17 octobre 2022 par Beatriz Ortiz Martínez , Anaïs Carton
Cet article fait partie du livre « Nos vies valent plus que leurs crédits »
Depuis des millénaires, « la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
a toujours été moteur de mouvements de révoltes », nous rappelait David Graeber [1]. Des mouvements sociaux de 1999 à Seattle en passant par ceux des indigné·es dans la seconde décennie des années 2000 et jusqu’aux grèves actuelles, tous ont dénoncé la dette comme un instrument de domination politique et économique. Et ils nous ont bien montré par là qu’un autre monde est possible.
S’il existe aujourd’hui un mouvement social global, riche et divers, qui peut relever le défi de s’organiser à partir de la base dans la micropolitique des lieux du quotidien, c’est celui des féminismes. Ces derniers s’efforcent de penser l’articulation et les interactions entre les différents rapports d’oppression et de dépasser les catégories socialement construites par et pour la domination. Les féminismes parviennent également à renverser les rapports de domination dans les pratiques quotidiennes et organisationnelles.
Loin d’être uniquement des victimes, les femmes sont également actrices et productrices de savoirs, et s’organisent en mouvements afin de répondre aux violences qui leur sont faites. Les mouvements sociaux que nous allons évoquer sont composés majoritairement de femmes ou de personnes qui s’identifient comme telles qui vivent directement des situations de minorisation dans les rapports sociaux inhérents au capitalisme patriarcal et qui les combattent par les féminismes.
En 1995 naît l’Internationale des femmes, qui rassemble des collectifs, des réseaux nationaux et mondiaux, des groupes locaux, des mouvements de base, etc. Le féminisme autonome a décidé d’agir par lui-même, en dehors de la sphère institutionnelle, pour construire son projet global de transformation sociale. « Ces féministes vont, en questionnant les limites du néolibéralisme, tenter de créer un modèle sociétal où l’émancipation pleine et absolue des femmes ne relèverait plus de l’utopie [2]. » Bien que le mouvement féministe ait été présent dans les sphères officielles de la politique institutionnelle, principalement dans celles promues par l’ONU, le mouvement féministe autonome s’est vite rendu compte que, malgré l’inclusion de certaines demandes fondamentales dans les accords internationaux, l’avancée de la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale continuait à empêcher une réelle transformation de la réalité des femmes.
Par ailleurs, entre les années 1970 et 1990, divers mouvements féministes, des soulèvements populaires et des mouvements sociaux axés sur la revendication de la répudiation de la dette ont émergé. Le black feminism, mené par des femmes afro-américaines, est apparu aux États-Unis au cœur des mouvements sociaux pour les droits civiques. Ses militantes ont développé le concept d’intersectionnalité pour lutter contre la conjugaison d’oppressions fondées sur le sexe, la race et la classe. Ces réflexions sont à l’origine de ladite « troisième vague » féministe qui s’est développée dans les années 1980.
Les années 1990 ont quant à elles vu émerger deux mouvements importants ayant influencé les mouvements sociaux transnationaux qui ont suivi. D’une part, le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) le 1er janvier 1994 au Mexique : il s’agit d’un mouvement indigène réclamant la terre et la liberté et revendiquant « un monde où plusieurs mondes se retrouvent ». Bien qu’elles durent affronter des discriminations machistes enracinées dans leurs propres communautés et organisations, les femmes ont joué un rôle prépondérant au sein de ce mouvement dès le départ : « Les femmes zapatistes ont été des insurgées, des leaders politiques, des guérisseuses, des éducatrices et des agents importants du développement économique autonome. La participation des femmes à l’EZLN a contribué à façonner le mouvement zapatiste, tandis que le mouvement a ouvert de nouveaux espaces permettant aux femmes de vivre des changements spectaculaires dans leur vie [3] . » Bien avant le mouvement altermondialiste, les zapatistes identifiaient les rapports d’endettement et les IFI comme des outils centraux des oppressions structurelles et de l’impérialisme.
D’autre part, la grande campagne internationale Jubilé 2000, lancée en 1998, qui a conduit à la formation d’une coalition mondiale de mouvements sociaux pour l’annulation de la dette. Le Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM) et la coalition Jubilé Sud sont nés durant cette période, renforçant le courant le plus radical de ce mouvement, défendant l’annulation totale de la dette illégitime et rejetant les politiques imposées par le FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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, la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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et l’OMC
OMC
Organisation mondiale du commerce
Créée le 1er janvier 1995 en remplacement du GATT. Son rôle est d’assurer qu’aucun de ses membres ne se livre à un quelconque protectionnisme, afin d’accélérer la libéralisation mondiale des échanges commerciaux et favoriser les stratégies des multinationales. Elle est dotée d’un tribunal international (l’Organe de règlement des différends) jugeant les éventuelles violations de son texte fondateur de Marrakech.
L’OMC fonctionne selon le mode « un pays – une voix » mais les délégués des pays du Sud ne font pas le poids face aux tonnes de documents à étudier, à l’armée de fonctionnaires, avocats, etc. des pays du Nord. Les décisions se prennent entre puissants dans les « green rooms ».
Site : www.wto.org
plutôt que des revendications en faveur d’allègements et de réformes.
La doctrine néolibérale et le processus de mondialisation ont subordonné l’économie et l’organisation sociale aux marchés, et creusé les inégalités, tant au sein de chaque État qu’à l’échelle mondiale. C’est dans ce contexte que les manifestations de masse de Seattle ont éclaté en 1999, donnant naissance au mouvement altermondialiste qui s’est articulé au niveau inter- national par le biais des Forums sociaux mondiaux (FSM). La Marche mondiale des femmes (MMF
Money Market Funds
MMF
Les Money Market Funds (MMF) sont des sociétés financières des États-Unis et d’Europe, très peu ou pas du contrôlées ni réglementées car elles n’ont pas de licence bancaire. Ils font partie du shadow banking. En théorie, les MMF mènent une politique prudente mais la réalité est bien différente. L’administration Obama envisage de les réglementer car, en cas de faillite d’un MMF, le risque de devoir utiliser des deniers publics pour les sauver est très élevé. Les MMF suscitent beaucoup d’inquiétude vu les fonds considérables qu’ils gèrent et la chute depuis 2008 de leur marge de profit. En 2012, les MMF états-uniens maniaient 2 700 milliards de dollars de fonds, contre 3 800 milliards en 2008. En tant que fonds d’investissement, les MMF collectent les capitaux des investisseurs (banques, fonds de pension…). Cette épargne est ensuite prêtée à très court terme, souvent au jour le jour, à des banques, des entreprises et des États.
Dans les années 2000, le financement par les MMF est devenu une composante importante du financement à court terme des banques. Parmi les principaux fonds, on trouve Prime Money Market Fund, créé par la principale banque des États-Unis JP.Morgan, qui gérait, en 2012, 115 milliards de dollars. La même année, Wells Fargo, la 4e banque aux États-Unis, gérait un MMF de 24 milliards de dollars. Goldman Sachs, la 5e banque, contrôlait un MMF de 25 milliards de dollars.
Sur le marché des MMF en euros, on trouve de nouveau des sociétés états-uniennes : JP.Morgan (avec 18 milliards d’euros), Black Rock (11,5 milliards), Goldman Sachs (10 milliards) et des européennes avec principalement BNP Paribas (7,4 milliards) et Deutsche Bank (11,3 milliards) toujours pour l’année 2012. Certains MMF opèrent également avec des livres sterling. Bien que Michel Barnier ait annoncé vouloir réglementer le secteur, jusqu’à aujourd’hui rien n’a été mis en place. Encore des déclarations d’intention...
1. L’agence de notation Moody’s a calculé que pendant la période 2007-2009, 62 MMF ont dû être sauvés de la faillite par les banques ou les fonds de pensions qui les avaient créés. Il s’est agi de 36 MMF opérant aux États-Unis et 26 en Europe, pour un coût total de 12,1 milliards de dollars. Entre 1980 et 2007, 146 MMF ont été sauvés par leurs sponsors. En 2010-2011, toujours selon Moody’s, 20 MMF ont été renfloués.
2 Cela montre à quel point ils peuvent mettre en danger la stabilité du système financier privé.
) est l’une des mouvances féministes de l’altermondialisme et l’une de ses principales composantes. La MMF est active dans les campagnes régionales et mondiales pour l’annulation de la dette extérieure*, contre le libre-échange, la guerre et la violence envers les femmes. Comme l’indique la MMF, « nous avons pu réaffirmer dans [le mouvement altermondialiste] que le féminisme est, pour nous, au cœur du mouvement global qui affronte l’ordre oppressif (capitaliste) et nous avons pu discuter de la manière dont nous devons renforcer le mouvement depuis la base, dans sa construction, en nous appuyant sur sa capacité à mener des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
concrètes et radicales [4] ».
À cette époque, au sein de la MMF, les féministes étaient déjà conscientes de la nécessité de construire des ponts avec la nouvelle génération de jeunes féministes et avec des femmes issues d’autres mouvements : femmes noires, femmes syndicalistes, mouvements paysans et indigènes, mouvements pour la diversité sexuelle, mouvements no borders [5], etc. La MMF a développé des alliances avec le Réseau latino-américain des femmes transformant l’économie (REMTE) [6] et avec des mouvements sociaux mixtes, comme la Via Campesina [7], qui font avancer les propositions et les revendications autour de la souveraineté alimentaire et de l’écoféminisme au sein du mouvement altermondialiste. Au Nord et aux Suds, les luttes paysannes s’organisent pour défendre les droits des paysan·nes, pour l’accès à la terre et la souveraineté alimentaire. La militante indienne Vandana Shiva est une figure emblématique du mouvement contre la politique agricole mise en place par la Banque mondiale – la « révolution verte » – dont le but affiché est d’éliminer l’insécurité alimentaire dans les pays des Suds. Vandana Shiva a démontré comment cette « politique de développement » a en réalité dévasté des pans entiers de l’agriculture paysanne et familiale. Le réseau africain WoMin, fondé dans les années 2020, conteste quant à lui l’extraction* destructive à grande échelle des ressources naturelles et propose des alternatives répondant aux besoins de la majorité des femmes africaines, dont l’annula- tion des dettes publiques et privées.
Malgré les nombreuses batailles au sein de l’altermondialisme pour défendre leurs positions, les contributions des féminismes à ce mouvement ont été très importantes. Tout d’abord, les féminismes ont impulsé une nouvelle militance politique proposant une critique transversale du pouvoir, une pratique de l’autogestion, de l’horizontalité et de la décentralisation, ce qui a eu une influence énorme sur les mouvements sociaux en général et sur le mouvement altermondialiste en particulier. Car si quelque chose a caractérisé le mouvement féministe depuis ses débuts, c’est bien son identité transnationale et son internationalisme. « Le féminisme offre en effet des théories et des pratiques valables pour aborder des questions qui ne sont pas nécessairement liées seulement aux femmes ; ainsi, il participe également au mouvement altermondialiste par le biais d’autres thématiques dans le mouvement altermondia- liste à travers le reste des axes thématiques [8]. » Les contributions de l’économie féministe à l’analyse critique du libre marché et du développement capitaliste historique ont été nombreuses et très précieuses : en relevant l’existence des systèmes de domination imbriqués dans le capitalisme comme au sein du patriarcat, elle ouvre les portes à des lectures critiques du système liées à la race, à la nationalité, à l’orientation sexuelle, etc., qui n’avaient pas été prises en compte par la gauche classique.
Dans le sillage de la crise financière de 2008, en Islande, de fortes mobilisations sociales (surnommées la « révolution islandaise » ou « révolution des casseroles ») ont abouti à des référendums sur le paiement ou non de la dette contractée par les banques. C’était la graine du mouvement mondial des indignadxs, les indigné·es, qui allait éclater le 15 mai 2011 à Madrid (Espagne) et se propager ensuite dans d’autres pays du Nord (Grèce, Portugal, France, États-Unis, etc.).
À Madrid en Espagne, les féministes de la commission Feminismos Sol ont remis en question l’ordre des priorités imposé par les marchés et ont élaboré des propositions pour « mettre les personnes au centre ». Elles ont aussi mis sur la table la nécessité de mener des audits citoyens de la dette : « Pour les féministes, l’audit de la dette doit être un outil non seulement pour désobéir à la dette, mais aussi pour transformer le système dans lequel nous vivons, au niveau micro et macro. Désobéir à la dette doit servir à mettre la vie, les droits et les conditions de vie des personnes au centre, et mettre le marché au service de la vie et non l’inverse. [9] » « Mettre la vie au centre » selon Yayo Herrero, anthropologue et activiste écoféministe, consiste à « construire des politiques, des cultures, des économies et des communautés dont la priorité est de garantir une vie décente, une vie digne d’être vécue pour toutes les personnes. Mettre la vie au centre, c’est faire en sorte de construire des communautés où personne n’a peur de l’avenir, où personne ne souffre en pensant à ce qui lui arrivera demain [10]. » La participation des activistes féministes dans ce type d’initiatives a été très conséquente et a permis l’émergence du concept de non-paiement féministe de la dette, une revendication au cœur du présent ouvrage.
En 2011, l’Initiative des femmes contre la dette et les mesures d’austérité est née en Grèce. Ces féministes grecques ont exigé des audits des comptes publics nationaux et locaux mais aussi des audits d’hôpitaux, de centres sociaux, d’écoles. Elles ont initié et participé aux mouvements « nous ne payons pas » qui refusent de payer les transports publics, dont le prix a triplé pour rembourser la dette en Grèce, les nouveaux péages routiers et les nouveaux impôts injustes imposés aux pauvres et à la classe moyenne. Inspirées par ces initiatives, le collectif Elles s’en mêlent [11] a lancé publiquement en 2015 en Belgique le comité d’action V’là la facture ! Son objectif consistait à mettre en lumière les impacts spécifiques pour les femmes des mesures d’austérité du gouvernement belge : manque de place pour l’accueil des enfants et des personnes âgées, fin de l’allocation d’insertion illimitée dans le temps, etc. Les militantes de V’là la facture ! refusent la socialisation des dettes des banques et les mesures austéritaires qui coupent les dépenses publiques.
Pour elles, l’État a une dette non pas envers les banques mais envers les femmes qui travaillent gratuitement faute de services publics suffisants et de qualité. Elles mettent aussi en place un outil de calcul indicatif sous forme de facture à envoyer au gouvernement.
En 2021, des mères allemandes reprennent cette idée pour affirmer qu’en temps de crise, elles portent un fardeau démesuré. Dans le même sens, des féministes issues d’organisations et de mouvements centrés sur les droits humains, le développement durable, la justice économique et sociale se sont réunies pour lancer le site web feministcovidresponse.com. À travers celui-ci, elles rappellent comment la crise du Covid-19 entraîne des inégalités qui touchent spécifiquement les femmes et pro- posent d’intégrer une perspective féministe dans les réponses politiques à la crise sanitaire.
Dans toutes ces commissions, initiatives et espaces féministes, on parle de violence économique, on remet en question les dynamiques de pouvoir (au sein des mouvements sociaux eux-mêmes également) et on imagine d’autres façons de concevoir l’action collective. Tout cela a nourri les importants mouvements de grèves féministes, qui se veulent toujours plus transnationaux et inclusifs, des vécus multiples et par- fois contradictoires des personnes concernées : travailleuses domestiques, jeunes femmes, retraitées, soignantes, migrantes, travailleuses du sexe, femmes précaires, salariées, personnes trans, queer, non binaires, etc.
Pendant la seconde décennie des années 2000, le monde arabe a également été traversé par des contestations d’ampleur dirigées contre l’État, communément appelées les Printemps arabes. En 2011, des soulèvements populaires visent à libérer la région de ses dictateurs. Ces mobilisations, qui ont secoué, à des degrés d’intensité divers, presque tous les pays de la région, expriment leur profond mécontentement à l’égard des effets sociaux, économiques et politiques des gouvernances néolibérales. Les femmes ont pris une part active dans les contestations arabes, comme le souligne l’historienne Leyla Dakhli, luttant pour la citoyenneté mais aussi contre le patriarcat et pour l’in- tégrité de leur corps [12]. En Tunisie particulièrement, l’inscription des femmes dans les espaces féministes internationaux a joué un rôle important « dans la construction de liens et de réseaux, dans la prise de conscience d’une condition féminine commune caractérisée par l’inégalité dans l’accès aux ressources et l’exclusion des espaces de pouvoir et de décision dominés par les hommes [13] ». Huit ans après la première vague révolutionnaire, la région a connu une seconde vague déclenchée par le soulèvement soudanais du 19 décembre 2018. Il a été suivi en 2019 par les hirak algérien et libanais notamment, dont les femmes ont également été la cheville ouvrière. La sociologue Zahra Ali identifie au sein de ces mouvements le signe d’un « féminisme décolonial », critique du féminisme hégémonique libéral occidental et tendant toujours à l’imposition d’un modèle normatif. La lutte des Kurdes dans le territoire au nord de la Syrie appelé le Rojava repose sur des enjeux similaires. Inspiré par le militant et philosophe écologiste libertaire Murray Bookchin, le Rojava tend à la concrétisation du municipalisme libertaire comme alternative au modèle occidental de l’État-nation. Dans cette tentative de confédéralisme démocratique, les femmes occupent une place centrale dans la structuration et la défense d’une société démocratique et égalitaire. Le Rojava tente de mettre en place un projet féministe et écologiste de trans- formation de la société, par un dépassement de l’État-nation capitaliste. Le confédéralisme démocratique aurait cependant besoin, pour connaître un véritable essor, d’une stabilité qui semble encore lointaine dans le chaos géopolitique actuel de la Syrie.
Au Nord, le capitalisme financier continue à se nourrir et à se développer au prix du démantèlement des services publics et des ressources communes pour la reproduction sociale. Ces dernières années, nous avons assisté à une nouvelle recrudes- cence de la « colonisation financière » qui « s’empare désormais des espaces de reproduction sociale, et donc des corps qui tra- vaillent dans ces espaces, comme une mutinerie de guerre [14] ». Comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, la financiarisation de la vie quotidienne et l’accumulation par la dépossession envahissent les ménages. « Endetter le pilier fondamental de la vie, les femmes et leur travail de reproduction et de soins, est le moyen actuel de dépossession du capitalisme financier [15] ». La dépossession des moyens de reproduction de la vie est entendue ici comme « l’une des stratégies promues par le capital, et mise en œuvre par le pouvoir politique, qui consiste en la marchandisation ou la privatisation des responsabilités de l’État en matière de services (ou affaires) publics, ainsi que le dépôt d’une partie de ses responsabilités reproductives sur les femmes ou du retour des femmes au foyer [16]. »
Face à ce phénomène, des mouvements sociaux et féministes émergent dans différentes zones géographiques pour dénoncer la dette et les processus de précarisation et de dépossession comme outil de domination, avec des revendications concrètes liées à des contextes particuliers mais avec un caractère transnational aussi. Par exemple, les mouvements des travailleuses domestiques au Liban et le collectif Territorio Doméstico en Espagne, bien qu’ils soient situés dans des régions différentes, dénoncent les conditions de travail et de vie subies par les tra- vailleuses du même secteur. Ce type de correspondances nous rappelle combien le « système dette » est un outil du capita- lisme mondialisé.
Relier la dette, la violence et le travail a été une conquête des grèves féministes. En 2016, des mobilisations de masse en Pologne (contre l’interdiction de l’avortement) et en Argentine (contre le féminicide), ont lieu. Ces dernières scandent le slogan « ¡Ni una menos ! ¡Vivas, libres y desendeudadas nos queremos ! » (« Pas une de moins ! Nous voulons être vivantes, libres et désendettées ! »). « Mais ce n’est que récemment qu’on est par- venues à tracer politiquement les circuits qui relient cette dette publique à ses effets sur la vie quotidienne [17]. » L’appel de la MMF le 24 avril 2019, à l’occasion de la journée d’Action mondiale et de solidarité féministe pour commémorer l’effondrement des bâtiments du Rana Plaza au Bangladesh en 2013 qui a causé la mort de plus de mille ouvrières, va dans ce sens [18]. Il dénonce un modèle d’économie patriarcal basé sur l’exploitation du travail des femmes au profit des entreprises multinationales. La grève avait déjà été utilisée auparavant comme un outil de revendication féministe pour la reconnaissance du travail de soin et pour dénoncer les investissements militaires (« Investir pour soigner, pas pour tuer ») par la Campagne internationale pour le salaire des tâches ménagères qui avait déjà appelé à une grève mondiale des femmes soutenue par des organisations de nombreux pays. Mais c’est entre octobre 2016 et mars 2019 que la grève est devenue un outil capable de galvaniser à nouveau le mouvement féministe au niveau transnational.
Aujourd’hui, c’est dans le contexte des grèves que le mouvement féministe transnational fait de la lutte contre la dette son cheval de bataille, notamment dans les pays hispanophones.
« ¡Vivas, libres y desendeudadas nos queremos ! » (Argentine), « ¡Nosotras contra la deuda ! » (Porto Rico), « ¡Nos deben una vida ! » (Chili), « ¡No debemos, no pagamos ! » (Espagne) : autant de chants de manifestation révélateur de l’importance de la question dans la dette dans les revendications [19]. C’est un moment historique : le mouvement féministe politise la question financière à une échelle de masse. Et, par ailleurs, cette lecture féministe de la dette permet de repenser la violence économique dans son lien avec la violence machiste. Comme le dit Verónica Gago, « la grève comme horizon pratique et comme perspective analy- tique des luttes est ce qui a permis de promouvoir un féminisme populaire et anti-néolibéral par le bas, qui a relié les parcelles de violence économique à la violence concentrée contre les corps des femmes et les corps féminisés [20] ».
Cet article fait partie du livre « Nos vies valent plus que leurs crédits »
Dans cet essai engagé et documenté, Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen explorent les luttes qui résistent à la financiarisation du monde et souhaitent « remettre la vie au centre ». Elles déploient alors un argumentaire complet et implacable pour un non-paiement féministe des dettes, tant publiques que privées. Une analyse écoféministe indispensable pour insuffler un nouvel élan à l’économie et privilégier la durabilité de la vie à celle des marchés.
Eva Betavatzi, Anaïs Carton et Beatriz Ortiz, militantes du CADTM Belgique, ont aussi participé à la rédaction de certaines parties de cet ouvrage.
[1] David Graeber, Dette. 5 000 ans d’histoire, Paris, Les liens qui libèrent, 2013.
[2] Christine Vanden Daelen, « Féminismes en mouvement. Des suffragettes aux “alter-féministes” », CADTM, 13 mai 2019 [consultable sur urlz.fr/hyFh].
[3] Hilary Klein, Compañeras. Historias de las mujeres zapatistas, Buenos Aires, Tinta Limón, 2019, p. 15 (notre traduction).
[4] Marcha Mundial de las Mujeres, « 1998-2008. Una década de lucha internacional feminista » (notre traduction) [consultable sur urlz.fr/hv79].
[5] En juin 2021, la MMF a organisé à Nice une action féministe transnationale, rappelant que les politiques de criminalisation de la mobilité pèsent particulièrement sur les femmes.
[6] Réseau transnational d’organisations de femmes latino-américaines qui, dans une perspective féministe, critiquent les accords de libre-échange et développent des propositions basées sur l’économie solidaire.
[7] Nom qui signifie « voie paysanne » en espagnol. Ce mouvement international coordonne des organisations de petit·es et moyen·nes paysan·nes, de travailleur·ses agricoles, de fermes rurales, de communautés indigènes d’Asie, des Amériques, d’Europe et d’Afrique.
[8] Iratxe Perea Ozerin, « El papel del feminismo en el movimiento antiglobalización : contribuciones y desafíos », CIFOB, avril 2014 [consultable sur urlz.fr/hv7M].
[9] Feminismos Sol, « Dosier DEUDA », juin 2013 [consultable sur urlz.fr/hv7N].
[10] Cité dans Javier Utrilla, « Poner la vida en el centro como objetivo común »,
El Salto, 13 avril 2019 [consultable sur urlz.fr/hv7R] (notre traduction).
[11] Qui regroupe les mouvements Vie féminine Bruxelles, le CADTM, le Monde selon les femmes, la MMF et la Confédération des syndicats chrétiens (CSC).
[12] Leyla Dakhli, « Les femmes ont construit une présence dans les aspirations révolutionnaires du monde arabe », Le Monde, 27 février 2020.
[13] Amel Mahfoudh et Dorra Mahfoudh, « Mobilisations des femmes et mouvement féministe en Tunisie », Nouvelles questions féministes, vol. 33, no 2, 2014, p. 16, [consultable sur urlz.fr/hv8A].
[14] Verónica Gago et Luci Cavallero, « La dette est une guerre contre l’autonomie des femmes », art. cit.
[15] Xochitl Leyva Solano, « Mujeres que luchan, zapatismo y la grieta pospatriarcal anticapitalista », El Salto, 11 janvier 2019 (notre traduction) [consultable sur urlz. fr/hv85].
[16] Sandra Ezquerra, « Acumulación por desposesión, género y crisis en el estado español », Revista de Economía Crítica, no 14, 2012, p. 126 (notre traduction).
[17] Luci Cavallero et Verónica Gago, « Une grève féminise contre la dette », Acta.zone, 6 mars 2020 [consultable sur urlz.fr/hv9k].
[18] Marche mondiale des femmes, « 24 avril, journée d’Action mondiale et de solidarité féministe », CADTM, 23 avril 2019 [consultable sur urlz.fr/hv9m].
[19] « Nous voulons être vivantes, libres et désendettées ! », « Nous sommes contre la dette ! », « Ils nous doivent une vie ! », « Nous ne devons rien, nous ne payons rien ! »
[20] Verónica Gago, La puissance féministe, Paris, Divergences, 2021.
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