Interview de José Luis Hernandez Ayala
8 juin 2010 par Olivier Bonfond
Olivier Bonfond (OB) : En octobre 2009, le gouvernement a décrété la fermeture de l’entreprise publique d’électricité Luz y Fuerza del Centro (LFC) et il tente depuis lors de détruire le Syndicat des travailleurs mexicains de l’électricité (SME). Comment est-ce possible ?
José Luis Hernandez Ayala (JLHA) : Effectivement, cela peut paraître incroyable, mais c’est bien ce qui s’est passé : le 10 octobre 2009, à 23h, après un match de football de la sélection mexicaine, des milliers de soldats et policiers fédéraux ont envahi furtivement, comme des délinquants, les installations de la compagnie nationale d’électricité qui alimente le centre du pays. Quelques heures plus tard, un décret présidentiel annonce la liquidation de l’entreprise, condamnant au chômage près de 44 000 travailleurs et laissant 22 000 retraités sans reconnaissance juridique.
OB : Pourquoi une attaque aussi violente ? N’était-il pas possible de s’y prendre autrement ?
JLHA : Bien sûr, il y avait beaucoup d’autres options. Mentionnons d’abord qu’il existait une Convention de Productivité dont les objectifs établis étaient atteint à plus de 90%. Mais même dans le cas où l’entreprise rencontre de graves problèmes techniques ou financiers, le gouvernement avait l’obligation
Obligations
Obligation
Part d’un emprunt émis par une société ou une collectivité publique. Le détenteur de l’obligation, l’obligataire, a droit à un intérêt et au remboursement du montant souscrit. L’obligation est souvent l’objet de négociations sur le marché secondaire.
de consulter d’abord le syndicat quant à la manière de les résoudre, plutôt que de piétiner nos droits humains et du travail les plus élémentaires.
Il faut savoir que ce n’est pas la première fois que le gouvernement essaye de libéraliser et privatiser le secteur de l’électricité. Historiquement, le secteur de l’électricité a toujours été un secteur bien organisé, avec un syndicat puissant et combatif qui a réussi à conquérir des droits sociaux importants et à protéger efficacement le secteur contre les attaques néolibérales. En 1999, grâce à des mobilisations massives et en utilisant tous les recours juridiques à notre portée, nous avons réussi à faire échouer une initiative de réforme constitutionnelle qui visait la privatisation du secteur électrique. Le 25 avril 2002, la Cour Suprême de Justice a dû reconnaître que ladite réforme violait l’article 27 paragraphe 6 de la Constitution qui stipule ce qui suit : « La génération, le transport, la transformation, la distribution et la fourniture d’énergie électrique est du ressort exclusif de la Nation, dans le cadre de la prestation d’un service public. A ce titre, la cession a des particuliers est exclue et la Nation utilisera les biens et les ressources naturelles requis à cette fin. » Peu après, le président Vicente Fox a essayé d’imposer une autre réforme visant la privatisation du secteur, mais celle-ci fut également contrée. La résistance de notre syndicat a obligé le gouvernement mexicain à réaliser une privatisation furtive dans un premier temps, et maintenant cette tentative de coup d’état que le gouvernement Calderón essaie de présenter comme un fait accompli.
OB : Luz y Fuerza était-elle une entreprise inefficace et corrompue ?
JLHA : Luz y Fuerza était une entreprise rentable. Les pertes annuelles supposées de 40 milliards de pesos s’expliquent par la condition perverse d’entreprise de distribution que plusieurs gouvernements lui ont assigné. On l’a en effet empêchée d’augmenter son parc de génération d’électricité et on l’a obligé à recouvrer son déficit en achetant le Kwh à prix élevé auprès de la Commission Fédérale d’Electricité (CFE, l’autre entreprise publique) et en le vendant à bas prix. En septembre 2008 par exemple, la CFE achetait le Kwh à 0,93 pesos, Luz y Fuerza (LFC) l’achetait à 1,5057 pesos et le Ministère des finances l’obligeait à le vendre aux industriels à 1,182. Contre toute logique, plus nous vendions, plus nous perdions. Le pendant du déficit de LFC était le bénéfice de la CFE et surtout des grands industriels !
La campagne médiatique perverse lancée par le gouvernement à notre encontre a laissé entendre que ce subside pour 40 milliards de pesos était destiné au paiement « des salaires et prestations excessifs des travailleurs », ce qui est totalement faux. En 2008, le total des salaires et prestations représentait 6,8 milliards de pesos, soit à peine 13,5% des recettes de l’entreprise qui se montaient à 50,79 milliards de pesos. Le salaire moyen de 35 865 travailleurs était de 235 pesos par jour en août 2009, alors que le salaire mensuel du président illégitime Felipe Calderón représentait 868 fois le salaire d’un travailleur de l’industrie électrique !
OB : Qui tire parti du coup contre LFC ?
JLHA : Ce coup n’a d’autre objectif que d’impulser un processus illégal et corrompu de privatisation de l’industrie électrique nationale et de ses réseaux de fibre optique pour les télécommunications. Illégal car la création de la figure de « Producteur indépendant d’énergie » (PIE) dans une loi secondaire (la Loi de service public d’énergie électrique -LSPEE-) contredit le paragraphe de la Constitution dont nous avons fait mention auparavant. Corrompu parce que des contrats d’opération qui octroient aux entreprises transnationales tous les avantages et aucun risque ont été établis. Celles-ci gagnent sur tous les terrains, notamment à travers des schémas d’investissements connus comme Pidiregas (Projets à impact différé dans le Registre des dépenses) dans lesquels l’Etat mexicain assume tous les risques liés à l’investissement et à la fourniture de combustible et paie des intérêts onéreux dans le cadre de contrats qui prévoient la vente de 100% de la capacité de production d’énergie.
Le pire est que l’on n’a jamais eu besoin de l’investissement privé pour satisfaire les besoins en énergie électrique au Mexique. En 2001, la CFE a atteint un pic de génération de 190.88 Twh, et de là elle a amorcé une descente continue jusqu’à parvenir en 2009 à 154.14 Twh. Pendant ce temps, la capacité de génération des PIE est passée de 1.2 Twh (0,62%) en 2001 à 76.5 Twh (33,19%) en 2009. Au cours de cette période, la demande a enregistré une croissance inférieure à 2,5% par an, très en dessous des perceptives de croissance de l’économie de 4,5% par an et de consommation électrique de 5,4% que ceux qui voulaient privatiser ont utilisé comme principal argument pour justifier l’investissement de capital privé.
Pour rencontrer les exigences des contrats d’achat d’énergie électrique vis-à-vis des PIE, la CFE a dû fermer ou diminuer les capacités de production de ses usines utilisant des combustibles moins chers, parmi lesquelles les centrales hydroélectriques. Cela signifie qu’avec le même parc de génération dont disposait la CFE il y a 10 ans, sans fermer d’usines ou diminuer leur capacité de production, et avec un minimum d’investissement, on pourrait satisfaire le niveau de consommation actuel. La conclusion est évidente : le pays n’avait pas besoin et n’a toujours pas besoin des usines privées de génération électrique.
OB : Quel est l’objectif derrière tout cela ? Serait-ce juste une question de profit ?
JLHA : Oui, le profit est l’élément clé de toute cette histoire. L’objectif à court terme de Calderón est de privatiser l’ensemble du secteur de l’énergie, c’est à dire de brader nos ressources stratégiques au profit d’investisseurs étrangers. L’intervention de la Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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dans la politique de privatisation des entreprises publiques au Mexique a été tout à fait évidente. Ces objectifs obéissent aux « recommandations » demandées pour bénéficier de prêts de la Banque mondiale et du FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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. L’Etat mexicain a cédé aux exigences de ces institutions, et c’est en fonction de celles-ci qu’il a restructuré tout son secteur énergétique.
Mais cette attaque violente s’inscrit plus largement dans le cadre d’une remise en cause de toutes les conquêtes sociales obtenues par la lutte du peuple mexicain. Aujourd’hui, le gouvernement Calderón veut appliquer une réforme du marché du travail qui vise à augmenter les bénéfices des patrons au prix d’une augmentation des sacrifices des travailleurs. Comment pense-t-il y arriver ? En diminuant le salaire des travailleurs, en prolongeant la journée de travail, en éliminant le droit à un emploi stable, à l’ancienneté, à la retraite, à l’organisation syndicale et au droit de grève. C’est-à-dire en ramenant la classe ouvrière à l’époque du porfiriato [1].
OB : J’imagine que les travailleurs de Luz y Fuerza del Centro et le peuple mexicain en général ne se laissent pas faire. Comment la résistance s’organise-elle ?
JLHA : C’est un point très compliqué. Depuis le coup d’Etat du 10 octobre, le Syndicat des travailleurs mexicains de l’électricité (SME) a réalisé, avec l’appui de plusieurs organisations sociales, syndicales et étudiantes, d’impressionnantes mobilisations sociales comme la grève citoyenne du 11 novembre, la mobilisation du 5 décembre et plus récemment du 16 mars. Cependant, toutes ces mobilisations ont été en deçà de ce qui est requis pour freiner le gouvernement et mettre fin au Coup d’Etat contre les électriciens ou les mineurs. La majorité des mouvements sociaux au Mexique ne compte pas pour l’instant de directions capables et disposées à se confronter au gouvernement et à la classe capitaliste. Le SME apporte sa force et sa disposition pour entamer cette lutte mais ne peut se substituer au gros de la classe ouvrière. Beaucoup de groupes de la gauche radicale clament « occupons les installations de LFC », mais celles-ci sont gardées par les militaires ; les reprendre nécessiterait un mouvement de centaines de milliers de travailleurs hautement organisés, disciplinés et prêts à tout, alors que le total des militants de tous ces groupes n’atteint pas 500 militants.
Néanmoins, il existe un large mécontentement contre le gouvernement tant pour son incapacité à faire face à la crise que pour la guerre déclenchée contre le narcotrafic, et notre résistance est devenue le catalyseur de ce mécontentement. Si cette situation perdure, nous serons alors davantage en mesure d’avancer vers la construction d’un large mouvement, contre le gouvernement et en défense des intérêts des travailleurs.
OB : Quel est l’objectif de la grève de la faim qui a commencé le 25 avril ?
JLHA : La Cour Suprême de Justice a exercé sa faculté de recevoir toutes les demandes et recours émis par le SME contre le décret inconstitutionnel de fermeture de LFC et pour l’application, dans ce cas, de la figure juridique de « patron de substitution ». Or nous savons qu’au Mexique la Cour Suprême est subordonnée au pouvoir exécutif, et il est rare qu’elle statue en veillant au respect strict du droit, sauf s’il y a une grande mobilisation sociale. C’est le rôle de la grève de la faim : faire pression sur les magistrats pour qu’ils résolvent ce cas le plus rapidement possible sans céder aux pressions du gouvernement de Calderón.
A la date du 11 mai, 93 camarades étaient en grève de la faim, et d’autres viendront probablement grossir les rangs dans les jours qui viennent. Le lieu de la grève de la faim est le Zócalo, la principale place du pays, juste à côté du bâtiment de la Cour Suprême. Des centaines de travailleurs et de citoyens viennent témoigner de leur appui et de leur solidarité. D’un côté de la place on trouve un groupe important de paysans en grève de la faim pour leurs propres revendications, et d’autres corps de métiers ont émis l’intention de se joindre au mouvement de grève de la faim.
Nous avons également besoin d’un large appui international. Des déclarations d’organisations syndicales en appui à notre lutte, des messages aux autorités mexicaines, des piquets devant les ambassades peuvent être des actions
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
très utiles. Nous verrons un exemple de cette solidarité lors du prochain Sommet des Peuples Enlazando Alternativas [2] (du 14 au 18 mai à Madrid) où se tiendra le Tribunal permanent des Peuples qui se prononcera sur le rôle des multinationales espagnoles dans le processus de privatisation de l’industrie électrique au Mexique.
OB : La situation paraît donc très difficile …
JLHA : Effectivement, la situation est très difficile. Nous avons lutté intensément pendant 7 mois sans percevoir de salaires et au milieu d’une offensive médiatique sans précédent. Le gouvernement maintient sa volonté de nous détruire en échange d’une indemnité de liquidation ridicule et de petits « arrangements ». Mais tant que nous aurons des forces, nous continuons la lutte ! Comme nous l’avons dit : c’est eux ou nous !
José Luis Hernandez Ayala est membre du Syndicat des travailleurs mexicains de l’électricité (SME).
[1] En référence à Porfirio Diaz, président du Mexique de 1876 à 1910 avec seulement une interruption de 4 ans. Pendant ses présidences, il a ouvert le Mexique aux capitaux étrangers dans un contexte autoritaire où les fruits de la croissance étaient confisqués par une minorité tandis que la majorité n’en profitait pas.
est économiste et conseiller au CEPAG (Centre d’Éducation populaire André Genot). Militant altermondialiste, membre du CADTM, de la plateforme d’audit citoyen de la dette en Belgique (ACiDe) et de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
Il est l’auteur du livre Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité (Aden, 2012) et Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde (Le Cerisier, fev 2017).
Il est également coordinateur du site Bonnes nouvelles
31 août, par Olivier Bonfond
Cycle de formation du CADTM
La dette publique belge avec Olivier Bonfond30 mai, par Olivier Bonfond
3 avril, par Eric Toussaint , Collectif , Olivier Bonfond , Christine Pagnoulle , Paul Jorion , Jean-François Tamellini , Zoé Rongé , Économistes FGTB , Nadine Gouzée
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