Série : Banques – Peuples : les dessous d’un match truqué ! (8e partie)

Les banques bluffent en toute légalité

19 juin 2013 par Eric Toussaint


Si une banque essuie des pertes importantes (par exemple par le non-remboursement de crédits suite à la faillite d’une grande entreprise, ou plus souvent, par des pertes sur les produits financiers échangés sur les marchés dérivés, ABS-RMBS, CDO… - notamment liées à la crise de l’immobilier ou à de mauvais paris sur l’évolution des taux de change, des taux d’intérêt… quelquefois pertes sur des titres souverains…), elle doit absorber ses pertes en ayant recours à son capital (ses fonds propres) [1].



Si ce capital est insuffisant, alors elle se retrouve en faillite… ! En principe, selon les règles de prudence en vigueur, une banque ne peut pas prêter plus de 12,5 fois son capital. Cette règle est basée sur le postulat qu’avec 8% de capital par rapport à ses actifs Actif
Actifs
En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges ainsi que les dettes).
totaux [2], une banque ne peut pas faire faillite car il est fort probable que ses pertes soient inférieures à 8 % et donc qu’elle pourra y faire face. Nous allons montrer qu’en réalité, les banques peuvent développer des activités (c’est-à-dire prendre des risques) qui dépassent de très loin ce ratio. Au lieu de 1 / 12,5 (8%), le ratio Fonds propres Fonds propres Capitaux apportés ou laissés par les associés à la disposition d’une entreprise. Une distinction doit être faite entre les fonds propres au sens strict appelés aussi capitaux propres (ou capital dur) et les fonds propres au sens élargi qui comprennent aussi des dettes subordonnées à durée illimitée. /Actifs ne dépasse pas souvent 1/20 (5%). De plus, plusieurs très grandes banques ont un ratio de 1/25 (4%), voir 1/33 (3,33%) jusqu’à 1/50 (2%). Nous allons montrer comment, en toute légalité, c’est possible.

Le Comité de Bâle (voir encadré) envisage de baisser la limite à 1/33, ce qui est scandaleusement exagéré. Autoriser une banque à « prêter » 33 fois son capital laisse subsister une situation dans laquelle une (petite) perte de 3,33% sur les actifs entraîne la faillite. Une telle décision rend la poursuite des crises bancaires quasiment garantie.

Le Comité de Bâle et la Banque des règlements internationaux

Les accords de Bâle sont élaborés par le Comité de Bâle sur la supervision bancaire. Ce Comité dont la composition a évolué depuis les années 1980 rassemble aujourd’hui les banquiers centraux des pays du G20 G20 Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions. sous l’égide de la Banque des règlements internationaux (BRI, voir plus bas) à Bâle. Il est responsable de quatre missions principales : le renforcement de la sécurité et de la fiabilité du système financier, l’établissement de standards minimaux en matière de contrôle prudentiel bancaire, la diffusion et la promotion de meilleures pratiques bancaires et de surveillance, et la promotion de la coopération internationale en matière de contrôle prudentiel. La BRI est quant à elle une organisation internationale créée en 1930, chargée de promouvoir la coopération monétaire et financière internationale. Elle joue également le rôle de banque des banques centrales. Son mandat s’articule autour de plusieurs axes : forum de discussion et d’analyse des politiques monétaires des banques centrales, centre de recherche économique et monétaire, première contrepartie des banques centrales dans leurs transactions internationales et agent financier. Elle associe 56 banques centrales dont celles du G10 G10 Il réunit les 10 pays (G7 + Belgique/Luxembourg, Pays-Bas, Suède) qui ont signé en 1962 les Accords Généraux d’Emprunt, sans cesse renouvelés depuis. La Suisse s’est associée en 1976 et est devenue un membre à part entière. . Plusieurs comités et organisations voués à la stabilité monétaire et financière ou au système financier international ont été institués en son sein, comme le Comité de Bâle et le Committee on the Global Financial System (CGFS). [3]

Mais avant cela, nous allons expliquer pourquoi les banques sont à la recherche d’un effet de levier Effet de levier L’effet de levier désigne l’effet sur la rentabilité des capitaux propres d’une entité (entreprise, banque, etc.) qu’aura son recours à l’endettement (elle augmentera lorsque le coût de l’endettement sera inférieur à l’augmentation des bénéfices obtenus grâce à lui, et inversement). Le ratio de levier calcule le rapport entre les fonds propres d’une telle entité et le volume de ses dettes. Les banques ont progressivement augmenté cet effet de levier avec la libéralisation financière, c’est-à-dire que pour 1000 euros de capital le nombre d’euros qu’elles ont pu emprunter a considérablement augmenté. élevé, l’implication que cela a sur le gonflement des actifs des banques, l’augmentation du recours des banques à l’emprunt et les risques qui en découlent.

L’effet de levier

A partir de la dérèglementation néolibérale des années 1980, on a assisté à une baisse radicale du ratio entre les fonds propres (capital+réserves) que les banques doivent réunir et le volume de leurs dettes (les fonds propres + les dettes = le passif Passif Partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (capitaux propres apportés par les associés, provisions pour risques et charges, dettes). ). Pour 1000 euros de capital, le nombre d’euros que les banques pouvaient emprunter a considérablement augmenté : c’est ce que l’on appelle l’effet de levier. Les banques ont progressivement augmenté cet effet de levier avec l’autorisation des autorités de contrôle. Le but est d’augmenter la rentabilité que les actionnaires retirent de leur investissement dans la banque en augmentant les montants empruntés. Pourquoi l’effet de levier le plus élevé possible constitue-t-il un objectif poursuivi par les grandes banques ? En quoi cela augmente-il la rentabilité de la banque du point de vue des actionnaires ?

A la poursuite du « ROE » maximum

La notion de ROE (« Return on Equity », ou rendement sur fonds propres) constitue une clé de compréhension. Schématiquement, les fonds propres d’une banque sont constitués du capital apporté par les actionnaires [4]. Il y a 25 ans, en principe, ils représentaient environ 8 % du bilan de la banque. Prenons une banque qui avait des actifs qui atteignaient 100 milliards d’euros (qui se répartissent en crédits aux ménages et aux entreprises, en titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
souveraine, en obligations Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
d’entreprises et autres titres financiers), son capital équivalait à 8 milliards d’euros.

Dans ces conditions, pour atteindre un rendement sur fonds propres (ROE) de 15%, il faut un bénéfice net de 1,2 milliard d’euros (soit 15% de 8 milliards). Obtenir un tel bénéfice net à partir d’actifs qui s’élèvent à 100 milliards d’euros paraît aisé : cela représente 1,2% de la somme.

Le gonflement exponentiel du bilan des banques afin d’augmenter le ROE

A partir du milieu des années 1990, se développent très rapidement de nouveaux produits financiers Produits financiers Produits acquis au cours de l’exercice par une entreprise qui se rapportent à des éléments financiers (titres, comptes bancaires, devises, placements).  : des dérivés Dérivés
Dérivé
Dérivé de crédit : Produit financier dont le sous-jacent est une créance* ou un titre représentatif d’une créance (obligation). Le but du dérivé de crédit est de transférer les risques relatifs au crédit, sans transférer l’actif lui-même, dans un but de couverture. Une des formes les plus courantes de dérivé de crédit est le Credit Default Swap.
de différents types, des produits structurés Produits financiers structurés
Produits structurés
Produit structuré
Un produit structuré est un produit généralement conçu par une banque. C’est souvent une combinaison complexe d’options, de swaps, etc. Son prix est déterminé en utilisant des modèles mathématiques qui modélisent le comportement du produit en fonction du temps et des différentes évolutions du marché. Ce sont souvent des produits vendus avec des marges importantes et opaques.
… Les grandes banques veulent leurs parts de marché de ce secteur en plein développement. Elles sont convaincues que si elles ne s’y lancent pas, elles seront dépassées et peut-être absorbées par des concurrents. Le rendement de ces produits est relativement faible, ils rapportent en général moins de 1%. Du coup, une banque dont les actionnaires veulent que le ROE passe de 20 à 30% est poussée à augmenter de manière exponentielle ses actifs et simultanément à recourir de plus en plus à des emprunts pour faire jouer au maximum l’effet de levier. Dans l’exemple mentionné précédemment, le bilan de la banque est alors multiplié par 3 en une dizaine d’années pour atteindre 300 milliards tandis que le capital n’est pas augmenté. Il représente toujours 8 milliards, soit 2,66% du bilan. Le financement de cette croissance du bilan est passé par le recours à l’endettement.

Entre 2002 et 2011, les banques ont multiplié leurs actifs par 2,5

Selon le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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 [5], les actifs bancaires mondiaux sont passés de 40.000 à 97.000 milliards de dollars entre 2002 et 2007. Entre 2007 et 2011, ils ont encore augmenté pour atteindre 105.000 milliards de dollars [6].

Si on considère l’ensemble du secteur bancaire européen, les actifs sont passés de 25.000 milliards d’euros en 2001 à 43.000 milliards en 2008, soit 3,5 fois le PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
de l’UE [7] !

Vu la sévérité de la crise, on aurait pu s’attendre à une rapide restructuration du secteur bancaire avec un dégonflement des bilans des banques et la fermeture des firmes les plus faibles. Cela ne s’est pas produit, le volume des actifs n’a pas diminué depuis l’éclatement de la crise en 2008 [8]. En effet, alors que le volume de leurs actifs atteignait 43.000 milliards euros en 2008, il a atteint 45.000 milliards euros en 2011. Tandis que le PIB européen diminuait légèrement, les actifs des banques européennes poursuivaient leur augmentation pour atteindre 370% du PIB européen en 2011 ! [9]

Entre 2007 et 2011, les actifs de la Deutsche Bank ont augmenté de 12,4% (la plus grande banque à l’échelle mondiale), ceux de la britannique HSBC de 22,2% (deuxième banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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), ceux de la principale banque française BNP Paribas de 16%, ceux du Crédit Agricole de 22%, ceux de Barclays de 12%, ceux de la principale banque espagnole Santander de 37,1%, ceux de la principale banque suédoise Nordéa de 84,1%, ceux de la deuxième banque allemande Commerzbank de 7,3%, ceux de la banque italienne Intesa de 11,6%, ceux de la deuxième banque espagnole BBVA de 19,1%. Sur les 18 principales banques européennes, seules trois ont connu une baisse des actifs : Royal Bank of Scotland (-28%), la principale banque hollandaise ING (-3,3%) et la principale banque italienne Unicredit (-9,3%) [10].

Conséquences de l’augmentation de l’effet de levier

Première conséquence : une prise de risque de plus en plus élevée [11] et des débâcles bancaires à répétition. Deuxième conséquence : le sauvetage des banques par les pouvoirs publics qui mettent le peuple à contribution. Dans nombre de pays (Irlande, Islande, Espagne, Belgique, Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas, Etats-Unis, Chypre, Grèce…), la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique a augmenté fortement depuis 2008 en raison des sauvetages bancaires.

Pourtant, comme mentionné plus haut, six années après le démarrage de la plus grande crise bancaire depuis les années 1930, les gouvernements et les autorités de contrôle se proposent de ramener l’effet de levier à 1/33. La banque qui a 1 euro en fonds propres peut donc emprunter 32 euros et mener des activités pour 33 euros. Cela promet inévitablement la poursuite des crises bancaires.

Le recours à l’effet de levier a été favorisé en plusieurs étapes.

Bâle 1 : un encouragement à la dérèglementation voulue par les banques

Première étape : à partir de 1988, les accords de Bâle 1 prévoient que les banques doivent avoir à leur disposition sous forme de fonds propres l’équivalent de 8% de leur bilan. Cela veut dire que si elles disposent de 1 euro en fonds propres (apporté en principe par les actionnaires), elles peuvent prêter 12,5. Cela signifie également que pour prêter 12,5 alors qu’elles n’ont que 1 de fonds propres, elles peuvent emprunter 11,5. Par rapport aux normes en vigueur depuis les années 1930, il s’agissait déjà d’un important encouragement à recourir à l’endettement pour augmenter le volume des activités de la banque. Or ces 8% apparaissent comme un montant élevé depuis les accords de Bâle 2 que nous verrons plus loin.

Attention, il faut nuancer de manière importante la description qui vient d’être faite. En effet, ce n’est pas 12,5 qu’elles peuvent prêter… En réalité, elles peuvent « prêter » 25 (c’est le cas de BNP Paribas), voire 50 (c’est le cas de Deutsche Bank ou de Barclays) tout en respectant Bâle 1 (et Bâle 2 actuellement en vigueur). Pourquoi est-ce possible ? Parce qu’elles peuvent jouer sur le dénominateur [12] du ratio fonds propres / actifs, car ce ratio n’est pas appliqué au total des actifs. En effet, Bâle 1 (tout comme Bâle 2 et Bâle 3 que nous analyserons plus loin) permet à la banque de « réduire » la valeur des actifs en considérant qu’une grande partie d’entre eux ne sont pas risqués. La valeur des actifs est calculée en fonction du risque qu’ils représentent. Les titres de dette souveraine émise par des Etats membres de l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
sont considérés comme ne présentant aucun risque. Les prêts aux banques cotées entre AAA et AA- ne présentent que 20% de risque. Bâle 1 établissait 5 catégories de risque en fonction du débiteur ou de la contrepartie : 1) Etats et pouvoirs publics, 2) grandes entreprises non financières, 3) banques, 4) particuliers et petites entreprises (retail) et 5) autres.

Comment un ratio de 4% peut être transformé en un ratio de 10%

Si la banque Banxia a 4 de fonds propres et 100 d’actifs, cela représente un ratio de 4% alors qu’elle doit atteindre 8% dans le cadre de Bâle 1 (et de Bâle 2 qui est d’application en 2013-2014). Comme fait-elle pour l’atteindre sans rien changer ? Elle va pondérer ses actifs en fonction du risque. Prenons le cas théorique suivant : sur les 100, elle détient des titres souverains de pays qui disposent d’une note comprise entre AAA et AA- pour un montant de 30. Elle peut alors soustraire ces 30 du total de ses actifs. Pourquoi ? Parce que la législation en vigueur considère que des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). sur des pays notés entre AAA et AA- ne nécessitent aucun capital pour amortir des pertes éventuelles. Il lui reste 70 d’actifs en face desquels elle doit mettre un montant suffisant de capital. Son ratio capital / actifs (4/70) s’établit maintenant à 5,7% : c’est encore insuffisant.

Continuons le raisonnement. Sur les 70 restants, 30 sont constitués de créances [13] sur des banques ou à des entreprises notées entre AAA et AA-. Dans ce cas, puisque les règles de Bale 1 (et de Bâle 2) considèrent que ces prêts ne présentent que 20% de risque, la banque Banxia peut considérer que les 30 de créances ne comptent que 6 (20% de 30). Ce n’est donc plus pour des actifs équivalents à 70 que Banxia doit rassembler des fonds propres, mais des actifs de 70 moins 24, c’est-à-dire 46. Le ratio fonds propres / actifs s’améliore donc nettement, il atteint 8,7% (4 de fonds propres pour 46 d’actifs pondérés par le risque).

Admettons maintenant que sur les 40 d’autres actifs, 2 soient des prêts à des entreprises ou à des banques auxquelles les agences attribuent une mauvaise note, c’est à dire inférieure à B-. Dans ce cas, le risque s’établit à 150%. Ces 2 de créances comptent alors pour 3 (150% de 2). Il faudra calculer les fonds propres requis pour faire face au risque par rapport à 3 et non par rapport à 2.

Supposons que sur les 38 d’actifs restants, 10 représentent des prêts à des PME. Dans ce cas, 10 comptent pour 10 car les créances des banques sur les PME ne peuvent pas être allégées, elles sont considérées par les autorités de Bâle comme présentant un risque élevé. Le « risque » s’établit à 100%.

Les 28 d’actifs restants sont constitués de prêts aux particuliers. Le risque pour les prêts aux particuliers s’établit à 75%, donc ces 28 d’actifs pèsent 21 (75% de 28) .

Dans ce cas théorique, les actifs calculés en fonction du risque représentent finalement 40 (0+6+3+10+21) sur un actif total de 100. Le ratio fonds propres / actifs vaut 4/40, c’est-à-dire 10%.

JPEG

Bingo ! La banque dont les fonds propres ne représentaient que 4% des actifs peut déclarer que son ratio atteint en réalité 10% . Elle sera félicitée par les autorités de contrôle.

Vous croyez que ce n’est que théorique ? Que ce qui vient d’être décrit ne correspond pas à ce que font les banques et les autorités de contrôle ? Détrompez-vous. Vous trouverez dans la partie suivante un exemple bien réel et des exemples comme celui-là, il y en a beaucoup. En attendant voici ci-dessous un tableau qui résume les taux applicables pour la pondération du risque tant dans le cadre de Bâle 1 que de Bâle 2.

Tableau récapitulatif de la pondération des risques [14]

Comme indiqué plus haut, le Comité de Bâle fait la part belle aux agences de notation Agences de notation Les agences de notation (Standard and Poor’s, Moody’s et Fitch en tête) sont des agences privées qui évaluent la solvabilité et la crédibilité d’un émetteur d’obligations (État, entreprise). Jusqu’aux années 1970 elle étaient payées par les acheteurs potentiels d’obligations, depuis la libéralisation financière la situation s’est inversée : ce sont les émetteurs d’obligations qui rémunèrent les agences pour qu’elles les évaluent... Reconnaissons leur qualité de travail : c’est ainsi que Lehman Brothers se voyait attribuer la meilleure note juste avant de faire faillite. . Or c’est établi, ces agences se sont trompées de manière répétée. Elles ont attribué des notes AAA jusqu’à AA- à des entreprises comme Enron, Lehman Brothers, AIG, RBS, Northern Rock… jusqu’à la veille de leur faillite. De même, les agences de notation ont attribué des notes AAA aux produits structurés toxiques comme les CDO jusqu’en 2007-2008 avant leur effondrement. Par ailleurs, les autorités de Bâle ont adopté des mesures discriminatoires à l’égard des prêts aux PME (qui bien sûr ne sont pas cotées par les agences de notation et donc présentent 100% de risque selon les normes établies) et aux ménages (75% de risque selon Bâle), ce qui a poussé les banques à réduire les crédits directs à ces acteurs de l’économie réelle. Une grande partie des prêts aux ménages ont été titrisés, c’est-à-dire sortis des bilans des banques et vendus à d’autres institutions financières. Si depuis 2008, les banques restreignent le crédit aux PME et aux ménages, c’est que les prêts qu’elles leur accordent pèsent beaucoup trop lourd en terme d’actifs pondérés. Les banques privées ont obtenu des autorités de Bâle qu’elles favorisent le développement des produits financiers titrisés plutôt que les prêts directs aux acteurs de l’économie productive.

Partie 1 2007-2012 : 6 années qui ébranlèrent les banques
Partie 2 La BCE et la Fed au service des grandes banques privées
Partie 3 La plus grande offensive contre les droits sociaux menée depuis la seconde guerre mondiale à l’échelle européenne
Partie 4 Descente dans le milieu vicieux des banques
Partie 5 Les banques, ces colosses aux pieds d’argile
Partie 6 Même le FMI le dit…
Partie 7 Le miroir aux alouettes de la discipline bancaire
Partie 8 Les banques bluffent en toute légalité
Partie 9 Banques : bulletin de santé trafiqué


Notes

[1L’auteur remercie Aline Fares pour les conseils qu’elle a prodigués et pour l’aide qu’elle a apportée à la recherche. Il remercie également Damien Millet pour la relecture et Pierre Gottiniaux pour l’infographie. L’auteur prend l’entière responsabilité des opinions exprimées dans ce texte.

[2En général, le terme « actif » fait référence à un bien qui possède une valeur réalisable, ou qui peut générer des revenus. Dans le cas contraire, on parle de « passif », c’est-à-dire la partie du bilan composé des ressources dont dispose une entreprise (les capitaux propres apportés par les associés, les provisions pour risques et charges et les dettes). Voir : http://www.banque-info.com/lexique-bancaire/a/

[3Source : Banque de France.

[4Ce sont les capitaux dont dispose une entreprise, autres que ceux qu’elle a empruntés. Les fonds propres sont repris au passif d’un bilan de société. Source : http://www.lesclesdelabanque.fr/Web.... Les fonds propres comprennent également les réserves, c’est-à-dire les bénéfices qui n’ont pas été redistribués et qui sont donc mis en réserve.

[5IMF, Global Financial Stability Report, Restoring Confidence and Progressing on Reforms, octobre 2012, http://www.imf.org/External/Pubs/FT... , p. 82.

[6Plus de la moitié des actifs bancaires mondiaux sont entre les mains des banques de l’UE. Bien sûr, si on y ajoute les banques suisses, la part des banques européennes augmente encore.

[7Ces chiffres proviennent du Rapport Liikanen (voir plus loin). Voir également : Damien Millet, Daniel Munevar, Eric Toussaint, « Les chiffres de la dette 2012 », tableau 30, p. 23, qui donnent des données concordantes à partir d’une autre source.

[8La situation peut varier d’un État à l’autre : dans certains pays, on constate une diminution des actifs des banques qui est contrebalancée par une augmentation dans d’autres.

[9En Irlande, en 2011, les actifs des banques représentaient 8 fois le produit intérieur brut du pays. A Chypre, début 2013, les actifs représentaient 9 fois le PIB. Au Royaume-Uni, les actifs des banques s’élèvent à 11 fois le PIB. Au Grand Duché de Luxembourg, les actifs bancaires représentent 29 fois le PIB.

[10Rapport Liikanen,. (chairperson), High-level Expert Group on reforming the structure of the EU banking sector, octobre 2012, tableau 3.4.1., p. 39.
Le Rapport Liikanen doit son nom à Erkki Liikanen, gouverneur de la banque centrale de Finlande, qui a présidé en 2011-2012 un groupe de travail de onze experts créé par le Commissaire européen Michel Barnier afin de poser un diagnostic sur la situation des banques européennes et de proposer des réformes du secteur bancaire européen. Un des intérêts du rapport Liikanen, c’est qu’il confirme par une voie officielle les manipulations auxquelles se livrent les banques, les risques ahurissants pris pour faire un maximum de profit. Voir le texte complet du rapport : http://ec.europa.eu/internal_market/bank/docs/high-level_expert_group/report_en.pdf

[11Petit rappel sur l’effet de levier dans la débâcle de Northern Rock au Royaume-Uni. Northern Rock était à l’origine une banque coopérative qui a changé de statut en 1997 et adopté une stratégie agressive dans le domaine immobilier. Entre 1997 et sa chute en 2007, elle a connu une croissance de 23% par an pour devenir la 5e banque hypothécaire britannique, dont 90% des prêts étaient concentrés dans le secteur immobilier. Pour financer son développement, elle a marginalisé les dépôts de clients comme moyen de financement et s’est mise à dépendre d’emprunts à court terme. Elle a joué à fond sur l’effet de levier qui a dépassé le ratio de 90 pour 1. La banque a été nationalisée en février 2008 aux frais du Trésor public et des contribuables.

[12On verra plus loin qu’elles peuvent jouer sur le numérateur, à savoir les fonds propres.

[13Il peut s’agit de prêts ou de titres financiers. Il peut s’agir aussi de produits structurés CDO cotés AAA à AA- avant la crise qui a éclaté en 2007-2008.

[14Ce tableau est élaboré à partir des documents adoptés par le Comité de Bâle : voir version Bâle 2 de 2004 : http://www.bis.org/publ/bcbs107fre.pdf#page=1&zoom=auto,0,849  ; voir version Bâle 2 révisée en 2006 : http://www.bis.org/publ/bcbs128fre.pdf Concernant la pondération de risques, lire à partir de la page 20.

Eric Toussaint

Docteur en sciences politiques des universités de Liège et de Paris VIII, porte-parole du CADTM international et membre du Conseil scientifique d’ATTAC France.
Il est l’auteur des livres, Banque mondiale - Une histoire critique, Syllepse, 2022, Capitulation entre adultes : Grèce 2015, une alternative était possible, Syllepse, 2020, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Les liens qui libèrent, 2017 ; Bancocratie, ADEN, Bruxelles, 2014 ; Procès d’un homme exemplaire, Éditions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet des livres AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège.
Il a coordonné les travaux de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015 par la présidente du Parlement grec. Cette commission a fonctionné sous les auspices du parlement entre avril et octobre 2015.

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