Non, Macron n’a jamais eu l’intention d’annuler la dette africaine

23 avril 2020 par Pauline Imbach


(CC - flickr - Grégoire Lannoy)

Si on ne connaissait pas la chanson on serait tenté de croire que la question de la dette africaine va enfin être prise à bras le corps. Emmanuel Macron va agiter sa baguette magique et annuler, une bonne fois pour toutes, les dettes du continent. Mais comme dans les mauvais tours de magie, les ficelles utilisées sont grossières et le charme du spectacle fait pschitt ! Derrière les annonces d’annulation se dessine en réalité un plan qui va aggraver la situation pour l’ensemble des pays africains.



Depuis 2011, la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
extérieure publique de l’Afrique a plus que doublé et atteint aujourd’hui 500 milliards de dollars. Son service [1] a suivi la même tendance et représente plus d’un quart des recettes de certains États (42 % pour l’Angola). En moyenne, ce sont 13 % des revenus des pays africains qui y sont consacrés et la situation va empirer, en particulier en Afrique subsaharienne où la croissance « devrait se rétracter fortement entre 2019 et 2020, passant de 2,4 % à -5,1 %, plongeant la région dans sa première récession Récession Croissance négative de l’activité économique dans un pays ou une branche pendant au moins deux trimestres consécutifs. depuis plus de 25 ans » [2].

L’Afrique connaît une chute drastique des cours de ses matières premières alors qu’elle est largement dépendante des revenus qu’elle tire de ses exportations, notamment pour obtenir des devises étrangères indispensables au remboursement de sa dette extérieure. La Zambie, deuxième producteur de cuivre en Afrique, a par exemple besoin de restructurer sa dette publique extérieure à hauteur d’1 milliards de dollars pour éviter la banqueroute, alors que depuis janvier 2020 le cours du cuivre a chuté de 24 % [3] et que le pays est tributaire à 75 % de l’exportation de ses produits miniers.

La baisse des revenus des pays africains est encore renforcée par la crise mondiale qui engendre le rapatriement des capitaux financiers vers le Nord

La baisse des revenus des pays africains est encore renforcée par la crise mondiale qui engendre le rapatriement des capitaux financiers vers le Nord [4] : Les grandes entreprises et des fonds d’investissement Fonds d’investissement Les fonds d’investissement (private equity) ont pour objectif d’investir dans des sociétés qu’ils ont sélectionnées selon certains critères. Ils sont le plus souvent spécialisés suivant l’objectif de leur intervention : fonds de capital-risque, fonds de capital développement, fonds de LBO (voir infra) qui correspondent à des stades différents de maturité de l’entreprise. ramènent leurs capitaux dans leur maison mère et les insèrent dans des schémas d’optimisation fiscale. S’ajoute à cela une chute des sommes envoyées par les migrants dans leur pays d’origine compte tenu de la diminution, voire de la disparition, de leurs revenus suite à l’arrêt d’une grande partie des activités économiques et du confinement au Nord. Selon la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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, l’envoi des migrants pour l’ensemble des pays du Sud représentait 494 milliards d’euros en 2019, soit plus du triple de l’aide publique au développement, alors que plus de 700 millions de personnes au Sud sont directement tributaires de ces revenus [5].

Les pays dépendant des secteurs touristiques et/ou de la présence massive du personnel des ONG voient également une grande partie de leurs revenus disparaître, quand d’autres ont déjà été largement touchés par les guerres et les récentes attaques terroristes (comme le Burkina-Faso ou le Mali).

La situation actuelle semble sans appel : un grand nombre de pays du continent est au bord d’un défaut de paiement. En septembre 2019, le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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rappelait que le Congo-Brazzaville, la Gambie, le Mozambique, la Somalie, le Soudan, le Sud Soudan et le Zimbabwe étaient en situation de défaut de paiement, tandis que 11 autres pays étaient en position de l’être [6].

En y regardant de plus près, cet accord, qui donnerait « des marges de manœuvre pour rapidement répondre à la crise » n’est rien d’autre qu’un coup de com’ absolument abject

Quand le 13 avril dernier Emmanuel Macron prononce le mot « annulation » au milieu d’un discours fleuve sur l’épidémie de Covid-19, la dette africaine redevient un sujet. Trois jours plus tard, le G20 G20 Le G20 est une structure informelle créée par le G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni) à la fin des années 1990 et réactivée par lui en 2008 en pleine crise financière dans le Nord. Les membres du G20 sont : Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine, Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique, Royaume-Uni, Russie, Turquie, Union européenne (représentée par le pays assurant la présidence de l’UE et la Banque Centrale européenne ; la Commission européenne assiste également aux réunions). L’Espagne est devenue invitée permanente. Des institutions internationales sont également invitées aux réunions : le Fonds monétaire international, la Banque mondiale. Le Conseil de stabilité financière, la BRI et l’OCDE assistent aussi aux réunions. annonce sans surprise non pas une annulation de la dette mais une suspension partielle de son service… Et en y regardant de plus près, cet accord, qui donnerait « des marges de manœuvre pour rapidement répondre à la crise » [7] n’est rien d’autre qu’un coup de com’ absolument abject.

Il s’agit en réalité d’un report, octroyé sur une partie de la dette des 77 pays classés parmi les plus pauvres et au cas par cas, de 8 mois de service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. dus entre le 1er mai et le 31 décembre 2020. Pour en bénéficier les pays doivent être en ordre de paiement à l’égard du FMI et de la Banque mondiale, sous-entendu, ils doivent être considérés par les créanciers comme de bons élèves. Ce report ne concerne que la dette bilatérale (à l’égard des États) soit 12 milliards de dollars sur les 32 milliards prévus pour 2020 [8]. Dans le même temps, les pays vont continuer à rembourser les créanciers privés (dont les grandes banques) qui détiennent 8 milliards de créances Créances Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur). , et dont l’effort se fera sur base du volontariat (c’est beau !) et les créanciers multilatéraux (12 milliards de dollars pour la Banque mondiale). Enfin, le remboursement prévu en 2020 pourra être reporté jusqu’à 2022 et échelonné sur trois ans, entraînant... un léger surcoût des futurs remboursements ! En 2022, 2023 et 2024, les pays devront rembourser le service de la dette de l’année en cours plus celui de l’année 2020 étalée sur les 3 ans. In fine, « les paiements de dettes ainsi reportés seront majorés de 12,3 milliards de dollars, passant de 23 milliards à 35,3 milliards ! » [9] Ce qui pousse sans doute Bruno Le Maire à qualifier cette initiative d’« avancée majeure » [10]...

L’annulation pure et simple, sans condition, de la dette est économiquement tout à fait possible mais il n’y a aucune volonté politique pour aller dans ce sens

Rappelons tout de même que le montant global de la dette des pays éligibles à l’initiative du G20 est estimé à un peu plus de 750 milliards de dollars, soit 1 % du PIB PIB
Produit intérieur brut
Le PIB traduit la richesse totale produite sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées.
Le Produit intérieur brut est un agrégat économique qui mesure la production totale sur un territoire donné, estimée par la somme des valeurs ajoutées. Cette mesure est notoirement incomplète ; elle ne tient pas compte, par exemple, de toutes les activités qui ne font pas l’objet d’un échange marchand. On appelle croissance économique la variation du PIB d’une période à l’autre.
du G20 de 2019 (78 286 milliards dollars) [11], moins que le plan d’aides adopté par le parlement allemand (1100 milliards d’euros) ou que celui des États-Unis (2000 milliards de dollars) pour faire face à la crise du Covid-19 dans leur pays… une goutte d’eau dans l’océan de la finance ! L’annulation pure et simple, sans condition, de la dette est économiquement tout à fait possible mais il n’y a aucune volonté politique pour aller dans ce sens. L’enjeu des négociations de ces derniers jours n’a rien à voir avec des préoccupations humanistes, l’épidémie est une toile de fond dont les créanciers tirent parti pour mettre en place une gestion de la crise de la dette des pays du Sud à leur avantage, notamment à travers une reprise en main de la question par les créanciers historiques.

Depuis 2005, la structure de la dette extérieure africaine a en effet largement évolué. Les pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». (Chine, Inde, Koweït ou Arabie Saoudite) sont devenus des bailleurs essentiels ; la Chine détient ainsi à elle seule 40 % de la dette africaine dont 20 % de la dette publique pour un montant de 145 milliards de dollars. Avec la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII), elle est devenue un acteur incontournable du financement des grands projets, supplantant la Banque mondiale sur ce marché.

Enfin, les marchés financiers Marchés financiers
Marché financier
Marché des capitaux à long terme. Il comprend un marché primaire, celui des émissions et un marché secondaire, celui de la revente. À côté des marchés réglementés, on trouve les marchés de gré à gré qui ne sont pas tenus de satisfaire à des conditions minimales.
ont acquis une part importante des titres de la dette Titres de la dette Les titres de la dette publique sont des emprunts qu’un État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminée (pouvant aller de 3 mois à 30 ans).
Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique.
souveraine (eurobonds). Les créanciers privés détiennent aujourd’hui près de 40 % de la dette extérieure publique africaine. En 2018, ils percevaient 55 % des paiements d’intérêts extérieurs, alors que les créanciers traditionnels comme les pays membres du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
, dont la France assure actuellement le secrétariat général, n’en représentent plus que 28 %, contre 17 % pour les institutions financières internationales, Banque mondiale et FMI en tête [12]. Ainsi, quand l’Afrique rembourse sa dette publique extérieure plus de la moitié des fonds est destinée aux créanciers privés et il n’est pas question pour eux d’envisager un défaut de paiement.

Les créanciers peuvent dormir tranquilles, avec ces nouveaux mécanismes leurs créances seront honorées et le cercle vicieux de la dette est conforté, car les fonds « mis à disposition » ne sont pas des dons

Et le risque est tel, que même la Chine, qui a toujours fait cavalier seul, a accepté de discuter avec le Club de Paris et le G20 qui ont su saisir l’opportunité pour réaffirmer leur influence et tenter une nouvelle distribution des cartes. Les grands gagnants de cette rencontre élargie sont donc les créanciers, et en particuliers les créanciers privés. Comme lors de la crise financière de 2007, où les banques avaient été sauvées par l’injection massive d’argent public, le G20 vient d’envoyer un signal fort au marché de capitaux et aux créanciers en offrant des garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). à hauteur de 1000 milliards de dollars. « La France félicite le FMI, la Banque mondiale et les banques multilatérales de développement pour leur mobilisation rapide dans la crise. (…) Le FMI est prêt à mobiliser 1000 milliards de dollars (...) La Banque mondiale et les banques régionales de développement ont déjà mis à disposition plus de 200 milliards de dollars (…) La France a encouragé les institutions financières internationales à aller plus loin encore dans leur réponse, par la mise en place de nouveaux outils. Les ministres des Finances du G20 ont pris une décision majeure aujourd’hui en encourageant le FMI à introduire des lignes de liquidité Liquidité
Liquidités
Capitaux dont une économie ou une entreprise peut disposer à un instant T. Un manque de liquidités peut conduire une entreprise à la liquidation et une économie à la récession.
de court terme pour accompagner les pays qui rencontrent des difficultés de liquidité temporaires »
 [13].

Ainsi, les créanciers peuvent dormir tranquilles, avec ces nouveaux mécanismes leurs créances seront honorées et le cercle vicieux de la dette est conforté, car les fonds « mis à disposition » ne sont pas des dons… Ce sont de nouvelles dettes qu’il faudra toujours et encore rembourser ! Les décisions économiques qui viennent d’être prises constituent un nouveau piège pour le continent africain, les pays les plus pauvres et, plus largement, pour l’ensemble de l’humanité. Car la crise sanitaire a permis de démontrer clairement que nous sommes tous sur le même bateau. De nombreuses études mettent en corrélation les causes profondes de la pandémie de Covid-19 au système de surexploitation des sols et des ressources à l’échelle internationale. Le mécanisme de la dette est fondé sur un système extractiviste et productiviste sans limite, sans la surexploitation des ressources la dette ne peut exister [14]. Il faut donc changer radicalement de paradigme : annuler les dettes publiques, il en va de la survie de tous.


Notes

[1Service de la dette : somme des intérêts et de l’amortissement du capital emprunté.

[2Africa’s Pulse, rapport semestriel de la Banque mondiale, 9/04/2020

[3Laurence Girard, « Le cuivre est laminé par le coronavirus », Le Monde, 21 mars 2020

[4Éric Toussaint, « Suspendre immédiatement le paiement de la dette pour sauver des vies », Le Soir, 09/04/2020

[5Julien Bouissou « La diaspora est devenue le bailleur de fonds le plus fiable » : l’indispensable argent des migrants, Le Monde, 15/12/2019

[6Milan Rivié, « Nouvelle crise de la dette au Sud », CADTM, 12/08/2019. Liste des onze pays africains à haut risque de surendettement : Burundi, Cameroun, Cap vert, Djibouti, Éthiopie, Ghana, Mauritanie, RCA, Sierra Leone, Tchad et Zambie. Liste complète au 11/2019 : https://www.imf.org/external/Pubs/ft/dsa/DSAlist.pdf

[8Renaud Vivien, Antonio Gambini, Milan Rivié, « La fausse annulation de dettes africaines annoncée par le président Macron », Carte blanche, Le Soir, 16 avril 2020

[9Ibid.

[10Julien Buissou, Le G20 suspend le remboursement de la dette des pays pauvres, sans l’annuler, Le Monde, 16 avril 2020

[11Idriss Linge, « Moratoire sur le service de la dette accordé par le G20 : un peu d’aide et beaucoup de com’ », Ecofin, 19 avril 2020 https://www.agenceecofin.com

[13CP Réaction de Bruno Le Maire suite à la réunion virtuelle du G20finances, 15/04/2020 https://www.economie.gouv.fr/reunion-virtuelle-g20-finances

[14Sur ce sujet : Nicolas Sersiron, « Pourquoi l’annulation massive des dettes africaines n’aura pas lieu », CADTM, 22 avril 2020

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