7 septembre 2018 par Jérôme Duval
Livre turque à l’effigie de Atatürk, cc wikipedia.
En quelques mois, la livre turque a perdu près de la moitié de sa valeur face au dollar. Cette chute fait immanquablement penser à la crise asiatique de 1997.
Dix ans après l’éclatement de la crise de 2008, un nouveau cataclysme semble en gestation en Turquie. Bien qu’il soit encore trop tôt pour parler de crise systémique au même titre que la crise non encore consumée de 2008, on peut d’ores et déjà affirmer que les gouvernements soumis aux pouvoirs financiers n’ont hélas rien appris des crises précédentes, tant l’histoire se répète. La chute de la livre turque face au dollar fait immanquablement penser à la crise asiatique de 1997, déclenchée par la dégringolade de la monnaie thaïlandaise, et menace de faire vaciller les places financières de par le monde. Le cours du billet vert grimpe fortement et renchérit le remboursement de dettes de nombreux pays qui avaient emprunté en dollars étasunien. De plus, les dollars disponibles se raréfient dans la plupart des pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». puisqu’ils vont trouver refuge aux États-Unis, où ils sont de mieux en mieux rémunérés par la remontée progressive du taux directeur de la Fed, la banque centrale Banque centrale La banque centrale d’un pays gère la politique monétaire et détient le monopole de l’émission de la monnaie nationale. C’est auprès d’elle que les banques commerciales sont contraintes de s’approvisionner en monnaie, selon un prix d’approvisionnement déterminé par les taux directeurs de la banque centrale. américaine.
Dans le sillage de la crise en Argentine qui doit faire face à la dépréciation
Dépréciation
Dans un régime de taux de changes flottants, une dépréciation consiste en une diminution de la valeur de la monnaie nationale par rapport aux autres monnaies due à une contraction de la demande par les marchés de cette monnaie nationale.
de sa monnaie et a finalement opté pour s’endetter à hauteur de 50 milliards de dollars (43 milliards d’euros) auprès du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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[1], le séisme financier en Turquie apparaît tel un défi économique majeur. Trop peu d’éléments semblent atténuer la déroute de la 17e puissance économique mondiale, ni sa propagation au reste des pays en difficulté, à commencer par les pays dits « émergents » (Russie, Afrique du Sud, Inde, Chine, Brésil, Indonésie), l’Argentine, l’Italie ou la Grèce.
La Turquie, malgré une forte croissance (de 7,4 % au premier trimestre 2018 selon les chiffres de l’Office national des statistiques turc – Tüik –, publiés en juin), subit de plein fouet une inflation Inflation Hausse cumulative de l’ensemble des prix (par exemple, une hausse du prix du pétrole, entraînant à terme un réajustement des salaires à la hausse, puis la hausse d’autres prix, etc.). L’inflation implique une perte de valeur de l’argent puisqu’au fil du temps, il faut un montant supérieur pour se procurer une marchandise donnée. Les politiques néolibérales cherchent en priorité à combattre l’inflation pour cette raison. qui a atteint 17,9 % en août 2018 en glissement annuel (toujours selon l’Office national des statistiques Tüik), un record depuis 15 ans qui pourrait encore s’aggraver avec la dépréciation rapide de la livre turque ces dernières semaines. L’inflation se répercute principalement sur les prix des transports qui augmentent de 27 % sur un an, l’alimentation dont les prix ont flambé de plus de 19 % en un an et les prix du logement qui subissent une hausse de plus de 16 %. La population au pouvoir d’achat le plus faible est directement touchée et doit lutter quotidiennement pour sa survie.
Le coup d’État manqué de 2016 et le renforcement autoritaire du régime semblent marquer un tournant : « Le coup d’État a déprimé la consommation des ménages et plombé le climat des affaires » souligne la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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dans sa « Turkey Regular Economic Note » de février 2017 [2]. Le 27 janvier, Fitch Rating avait dégradé la note de la Turquie, considérant ses obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
désormais comme « pourries » (junk bonds). En prévision de l’imminence d’une crise financière déjà palpable et pour ne pas trop en subir les conséquences électorales, M. Erdogan, arrivé au pouvoir en 2003, avait avancé à juin dernier des élections initialement prévues en 2019. Il a alors été confortablement réélu dès le premier tour avec plus de 52 % des voix pour un mandat de cinq ans aux prérogatives renforcées.
Crise monétaire
Le 10 juin 2018, le gendre d’Erdogan, Berat Albayrak, est nommé au ministère du Trésor et des Finances. L’homme peu expérimenté ne plaît guère aux marchés et l’annonce fait dévisser la livre turque de 3,5 % le soir de sa nomination. Sur fond de crise diplomatique entre Ankara et Washington, la livre turque s’effondre début août face au dollar étatsunien, monnaie de référence internationale s’il en est. Sur la seule journée du vendredi 10 août, déjà baptisée « Vendredi noir », elle perd quelque 16 % de sa valeur face au dollar, atteignant son plus bas niveau historique. Une débâcle accélérée le jour même par Donald Trump qui annonce le doublement des taxes à l’importation sur l’acier et l’aluminium turcs, de 25 à 50 % pour l’acier et de 10 à 20 % pour l’aluminium, ce qui assèche encore plus les flux de capitaux en direction de la Turquie. Le 15 août, la Turquie réplique aux sanctions étasuniennes et relève les droits de douane sur l’importation de produits étasuniens : à 120 % sur les véhicules de tourisme (le tarif a plus que triplé), à 140 % sur les boissons alcoolisées, à 60 % sur le tabac, de 10 % à 14 % pour le charbon et à 50 % (le tarif a plus que doublé) sur le riz étasunien. De plus, la Turquie introduit le 21 août, une plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce
OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.
L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».
Site : www.wto.org
(OMC) contre ces droits de douane additionnels, ouvrant une période de 60 jours pendant laquelle les deux parties peuvent encore trouver une solution, après quoi, si le contentieux n’a pas été réglé, il sera soumis à une instance d’arbitrage.
Sur le marché de change, la débâcle se poursuit le 13 août alors que la devise turque perd près du dixième de sa valeur à un plus bas historique à 7,24, avant de terminer sur une parité de 6,9 livres turques pour un dollar. La parité au 1er janvier 2018 était de 3,75 livres turques pour un dollar ! En quelques mois, la livre turque a perdu près de la moitié de sa valeur face au dollar.
Mais la devise turque n’est pas la seule affectée. Mi-août, le rand sud-africain tombe à son plus bas niveau face au dollar en deux ans, il perd plus de 16 % depuis le début de l’année (à près de 15 rands pour un dollar). L’Afrique du Sud entre en récession
Récession
Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs.
pour la première fois depuis 2009, avec un taux de chômage record à 27,7 % et une dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
qui absorbe déjà un sixième du budget national. La monnaie chinoise a cédé 6 % de sa valeur depuis le début de l’année, tombant lundi 6 août à 6,85 yuans pour un dollar, son plus bas niveau depuis mai 2017. La roupie indonésienne perd plus de 9 % de sa valeur depuis le début de l’année et s’enfonce, pour la première fois depuis la crise financière asiatique il y a deux décennies, vers les 15 000 roupies pour un dollar, son plus bas historique de 1998… Le réal brésilien a lui chuté de plus de 20 % depuis le début de l’année dans un contexte politique extrêmement tendu avec des élections prévues le mois prochain sans l’ancien président Luiz Inacio Lula da Silva. Enfin, l’Argentine semble être le pays le plus affecté par ces turbulences : le peso argentin a perdu les 29 et 30 août près de 20 % de sa valeur par rapport au dollar, reculant ainsi de plus de 50 % depuis le début de l’année et de 98 % sur les douze derniers mois.
John Connally, ancien secrétaire au Trésor américain, résumait assez bien la situation en 1971 : « Le dollar est notre monnaie, mais c’est votre problème ». Sa devise semble être toujours de mise.
Article publié sur le blog Un monde sans dette du journal Politis
[1] Jérôme Duval, « L’Argentine ouvre de nouveau la porte au FMI qui plongea le pays dans la crise », CADTM, 22 juin 2018.
[2] Jean-Pierre Séréni, « Le miracle économique turc ébranlé », Orient XXI, 21 février 2017.
est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.
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