A propos du livre Le système dette d’Eric Toussaint.
17 novembre 2017 par Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
Dans la lignée de son travail de longue haleine mené contre les dettes illégitimes, initié dès les années 1980, Éric Toussaint aborde dans son nouveau livre Le Système Dette, l’histoire longue des dettes souveraines, pour examiner la permanence de leurs effets sur les territoires, les peuples et les États qui les ont contractées, ainsi que l’articulation entre colonialismes et post-colonialisme à travers l’endettement souverain des pays en développement.
Après le livre Bancocratie, sorti en 2014, sur le rôle néfaste des banques et leur emprise sur la vie quotidienne des peuples dans les sociétés contemporaines au Nord comme au Sud, Toussaint se livre à une analyse historique passionnante de la géopolitique des 19e et 20e siècles.
Comme le relevait Rosa Luxemburg en 1913, les emprunts constituent le moyen le plus sûr pour les vieux pays capitalistes de tenir les jeunes pays en tutelle, de contrôler leurs finances et d’exercer une pression sur leur politique étrangère, douanière et commerciale.
Toussaint démontre que loin de provoquer les crises financières successives qui ont ébranlé les places financières occidentales depuis le début du 19e siècle, les surendettements des pays de la périphérie menant à leurs cessations de paiement sont le résultat du reflux des ondes longues du capitalisme telles qu’énoncées par l’économiste belge Ernest Mandel.
En imposant des traités de « libre-échange », en Amérique Latine comme en Egypte ou en Turquie, en instaurant des « commissions du remboursement de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
» en Turquie, en Tunisie et en Grèce, au détriment des productions nationales, les puissances du Nord ont condamné durablement les jeunes États endettés à un sous-développement endémique. Les élites locales ont été complices de cet asservissement par la dette, en s’enrichissant par l’achat d’obligations
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
dévaluées de leur propre État et en favorisant le recours systématique à l’endettement extérieur plutôt que de se voir obligés de contribuer par l’impôt.
A contrario, dès le 19e siècle, le soutien des puissances occidentales à des régimes locaux corrompus et coercitifs s’est imposé comme une nécessité : il fallait appliquer les régimes d’austérité et les plans de redressement pour dégager les excédents nécessaires au remboursement de la dette. Les peuples locaux ont alors été saignés à blanc dans un véritable régime de servitude par la dette, au moyen de « plans d’ajustement » à base d’impôts, de confiscation sur les récoltes, de monopole sur l’extraction des matières premières à bas prix et sur la vente de produits de première nécessité.
« La dette et l’imposition du libre-échange ont agi comme de puissants facteurs de soumission des États et de transfert de richesses des peuples de la Périphérie vers les classes dominantes du Centre, les classes dominantes locales prélevant leur commission au passage. »
Devant la ruine provoquée par ces politiques prédatrices - et devant le refus ou l’impossibilité de payer davantage, les Puissances occidentales sont allées jusqu’à organiser des expéditions militaires de conquête, au prétexte d’aider leurs banquiers à recouvrer les prêts souverains non honorés.
Ainsi le Système Dette se révèle comme la clé de l’histoire des dominations et de l’impérialisme. Le livre éclaire la manière dont les puissances occidentales, en collusion avec leurs banques privées et les principaux organes de presse, exploitent les dettes extérieures accumulées dès le début du 19e siècle par les nouveaux États, pour finir par intervenir militairement en tant que puissances colonialistes afin de réclamer le remboursement des emprunts souverains et s’imposer sur les pays de la périphérie.
Les établissements financiers privés exploitent aussi la naïveté des populations occidentales, avec l’aval de leurs gouvernements : ainsi l’emprunt russe, réfuté dès 1918 par les Soviétiques, a continué de dégager des profits jusqu’en 1927, au détriment des petits porteurs, en étant soutenu à la fois par les journaux français et par la Banque de France.
Toussaint éclaire parfaitement la manière dont cette collusion États-Finance-Presse provoque un cycle infernal de la dette et de la faillite, qui entraîne à la fois les peuples périphériques et les peuples occidentaux dans une course à la guerre, jusqu’à éclater dans les deux conflits mondiaux qui ont marqué le XXe siècle.
Mais le livre de Toussaint touche aussi un sujet crucial pour l’équilibre géopolitique international, grâce au chapitre qui s’attache à la définition de la dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
à partir de la définition d’Alexander Sack. Il démontre en effet que même selon Sack, la notion de la nature despotique du régime qui a contracté la dette est secondaire, mais que c’est bien l’utilisation des emprunts contraire aux intérêts de la population de tout ou partie du territoire, et le fait que les créanciers sont au courant de l’usage odieux des fonds prêtés, qui confèrent à la dette son caractère odieux. Il cite à ce sujet la jurisprudence établie par les répudiations de dettes des États-Unis, du Portugal et de l’URSS, entre autres.
Toussaint appelle alors les États endettés à répudier unilatéralement la partie odieuse de leur dette souveraine, après audit, sans recourir à un arbitrage extérieur qui risquerait fort de donner raison aux créanciers, souvent juges et parties désormais au sein des organisations internationales, d’ailleurs taillées à la mesure des États du Nord et par ceux-ci. Ainsi les dettes contractées dans le cadre de « plans d’aide » et conditionnées par des politiques d’ajustement structurel, comme en Afrique ou Grèce par exemple, contreviennent clairement aux droits humains élémentaires tels que définis par le droit international et le jus cogens [1]. À ce titre, elles peuvent être considérées comme odieuses à plus d’un titre : elles ne sont pas contractées dans l’intérêt des populations et leurs conséquences dramatiques étaient connues dès l’origine par les créanciers. De plus, les mémorandums qui les conditionnent, en appliquant des mesures enfreignant les droits humains élémentaires tout en contrevenant à la souveraineté des États, sont en contradiction avec la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969.
Toussaint fait ensuite le récit de plusieurs annulations unilatérales de dette qui ont eu lieu à partir du 19e siècle, initiées par le Mexique, le Portugal, le Pérou, les États-Unis, pour Cuba, Porto-Rico, l’Union Soviétique, en insistant sur les répudiations victorieuses qui ont permis à l’URSS, au Mexique, à Cuba de contourner l’écueil de la spirale d’endettement, pour reprendre le contrôle de leur politique, non sans retrouver très rapidement un accès à l’emprunt souverain.
Dans la lignée de ses travaux précédents, Toussaint par cette analyse du Système-dette éclaire au passage à quel point les « démocraties occidentales » mais aussi tous les organismes internationaux qu’elles ont mis en place, comme la Banque Mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, l’OCDE
OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.
Site : www.oecd.org
et le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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, sont directement liés aux grands organismes financiers privés.
Magistralement argumenté dans un style accessible au grand public, Le Système Dette d’Éric Toussaint effectue une relecture lumineuse de l’histoire des pays de la périphérie à la lumière de l’exploitation de leurs dettes extérieures par les grandes puissances occidentales alliées au capitalisme financier.
Marie-Laure Coulmin Koutsaftis
Eric Toussaint, Le Système Dette, Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Éditions Les Liens qui Libèrent, Paris 2017.
[1] Jus Cogens, principes de droits réputés universels et supérieurs et devant constituer les bases des normes impératives de droit international général.
Documentariste, essayiste et traductrice du grec moderne, militante CADTM.
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