état de fait souligne deux réalités.
D’abord, un problème de vocabulaire. Dans une société des images, l’abandon des mots permet toutes les dérives. C’est-à-dire la dépossession par l’humain de son quotidien, et l’absence de rapports non médiatisés (par les images ou par les institutions) entre les individus – ce qu’on peut nommer, sans dévoyer les termes : « fascisme » ou « totalitarisme » [7]. On oublie que les deux choses, mot et image, sont intrinsèquement liés : on ne peut pas penser l’image sans le mot. Autant qu’il y a un illettrisme, il y a ce que les anglo-saxons nomment un « illettrisme visuel » (visual illiteracy) et qu’on pourrait appeler en bon français iniconisme [8]. Un apprentissage des images passe par les mots. Or les mots sont dévoyés : ce constat devenu un poncif ne fait plus frémir personne. Et, de la littérature aux sciences humaines, les dénonciateurs de la novlangue n’émeuvent plus grand-monde. Pourtant, Georges Orwell autant que, tout récemment, Alain Denault et Grégoire Chamayou [9], parmi d’autres, nous démontrent que c’est là, non pas les prémices, mais des dispositifs en place d’un système fascisant et totalitariste. Orwell, Denault, Chamyou, Adorno et déjà Nietzsche, nous montrent que l’usage de mots « fastes » (« positifs ») dans, ou plutôt par la société médiatique, et son appropriation par chacun de nous, aboutit à l’occultation de réalités « néfastes » : « culture » [10], « acceptabilité sociale », « société civile », « gouvernance », « développement durable », « démocratie participative » [11] dissimulent la pauvreté, la soumission volontaire ou forcée, la dépossession politique, et, pour convoquer une notion de Walter Benjamin, « la chute de l’expérience » [12], cette expérience, par les mots, qui fait la richesse de nos vies, et nous permet de construire un vivre-ensemble.
On devrait sans doute parler (ce sera notre deuxième point) de « colonialisme diffus » plutôt que « post-colonialisme », comme on parle de « fascisme diffus » [13] ou de capitalisme « liquide » [14]. Le problème, sans aucun doute, s’est terriblement complexifié en se déplaçant d’une réalité lisible et patente (manifeste) à des micro-réalités diffuses, éclatées, et surtout intériorisées. Quand l’armée française occupait officiellement un autre pays, la situation était à peu près claire. Mais quand il s’agit de chercher à connaître des dispositifs souterrains de notre position de simple citoyen, cela devient tout de suite beaucoup plus compliqué. À cet égard, il ne faut pas être dupe : les « théories du complot » servent les dirigeants en faisant diversion. Le fantasme de théories occultes (quand il y aurait déjà tellement de scandales à relever) est nourri autant par l’industrie culturelle (le cinéma – les séries – et la télévision, la musique, la littérature, le « spectacle vivant », les jeux vidéos…) que par la politique.
Mais il ne faut pas s’arrêter à cela. Outre la « dissimulation », qui, en fait, serait davantage un « détournement » (voire de la propagande), il y a un autre processus plus pernicieux encore (auquel participent les statues publiques incriminées) : l’intériorisation des principes de soumission, ou pour le dire avec les termes de Michel Foucault, l’intégration des machineries disciplinaires. Car nous sommes toutes et tous les agents du colonialisme, à partir du moment où nous sommes citoyens français (pour ne parler que de la France) : nous jouissons d’avantages matériels et immatériels acquis (directement ou indirectement) grâce à l’exploitation de ressources puisées dans des pays conquis. Électricité, technologie, culture. Difficile de remettre en question ce sans quoi, imaginons-nous, nous retournerions à la barbarie. Nous souhaitons la libération des pays colonisés, mais sans en assumer les conséquences (nous a-t-on demandé notre avis du reste : pourquoi assumer ce qu’ont fait nos ancêtres ?). Loin d’être dans une ère post-coloniale, nous sommes dans l’ère du colonialisme disséminé. Saïd Bouamama a cette belle formule d’« espace mental colonial » qui peut servir ici à définir ces mécanismes inconscientisés de colonisation. Un inconscient colonial. Une machinerie mentale coloniale.
Violences du capitalisme
En dix jours, nous avions brûlé plusieurs villages, tué 100 hommes et inspiré une salutaire terreur à ces populations
Quand Louis Faidherbe devient gouverneur du Sénégal en 1854 (il arrive à Gorée en 1852), c’est grâce à l’appui des milieux d’affaires qui sont présents sur place, et notamment la maison de négoce bordelaise Maurel et Prom. Les campagnes dites de « pacification » (qui sont en réalité des massacres) sont « appuyées » par ces maisons de commerce. Appuyées, c’est-à-dire financées. La bataille de Dialmath, les campagnes du Fouta Toro au Khasso et du Kayor à la Casamance, sont marquées par des exactions, des incendies, des destructions de village. Faidherbe revendiquera toute sa vie cette politique de terreur : « En dix jours, nous avions brûlé plusieurs villages riverains de la Taouey, pris 2 000 bœufs, 30 chevaux, 50 ânes et un important nombre de moutons, fait 150 prisonniers, tué 100 hommes, brûlé 25 villages et inspiré une salutaire terreur à ces populations. » [15] On le surnomme le « Bugeaud du Sénégal ». (Le terme « pacification », au passage, rappelle notre propre quotidien : n’est-ce pas au nom de la paix que la Lybie, l’Irak, la Syrie, la Palestine sont plongés dans le chaos ? Et ce ne sont là que les conflits les plus médiatisés). Les liens étroits qui lient Faidherbe et le commerce prouvent, s’il était encore besoin, le rapport entre colonialisme et capitalisme.
Il faut d’abord rappeler que la colonisation est contemporaine de la révolution industrielle. La concomitance est parfaite, et les tendances se nourrissent l’une l’autre. En effet, la colonisation utilise les procédés de la reproduction technique de l’art pour justifier son bien-fondé et s’imposer dans les mentalités : la lithographie et la photographie. La lithographie est largement diffusée par les journaux à gros tirage : Le Journal des voyages, Le Petit parisien ou Le Petit journal dont nous pouvons trouver encore aujourd’hui les unes pour quelques euros dans les bacs des bouquinistes. Les mises en scène savantes (qui n’ont rien à envier aux productions imagières actuelles) sont les principales sources iconographiques populaires pour représenter la colonisation : la propagande est flagrante. Mais la photographie joue un rôle tout aussi important. Dès 1850, de nombreux photographes se rendent en Algérie et commencent à créer et à diffuser toute une série d’images d’Épinal, emboîtant le pas à la peinture exotique des Romantiques (« Les Femmes d’Alger » de Delacroix date de 1838). Outre que la photographie, par la magie de son mimétisme, fascine les contemporains, son efficacité nourrit (bien plus que la peinture unique) un imaginaire colonial dans la population : aventure et grandeur militaire (l’épopée napoléonienne n’est pas ancienne), exotisme, et même (ce n’est pas négligeable) volupté (le bordel algérien, cher aux Romantiques). Mais le rôle de la photographie joue un rôle plus structurel dans le colonialisme : elle diffuse tout un matériau ethnologique (costumes, habitats…) qui servira à développer une pensée qui aurait pu être dans la lignée d’un Montaigne, mais qui s’inscrira plutôt dans un discours raciste. De plus, elle permettra de recenser un grand nombre de vestiges et de ruines, notamment de l’époque romaine, qui serviront de justifier la colonisation, en l’inscrivant dans une histoire au long cours [16].
Ces données mettent en évidence ce qu’on a tendance à oublier : la colonisation n’est pas une évidence à l’époque. Cette idée véhiculée aujourd’hui, jamais remise en question, est un argument pour légitimer la présence de statues de personnalités douteuses dans notre environnement quotidien. Que la colonisation soit un « fait d’époque », au lieu de devenir une mise en garde sur nos pratiques actuelles vis-à-vis de l’Autre (les « migrants » qui sont, rappelons-le, des exilés et des réfugiés), est targué comme une excuse : un moyen d’atténuer la violence mentale qu’a été la colonisation. Or il a fallu, à l’époque, convaincre la population que le colonialisme servait ses intérêts : elle se demandait pourquoi partir si loin, quand les problèmes quotidiens étaient si près… L’image positive de la colonisation a été une construction lente, nourrie par la culture et la consommation de masse, pendant tout le XIXe siècle. Au moment de l’élaboration de l’iconographie de la statue du général Faidherbe à Lille, après un débat vigoureux, les symboles coloniaux ont été écartés [17]. Il est plus que désolant de constater que ce qui posait problème à l’époque même de l’apogée des politiques coloniales françaises soit si naturellement admis aujourd’hui… Finalement la propagande, en une cinquante d’années, avait porté ses fruits et le principe de la colonisation était moins discutée en soi que pour ses répercussions sur la politique intérieure des pays colonisateurs. Les concepts d’ingérence, de progrès, de mouvement civilisateur, d’importance de la présence française à l’étranger ont donc été progressivement intégrés. Idées dont nous sommes toujours tributaires.
Enfin, c’est structurellement que le colonialisme et le capitalisme sont liés. Nous pouvons, un peu schématiquement, mais sans trop nous éloigner de la réalité historique, esquisser plusieurs étapes de ce double mouvement.
Il faut remonter à l’esclavagisme et la Traite des Noirs. Si, comme cela a été plusieurs fois souligné, les bénéfices tirés du commerce triangulaire n’était pas la part la plus importante des bénéfices totaux, c’était tout de même un investissement qui s’est révélé extrêmement profitable. Nombreux sont les auteurs à avoir étudié en détails le rôle de la Traite des Noirs dans l’installation du capitalisme. Le premier ouvrage est celui d’Eric Williams, Capitalism and Slavery, publié en 1944 (The University of North Carolina Press, 1994). Depuis les années 90, d’autres se sont attachés à comprendre le processus, comme Olivier Grenouilleau [18].
Le colonialisme prend le relai de l’esclavagisme. En effet, l’abolition de l’esclavage en 1848 est acceptée parce que les intérêts français sont maintenus. C’est au moment où l’esclavage devenait un poids pour la France (financièrement s’entend), et n’avait plus lieu d’être, qu’il a été aboli. Pour preuve : c’est au moment de la construction de l’empire colonial français que l’esclavage est abandonné : en 1847, reddition d’Abd El-Kader ; en 1848, l’Algérie est distribuée en départements français.
Théoriquement, le processus pourrait être résumé de la manière suivante.
Un colonialisme diffus a succédé à un colonialisme concentré (celui du code Noir – qui est un code commercial – de Colbert), de la même manière qu’un capitalisme diffus a succédé à un capitalisme concentré (nous ne pouvons que renvoyer aux travaux fondamentaux de Fernand Braudel, Giovanni Arrighi et Karl Polanyi [19]). De « diffus », il est devenu « liquide » (Bauman) : avant toute solidification, il mue. Cette mutation continuelle, cette impossibilité de saisissement le rend particulièrement difficile à combattre. Il s’immisce dans tous les interstices de notre quotidien, mais aussi de notre pensée, sans que nous puissions toujours nous en défendre.
Un dirigeant n’est jamais seul : il est la partie visible de l’iceberg
Mais ce processus, autant qu’il a été – et qu’il reste – un choix de certains dirigeants, n’en demeure pas moins automatisé. Si un dirigeant s’avisait de vouloir changer le système, il serait simplement, et automatiquement, éjecté du système. Ce qui, du reste, est strictement impossible : le mécanisme du cursus honorum qui mène les individus aux plus hautes magistratures se définit par le tri qu’il opère parmi les candidats. Notamment parce qu’un dirigeant n’est jamais seul : il est la partie visible de l’iceberg, il est le rouage le plus exposé de la machine. Ainsi, on peut condamner les Faidherbe et les Bugeaud, les Bolloré et les Bouygues, les Giscard, les Chirac, les Sarkozy et autres Macron, mais sans les fondements systémiques qui les soutiennent et les précèdent, ils ne seraient pas là. Quand un s’en va, il y a toujours, comme dit la chanson, des milliers, des millions de prétendants… Sans vouloir déresponsabiliser les individus, il ne faut pas cependant croire que la solution est morale : la solution reste structurelle. Pour mieux comprendre ce phénomène, pour nourrir une réflexion (et inspirer une pratique) plus efficace, les analyses de la Critique de la Valeur, à cet égard, sont particulièrement éclairantes [20]. Résumons-en la théorie.
La logique de la valeur d’une marchandise est d’aller vers une autonomie vis-à-vis de cette marchandise qui demande, pour être rentable, de toujours diminuer son coût de production. D’où la marchandisation croissante de ce qui n’est pas un produit tangible (les services), ou de ce qui ne demande pas une production particulière (une œuvre d’art, ou même la location de notre logement, de notre voiture…). Mais ce faisant (pour faire court), la valeur s’est insinuée partout dans notre quotidien et a fini par médiatiser nos rapports humains : elle est devenue ainsi un « sujet » à part entière, mais qui n’est guidé que par elle-même. Elle est donc un « sujet automate ». C’est la lutte contre ce « sujet automate », « sujet » littéralement « inhumain », qui peut servir de base et d’amer à toute action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
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Dans le processus de développement (et de réalisation) du capitalisme, afin d’augmenter la production, et d’abaisser les coûts, est apparu l’esclavagisme moderne, puis la colonisation. L’art et ses œuvres, à deux titres au moins, participe à cette dynamique : en tant que propagande, et en tant, comme nous l’avons signalé, de « marchandise » libérée de son coût de production.
Retrouvez la seconde partie de cet article ici
[1] Jacques Bouveresse, Schmock ou le Triomphe du journalisme, La grande bataille de Karl Kraus, Seuil, 2001. Mais il suffit de constater combien il est difficile d’obtenir une visibilité pour des causes communes (et) publiques, alors que ce serait aux médias d’aller chercher ces causes pour leur donner une visibilité…
[2] Il s’agissait de faire tomber la statue du colonialiste Cecil Rhodes (1853-1902), politicien et homme d’affaires surnommé par ses détracteurs de 2015 le « Hitler africain ». Pour en savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Rhodes_must_fall
[3] Nous puisons ces informations dans un article du Huffington Post disponible en ligne : https://www.huffingtonpost.fr/2017/08/19/pourquoi-les-etats-unis-narrivent-pas-a-se-debarrasser-des-stat_a_23080438/ (consulté le 16/11/18).
[4] Nous renvoyons au site consacré à la campagne « Faidherbe doit tomber » pour plus d’informations : https://faidherbedoittomber.org/ (consulté le 16/11/18). Et à l’article paru sur Lundi Matin : https://lundi.am/Faidherbe-doit-tomber (consulté le 16/11/18)
[5] Autant que dans d’autres parties du monde, du reste, mais nous nous en tiendrons, dans le cadre de cet article, sur l’Afrique.
[6] La guerre du Cameroun. L’invention de la Françafrique, Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsistsa, La Découverte, « Cahiers libres », Paris, 2016.
[7] Le mot « fascisme » a lien avec ce qui « fascine », c’est-à-dire ce qui nous dépossède. Le mot « totalitarisme » renvoie, de la même manière, à une dissolution dans un tout indifférencié, supérieur, des particularités individuelles et des intimités.
[8] L’« aniconisme » est une absence de représentations matérielles dans une culture donnée. Le préfixe i- traduit le retrait, le défaut, tandis que le préfixe a- traduit davantage l’absence. C’est pourquoi également on ne peut parler exactement d’« analphabétisme » visuel, puisque des rudiments de compréhension sont inculqués à chacun par l’omniprésence des images et des médias qui les véhiculent (l’écran).
[9] Grégoire Chamayou, La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La Fabrique éditions, 2018.
[10] Theodor Adono, Prismes. Critique de la culture et société, éditions Payot, 2018.
[11] Alain Denault, Gouvernance : le management totalitaire, Lux Éditeur, 2013.
[12] Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, éditions Payot, 2011.
[13] Expression devenue commune, qu’employait déjà Raoul Girardet dans « Notes sur l’esprit d’un fascisme français, 1934-1939 », Revue française de science politique, 5 (3), 1955, pp.529-546.
[14] Nous reprenons la notion développée par Zygmunt Bauman dans Le présent liquide, Seuil, 2007.
[15] D’autres citations sont disponibles sur le site Faidherbe doit tomber : https://faidherbedoittomber.org/qui-etait-louis-faidherbe-1818-1889/. Le détail des campagnes de Faidherbe est disponible à l’adresse suivantes : https://faidherbedoittomber.org/les-sanglantes-expeditions-militaires-de-faidherbe-au-senegal/ (pages consultées le 17/11/18).
[16] Nous renvoyons à l’article d’Anissa Yelles sur le site de l’ARIP (Association de Recherche sur l’Image Photographique) : https://arip.hypotheses.org/742 (consulté le 18/11/18).
[17] Nous renvoyons à notre article paru dans Lundi Matin : https://lundi.am/Faidherbe-doit-tomber (consulté le 18/11/18).
[18] Parmi ses nombreux ouvrages ou collaborations, nous pouvons citer : avec Pieter Emmer, A Deus ex Machina Revisited. Colonial Trade and European Economic Development (1500-1940), Brill, 2005 (actes d’un colloque tenu à Lorient en septembre 2001) et Et le marché devint roi : Essai sur l’éthique du capitalisme, Flammarion, 2013.
[19] Fernand Braudel : Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe et XVIIIe siècles 1. Les Structures du quotidien - 2. Les Jeux de l’échange - 3. Le Temps du monde, Paris, Armand Colin, 1979, et La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985. Giovanni Arrighi : The Long Twentieth Century : Money, Power, and the Origins of Our Times, Verso, 1994. Karl Polanyi, La Grande Transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, (1944) 1983.
[20] Nous renvoyons, pour entrer dans ce courant, aux ouvrages d’Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la Valeur, La Découverte, 2017 (initialement publié chez Denoël en 2003), et La société autophage : Capitalisme, démesure et autodestruction, La Découverte, 2017.
8 mars 2019, par Rodolphe Gauthier