14 décembre 2022 par Sarala Emmanuel
“Down the line” by Photosightfaces is licensed under CC BY-NC-SA 2.0.
Sarala Emmanuel, co-fondatrice du Feminist Collective for Economic Justice (Collectif féministe pour la justice économique), chercheuse et militante, nous le rappelle : les femmes sont les premières touchées par la crise économique et ce sont aussi elles qui feront les frais des mesures proposées pour lutter contre la crise.
Voici un extrait d’un entretien donné à la radio Channel News Asia.
Pouvez-vous nous donner un aperçu des difficultés économiques rencontrées par les femmes ?
Les projections tablent sur une contraction de l’économie du Sri Lanka de 10 % du PIB
PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
cette année, donc un taux de croissance négatif. Les experts économiques de l’Université de Peradeniya ont établi que le taux de pauvreté se situe désormais à 42 %. C’est presque la moitié de la population. Voilà à quoi nous faisons face, voilà la réalité dans l’ensemble du pays.
Je pense que ce sont les femmes qui paient le plus lourd tribut à la crise économique, mais plus important encore pour ce qui nous occupe ici, je pense que ce sont encore les femmes qui vont souffrir le plus des mesures proposées en réponse à la crise, en particulier des mesures d’austérité.
Et si nous prenions un peu de recul ? Vous dites en effet que dans l’est du pays, il ne s’agit pas seulement de ce qu’il se passe actuellement, mais qu’il est aussi question de l’effet cumulé d’événements antérieurs, dont la guerre et les crises passées. Sommes-nous face au pire scénario possible des dernières décennies pour les femmes ?
En termes cumulatifs, oui. Comme vous l’avez dit, pour donner un exemple, beaucoup de femmes et d’hommes sont désormais invalides à cause de la guerre, de blessures, etc., donc nous apportons un soutien aux femmes vivant avec un handicap. Elles sont marginalisées dans la société, et reçoivent très peu d’assistance de l’État, et maintenant, avec la crise économique, elles sont privées des services de base.
Les gens n’ont pas accès aux services de transport de base parce que le coût du transport a augmenté de plus de150 %. Ils et elles ne peuvent accéder aux centres de soins ni poursuivre les petites activités économiques qu’ils et elles menaient. L’impact cumulatif est visible : faim à grande échelle et malnutrition des femmes et des filles parce que les gens sont dans l’impossibilité de manger des aliments nourrissants.
Le secrétaire général du Syndicat des enseignants de Ceylan (Ceylon Teachers’ Union), Joseph Stalin, explique : « Les gens peuvent à peine manger trois repas par jour, et ce Gouvernement n’a rien fait pour leur venir en aide si ce n’est leur imposer des impôts de plus en plus lourds. Il nous faut des solutions, et nous continuerons à nous battre pour les obtenir ». Avez-vous eu l’occasion d’en discuter avec vos sœurs dans le collectif et de réfléchir à des solutions ?
Oui, nous avons des revendications fortes, dont celle d’un système universel public de distribution alimentaire. Ni des aides monétaires, ni des aides ciblées, parce que cela n’a aucun sens en pleine inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. galopante – nous disons que toutes les écoles devraient servir aux enfants un repas en milieu de journée.
Un enfant sur sept a abandonné l’école parce que les enfants ont faim, donc c’est notre première revendication. Dans notre collectif, on réfléchit également à ce que les femmes mettent en place des processus collectifs de production agricole. C’est un défi immense parce qu’au Sri Lanka, l’agriculture repose sur l’utilisation d’engrais chimiques depuis plus de 40 ans, et ce n’est pas quelque chose que l’on peut changer du jour au lendemain.
Même si vous voulez avoir une production collective, il y a beaucoup d’obstacles d’entrée de jeu, mais c’est ce que font les groupes de femmes dans les économies rurales : elles s’entraident, elles produisent ensemble et elles partagent la nourriture. C’est loin d’être facile, mais c’est la stratégie qu’elles suivent.
Pouvez-vous nous éclairer sur les principales activités économiques des femmes des zones rurales ?
La plupart des femmes au Sri Lanka travaillent dans le secteur informel et n’ont aucun droit lié au travail ; il y a aussi un fort pourcentage de femmes qui participent à l’économie agricole. Là où je vis, dans l’est du pays, les femmes travaillent principalement dans l’agriculture, la pêche dans le lagon et les activités liées à la pêche.
Par ailleurs, en raison de nos politiques économiques, de nombreuses femmes ont émigré pour aller travailler au Moyen-Orient. De plus, conformément aux politiques économiques appliquées après la guerre par les gouvernements successifs, les femmes vont également travailler dans des usines de vêtements. De nouvelles usines ont vu le jour dans le cadre de la stratégie de redressement à l’issue de la guerre. Toutes ces industries exploitent la force de travail des femmes, et c’est ce qui porte l’économie sri lankaise depuis un moment, avant même le début de la crise économique actuelle.
L’exploitation du travail des femmes, c’est aussi ce qui va soutenir le processus de redressement, étant donné que les envois d’argent viennent des travailleuses migrantes et des ouvrières du textile, et qu’envoyer des travailleurs au Moyen-Orient est au cœur de la stratégie du Gouvernement actuel. Ils sont en train d’assouplir différents règlements du travail pour permettre à de plus en plus de personnes de partir, donc l’économie rurale se voit siphonner d’une main-d’œuvre en bonne santé qui est envoyée à l’étranger travailler dans des conditions très précaires, comme vous le savez, pour pouvoir renvoyer de l’argent au pays qui sert à rembourser la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du Gouvernement.
C’est nous qui remboursons la dette. Ce que je veux dire, c’est que c’est l’économie rurale qui rembourse la dette. Nous pouvons même aller jusqu’à qualifier cela de crimes économiques d’irresponsabilité totale et de transfert du fardeau de la dette aux communautés rurales pauvres.
Pour couronner le tout, dans le budget, la taxe qu’ils ont augmentée, c’est la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Vous n’avez pas de revenus, vous avez du mal à vous nourrir, et en plus, la TVA a augmenté de 15 %. Vous payez cette taxe pour rembourser une dette qui n’est pas la vôtre. Voilà quelques-unes des conséquences que la crise économique et les mesures qui sont proposées pour la combattre ont sur les femmes rurales.
Je sais que vous dirigez une organisation et une association caritative qui s’occupe des femmes dans l’est du Sri Lanka, mais vous vous êtes aussi associée à d’autres organisations du pays pour former le Collectif féministe pour la justice économique. Qu’espérez-vous accomplir ?
Plusieurs d’entre nous qui avions travaillé ensemble auparavant nous sommes rassemblées en février, ayant fait le constat qu’on ne parlait pas assez de porter nos analyses et nos revendications là où les politiques et les décisions étaient prises et là où les débats avaient lieu.
Nous nous sommes alliées simplement pour réfléchir ensemble, pour mener nos analyses ensemble et pour avancer nos recommandations dans les espaces publics auxquels nous avons accès, quels qu’ils soient. Nous faisons de la recherche et sommes en contact étroit avec plusieurs groupes communautaires ruraux ; c’est de là que viennent nos connaissances. Nous nous retrouvons, nous analysons, débattons, discutons et nous essayons ensuite de créer du contenu pour les réseaux sociaux, d’être publiées dans des journaux, etc. pour faire entendre notre voix dans le débat.
Quels sont vos objectifs immédiats ? Souhaitez-vous que votre travail se traduise en actes ou le but est-il d’être présentes dans le plus d’espaces publics possible pour faire passer votre message ?
Nous sommes un petit groupe. Nous n’avons que peu de pouvoir d’influence. Malgré tout, je pense que les voix minoritaires et les petits groupes comptent et nous continuerons à avancer nos opinions. Nous nous concentrons sur la mobilisation des femmes sur le terrain, parce que c’est comme cela que le changement advient.
Nous continuerons de faire de l’éducation populaire avec des groupes de communautés rurales pour leur expliquer ce qui se passe du point de vue économique et les revendications que nous devrions poser, de manière à amplifier le mouvement pour pouvoir poursuivre l’analyse de ce qui se passe à tous les niveaux de l’État, pour poser des questions et pour remettre en cause les propositions de l’État, à partir du vécu réel des femmes et de leur expérience incarnée. C’est là que réside notre énergie.
Qu’est-ce que cela dit du lien entre les dirigeants politiques et les femmes au Sri Lanka ? N’y a-t-il pas suffisamment de femmes qui font entendre leur voix ?
Ce sont en effet des problèmes structurels de longue date. Pour moi, ce qui se passe au Sri Lanka est une honte. Les femmes sont très peu représentées à tous les niveaux de gouvernance.
La représentation est meilleure dans les conseils locaux puisqu’il y a un quota de 25 %, mais il a fallu batailler pendant 30 ans pour l’obtenir. C’est le seul niveau où il y a 25 % de femmes. À tous les autres niveaux, elles sont moins de 5 %. Ce sont des combats plus anciens qui ont des conséquences dans des moments comme aujourd’hui, lorsqu’il y a une crise économique. Les voix des femmes ne sont pas entendues, la réalité vécue par les femmes n’est pas entendue.
Ces questions ne seront jamais une priorité, comme par exemple dans le budget qui sera présenté la semaine prochaine. C’est un énorme problème. Nous y travaillons et continuerons d’y travailler le temps qu’il faudra. Je ne le verrai peut-être pas de mon vivant, mais ce sont là des obstacles liés au patriarcat sur lesquels de nombreuses femmes buttent partout dans le monde, pas seulement au Sri Lanka.
Vous êtes particulièrement exaspérée par le fait que les décideurs n’aient pas à supporter les conséquences de leurs actes. Vous dites que c’est un facteur aggravant pour les femmes. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
L’élaboration des politiques économiques repose sur l’hypothèse que les femmes traverseront la crise économique, la pandémie, et maintenant les politiques de redressement également, en en supportant le poids. Le travail de soins effectué par les femmes, la reproduction de la main-d’œuvre, tout ce travail invisible, et considéré comme allant de soi, n’est pas pris en compte et n’est pas soutenu.
En période de crise économique, la charge de la gestion du foyer, de l’entretien de la force de travail et des soins apportés aux malades et aux enfants augmente de manière exponentielle. Cette charge a été transférée aux ménages très facilement et les stratégies de redressement économique reposent également sur le travail des femmes.
Aujourd’hui, de plus en plus de femmes émigrent pour être employées comme travailleuses domestiques. Les hommes aussi partent. Les travailleurs et travailleuses dans l’industrie du vêtement et dans les plantations subissent actuellement une pression accrue et leurs revendications antérieures pour une augmentation de leur paye journalière ne verront pas le jour dans le modèle de redressement qui est proposé.
Que vous inspire le prêt de 2,9 milliards de dollars que le Sri Lanka veut obtenir auprès du Fonds monétaire international
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
Cliquez pour plus de détails.
(FMI) ? Va-t-il prendre la population féminine à la gorge ?
Je prends fait et cause pour la critique féministe du FMI au niveau mondial. Un rapport vient d’être publié qui explique que le FMI utilise un féminisme de façade (pinkwashing) pour légitimer les mesures d’austérité et cela est manifeste au Sri Lanka. En gros, comme je l’ai expliqué, toutes les mesures d’austérité proposées reposent directement (et pas seulement par effet de percolation) sur le postulat de base que les femmes vont supporter cette dette et le remboursement de celle-ci.
Il y a des stratégies absurdes qui consistent à proposer des dispositifs de protection sociale ciblés qui n’ont plus aucun sens dès lors que l’énergie n’est plus subventionnée. Donner des aides monétaires n’a aucun sens quand les gens ne peuvent pas payer le bus, ne peuvent pas acheter de pétrole ou d’essence, ou quand ils n’ont pas l’électricité. C’est pourquoi nous disons que c’est absurde et nous ne sommes pas les seules à le dire.
Les mesures d’austérité du FMI sont critiquées au niveau mondial, car elles représentent un pinkwashing des questions de genre, des droits des femmes et de la dignité humaine.
Source : The Morning