Belgique

Lettre à Koen Geens, Ministre des finances, au sujet du paiement de la dette tunisienne

20 janvier 2014 par CADTM Belgique , CNCD , 11.11.11




Monsieur le Ministre,

Le 14 novembre, la sénatrice Olga Zrihen vous a posé une question orale sur l’annulation de la dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
de la Tunisie [1], suite au colloque co-organisé sur cette question par le CADTM, le CNCD-11.11.11 et 11.11.11. Dans cette question, la sénatrice rappelait les engagements pris par la Belgique il y a plus de 2 ans, dont la résolution du Sénat de juillet 2011 [2], qui demande au gouvernement de suspendre le remboursement de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
tunisienne à l’égard de la Belgique le temps qu’un audit soit réalisé pour identifier et annuler la part odieuse de cette dette.

Le 14 novembre, vous répondiez à cette question par l’intermédiaire de M. Wathelet, secrétaire d’État à l’Environnement, à l’Énergie et la Mobilité, et aux Réformes institutionnelles. Nous tenons ici à apporter quelques éléments sur quatre points que vous mentionnez dans votre réponse.

Primo, vous affirmez que la notion de « dette odieuse » n’existe pas. Or, il existe bien une doctrine de droit international de la dette odieuse. Selon cette dernière, « si un pouvoir despotique contracte une dette non pas pour les besoins et dans les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, etc., cette dette est odieuse pour la population de l’État entier (…). Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation ; c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée, par conséquent elle tombe avec la chute de ce pouvoir [3] ». Cette doctrine datant de 1927 est d’ailleurs citée dans de nombreuses résolutions prises par le Sénat belge comme celle de juillet 2011 mentionnée plus haut mais aussi le Parlement européen. Ainsi, dans une résolution du 10 mai 2012, le Parlement européen « juge odieuse la dette publique extérieure des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient sachant qu’elle a été accumulée par les régimes dictatoriaux, par le biais principalement de l’enrichissement personnel des élites politiques et économiques et de l’achat d’armes, utilisées souvent contre leurs propres populations [4] ».

Secundo, vous affirmez que la suspension du remboursement des dettes ne peut se décider de manière unilatérale. Force est pourtant de constater que les cas de suspensions du paiement de la dette sont nombreux dans l’histoire. Entre 1946 et 2008, on dénombre 169 défauts de paiement ayant duré en moyenne trois ans. Le dernier exemple en date est celui de l’Équateur en 2008. Rappelons que le respect des droits humains prime sur le remboursement des dettes et que les États créanciers ont comme obligation Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de faire respecter les droits humains, comme le rappelle l’expert de l’ONU sur la dette. Citons également les principes directeurs relatifs à la dette et aux droits humains adoptés par le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU en juillet 2012 qui indiquent que « si le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. est excessif ou disproportionné et absorbe des ressources financières destinées à la réalisation des droits de l’homme, il devrait être ajusté ou modifié de manière à refléter la primauté de ces droits. Les allocations budgétaires des États débiteurs devraient consacrer la priorité des dépenses liées aux droits de l’homme ». [5]

Tertio, vous affirmez que les annulations de dettes ne peuvent se faire que dans le cadre du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
. Or, la Norvège a récemment montré qu’il était possible d’annuler des créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). de manière unilatérale et inconditionnelle. En 2006, la Norvège a, en effet, annulé sans condition ses créances illégitimes sur cinq pays en développement sans inscrire le montant des sommes annulées dans son aide publique au développement (APD APD On appelle aide publique au développement les dons ou les prêts consentis à des conditions financières privilégiées accordés par des organismes publics des pays industrialisés à des pays en développement. Il suffit donc qu’un prêt soit consenti à un taux inférieur à celui du marché pour qu’il soit considéré comme prêt concessionnel et donc comme une aide, même s’il est ensuite remboursé jusqu’au dernier centime par le pays bénéficiaire. Les prêts bilatéraux liés (qui obligent le pays bénéficiaire à acheter des produits ou des services au pays prêteur) et les annulations de dette font aussi partie de l’APD, ce qui est inadmissible. ). Enfin, l’accord de gouvernement de 2011 prévoit que le gouvernement « réalisera l’audit des dettes pour annuler en priorité celles qui ont été contractées au détriment des populations ».

Au vu de l’exemple norvégien et des engagements pris par la Belgique, le gouvernement a donc le droit mais aussi l’obligation d’annuler toutes les dettes odieuses comme celles contractées par le régime de Ben Ali. En attendant cette annulation, il est indispensable, compte tenu de la gravité de la crise en Tunisie, de suspendre le paiement de la dette tunisienne pendant la durée de réalisation de l’audit afin de donner la priorité aux besoins de la population, comme le demande la résolution du Sénat.

Quatro, vous affirmez que l’audit de la dette tunisienne est en cours et qu’il est actuellement réalisé par la Trésorerie. Pour des raisons de transparence et compte tenu de notre expertise sur la question de la dette, nous demandons à être associés à cette démarche.

Dans l’attente de votre réponse, veuillez recevoir l’expression de nos salutations distinguées.

Signatures :

Renaud Vivien
Co-Secrétaire général du CADTM Belgique
Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde
www.cadtm.org
GSM : +32 (0)/497 04 79 99
E-mail : renaud chez cadtm.org

Rabab Khairy
Chargée du plaidoyer sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord
CNCD-11.11.11
Rabab.Khairy chez cncd.be

Pol Vandevoort
Beleidsmedewerker Internationale Financiële Instellingen en schuldenlast
Pol.Vandevoort@11.be


Notes

[1Question orale du 14 novembre 2013, numéro 5-1160

[3Alexander Sack, 1927, « Les Effets des Transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières »

[5Le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU par sa résolution 20/10 du 18 juillet 2012 (cf. Paragraphe 23) A/HCR/20/23http://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/RegularSession/Session20/A.HRC.20.23.FRA.pdf)

Autres articles en français de CNCD (12)

0 | 10