Le 21 février 1965, Malcolm X, activiste et défenseur des Droits Humains se fait assassiner lors d’un discours à Harlem. C’était il y a 55 ans. Pourtant, certains de ses discours résonnent encore étrangement 55ans plus tard, à l’occasion de l’African Digital Story le 21 février 2020 au Musée de Tervuren.
Dans son Message au Peuple de 1963 Malcolm X dépeint le portrait de deux types d’esclaves sous l’Amérique esclavagiste du XVIIIe siècle : « Du temps de l’esclavage, il existait deux sortes d’esclaves, deux sortes de Nègres. Il y avait le Nègre de maison et le Nègre des champs. Le Nègre de maison faisait toujours attention à son maître. Quand les Nègres des champs dépassaient un peu trop les bornes, il les retenait et les renvoyait à la plantation. Le Nègre de maison pouvait se permettre d’agir de la sorte parce qu’il vivait mieux que le Nègre des champs, il mangeait mieux, il s’habillait mieux et il vivait dans une plus belle maison. Il vivait dans la maison de son maître, dans le grenier ou la cave, il mangeait la même nourriture que son maître, il portait les mêmes habits que lui et il pouvait parler comme son maître, d’une diction parfaite. Il aimait son maître bien plus que son maître ne s’aimait lui-même. C’est pour ça qu’il ne voulait pas que son maître souffre. Si le maître tombait malade, le Nègre de maison disait : « Quel est le problème maître, sommes-nous malades ? Sommes-nous malades !? » Il s’identifiait à son maître plus que son maître ne s’identifiait à lui-même. Si la maison du maître prenait feu, le Nègre de maison luttait plus fort que son maître pour éteindre l’incendie. Il était prêt à donner sa vie plus rapidement que le maître ne le serait pour sauver sa maison. »
L’idée d’une Afrique sauvage et vierge de toute possibilité semble avoir fait son chemin dans la diaspora. Ainsi, à l’occasion de l’African Digital Story, tout le monde s’était bien apprêté et empressé de venir au Musée de Tervuren. S’adressant ouvertement aux membres de la diaspora en Belgique, cet événement est l’aboutissement d’une tournée réalisée dans plusieurs pays Africains auprès d’entrepreneurs du numérique, en vue de collecter leurs témoignages et de mettre en avant les nouvelles opportunités qui voient le jour dans le secteur du numérique en Afrique. Quelques entrepreneurs africains, mais aussi de nombreux représentants politiques sont présents : le conseiller en charge du numérique Dominique Miguicha, la conseillère spéciale en charge de la jeunesse du genre et des violences sexuelles faites aux femmes Yula Mulop, la porte-parole adjointe du chef d’état Tina Salama … Tous se sont donc envolés pour Bruxelles, avec en tête la mission de convaincre cette diaspora d’investir en Afrique dans le secteur du numérique, voir même de tenter le « grand retour ». Sans tourner plus longtemps autour du pot, le message de cet événement était : « Admirez et constatez le travail de ces entrepreneurs courageux qui innovent et inventent tous les jours afin de moderniser votre pays pour que puissiez revenir y fonder une entreprise dans le secteur du numérique. Ils l’ont fait : pourquoi pas vous ? ». Une manière d’attirer les porte-feuilles bien garni des membres de la diaspora. Si seulement cette manne financière était utilisée à bonne escient … C’est ici que le paradoxe du nègre de maison prend tout son sens : en investissant dans le secteur du numérique qui repose largement sur l’extraction des minerais dont regorge le sol africain, cette diaspora africaine ne va-t-elle pas contribuer à alimenter l’exploitation de la population locale, comme les nègres de maison entretiennent le travail forcé des nègres des champs, pour le bénéfice des blancs ?
En tout cas, les entrepreneurs de la diaspora étaient nombreux et semblaient enchantés d’être présents pour construire « ensemble le futur de l’Afrique » dans un lieu pourtant largement controversé. Encore aujourd’hui, le Musée de Tervuren demeure la deuxième plus grosse réserve du monde d’« art africain ». Arpenter des jours entiers les dédales de ce musée ne vous fera découvrir que 10% de leurs réserves totales. Quel meilleur endroit pour célébrer l’Afrique que celui où le dépeçage du Congo est exposé ? Ce n’est pourtant pas l’avis de Jean-Claude Eale, CEO du groupe CMCT TCG, plus grande agence de marketing et de communication en RDC. Dans une vidéo diffusée sur le grand écran de la salle du Musée de Tervuren, ce dernier exprime son bonheur de se trouver dans « ce magnifique cadre du Musée de Tervuren » où il entrevoit « l’espoir et l’avenir car il n’y avait pas mieux en termes belges pour une introspection via une rétrospective pour une prospective ambitieuse ». Un discours mielleux qui grince aux oreilles de plusieurs personnes dans la salle comme cette jeune femme, qui s’intéresse aux restitutions et qui s’indigne : « C’est choquant, pourtant tout le monde sait que ce musée est une atteinte à la mémoire des afro-descendants ! »
Après ces quelques envolées lyriques, Jean-Claude Eale [1] nous présente les différents projets exposés lors de cette journée African Digital Story. Au menu : Ali Baba version Congolaise, réseau social entrepreneurial et autres hubs numériques font partie des réjouissances. Mais le plus inquiétant, arrive quand Jean-Claude Eale annonce que « la RDC est la terre des minerais » et nous introduit African Mining Lab et son Mining Challenge avec comme honorable partenaire la Gécamines. Un détail qui n’est pas neutre pour comprendre le véritable enjeu de cet événement sur le développement du numérique en Afrique : derrière le visage de la modernité et du développement économique, se cache la meilleure des justifications à la poursuite de l’extractivisme Extractivisme Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique. .
La diaspora, à majorité congolaise, est donc venue se construire un avenir congolais directement à Bruxelles. Alors que le Congo est en guerre depuis plus de 20 ans pour des enjeux géopolitiques intimement liés aux nombreux minerais stratégiques que contient son sol. Des minerais nécessaires à toute l’effervescence numérique dans laquelle baignent ces investisseurs. L’essor des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication ) explique, selon Apoli Bertrand Kameni, « le déclenchement, la fréquence et la poursuite des conflits politiques et armés en Afrique » [2] ces trente dernières années. L’extraction de tantale, de germanium, de cobalt en République démocratique du Congo, ne sont pas pour rien dans les conflits qui rythment l’ancienne colonie belge. Alors pendant que femmes et enfants extraient les précieux « minerais du sang », continuons donc à nous draper dans notre condescendance européenne et notre égoïsme consumériste.
Le Congo représente 60% à 80% des réserves mondiales connues de tantale. C’est ce dernier, qui une fois raffiné deviendra le coltan, appelé aussi « minerai du sang » ou « or gris ». Ce dernier, très résistant aux fortes chaleurs et à la corrosion est indispensable pour nos ordinateurs et autres smartphones. Mais aussi pour les voitures/trottinettes/bus électriques, les avions, les fusées et les missiles.
Récemment, une plainte a été déposée à Washington sous l’impulsion de l’International Right Avocates (IRA) suite au décès de 14 enfants dans un effondrement minier au Congo. Sont visées Microsoft, Apple, Google, Dell et Tesla. Cette liste demeure non exhaustive dans la mesure où d’autres sociétés comme Sony, Samsung, Motorola, Nokia ou Bayer, profitent de cette horrible situation. C’est même le cas de la plupart des entreprises présentes au sein de Digital Europe, le lobby
Lobby
Lobbies
Un lobby est une structure organisée pour représenter et défendre les intérêts d’un groupe donné en exerçant des pressions ou influences sur des personnes ou institutions détentrices de pouvoir. Le lobbying consiste ainsi en des interventions destinées à influencer directement ou indirectement l’élaboration, l’application ou l’interprétation de mesures législatives, normes, règlements et plus généralement, toute intervention ou décision des pouvoirs publics. Ainsi, le rôle d’un lobby est d’infléchir une norme, d’en créer une nouvelle ou de supprimer des dispositions existantes.
du numérique qui fournit ses recommandations à la Commission Européenne, reprises en cœur par cette dernière comme le démontre Bruno Poncelet dans ses études sur le numérique [3].
Selon les estimations des associations, pas moins de 10 millions d’esclaves hommes, femmes et enfants travaillent dans des conditions inhumaines pour, tout au plus, 2 dollars par jour. Cette guerre de 2 décennies qui ravage l’est du Congo n’est qu’une conséquence de cette extraction continue et condamnable. Si seulement les richesses de ce sol s’arrêtaient au tantale... Mais ce n’est pas moins de 24.000 milliards de dollars d’or, de tantalite, d’étain et de tungstène qui offrent cette région sur un plateau d’argent à toutes les multinationales du numérique. Le Rwanda, pays voisin du Congo, exporte mondialement 13% du tantale sur le marché mondial, sans en avoir sur son sol.
Pour tenter de juguler cette guerre issue de l’extractivisme occidental et suite à un lobbysme militant, la présidence Obama, à l’époque, avait fait passer la Loi Dodd Franck forçant les entreprises à n’acheter que des minerais « propres », c’est-à-dire ne provenant pas des mines tombées sous le contrôle de milices. Mais la problématique est plus complexe. En effet, les mines aux mains des mercenaires ne représentent que 8% du secteur minier. Loin d’améliorer le niveau de vie et la sécurité des Congolais∙e∙s, la loi a effrayé les investisseurs étrangers. Le système de certification chronophage et complexe n’a permis d’accréditer que 11 mines sur les 900 en activité dans le Nord-Kivu. Le gouvernement américain annonce lui-même en 2014 qu’il n’est « pas en capacité de savoir » quelles multinationales finançaient au sein même du Congo les milices contrôlant certaines mines.
Or par un surprenant concours de circonstances, la liste des principaux partenaires d’African Digital Story regroupe : Texaf, Facebook, Deloitte, Publicis, Vivatechnology, Emerging Valley, Bantu Hub, Sayna, Ecole 241, Flash, Schoolap… Les grandes multinationales n’ont décidément pas honte. Deloitte, pour ne citer qu’eux, est l’un des plus grands cabinets d’audit et de conseil du monde. Champions de l’évasion fiscale (l’un des 4 plus grands fisco-trafiquants au monde), leurs scandales financiers à répétition illustrent à l’envi l’appétit financier sans limite aucune de ces entreprises. Leurs manigances ont pourtant été décrites par de nombreux médias et associations, y compris POUR et le CADTM (Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes) : « Le cabinet Deloitte essaie de convaincre les investisseurs d’utiliser ses services, en leur faisant miroiter les multiples avantages fiscaux d’une domiciliation à l’île Maurice afin d’échapper au fisc pour leurs projets sur le continent africain, privant chaque année les États les plus pauvres de la planète de centaines de milliards de dollars de revenus. » Comment une entreprise, condamnée à tellement de reprises qu’il serait fastidieux d’en dresser la liste, comment cette société peut-elle se retrouver invitée à parler d’investissements en Afrique pour en « construire le futur » ? Deloitte fait partie de ces compagnies, responsables du véritable apartheid économique qui n’a de cesse de se consolider entre les ultra-riches et les plus défavorisées. Cette société fait partie intrinsèquement du processus néolibéral destructeur duquel on se doit de sortir. C’est une aberration d’appeler les responsables de nos maux pour venir les soigner. Comme disait Einstein, « On ne résout pas un problème avec les modes de pensées qui l’ont engendré. » On pourrait ajouter, pour ce qui nous préoccupe, que la libération du joug de l’asservissement ne viendra pas de ceux qui l’exercent et le perpétuent avec toujours plus de sophistication.
La situation est donc quasiment inextricable pour des Congolais.e.s qui doivent choisir entre le chômage ou l’esclavage dans la plus grande indifférence des gouvernements et des multinationales qui les instrumentalisent pour blanchir leur réputation tandis que les ONG, soucieuses de les aider sans spécialement analyser la totalité des problématiques, finissent par les enliser encore plus dans un marasme systémique.
Alors en ce vendredi 21 février, 55 ans après la dichotomie proposée par Malcolm X entre une diaspora assujettie aux paradigmes capitalistes et une population asservie à ses besoins toujours grandissant, le ciel s’assombrit. Quand, tout heureux, ces entrepreneurs de la diaspora scandent « Ensemble, faisons évoluer l’Afrique », « Together, let’s write the future », « Future is now », j’ai peur pour l’avenir du Congo quand j’entends ces maximes néolibérales. Comme une boucle qui se boucle. Comme un syndrome de Stockholm. Quelle Afrique désirent-ils construire ? Probablement pas la plus bénéfique pour la majorité de la population. Sûrement pas celle dont Malcolm X aurait rêvé…
[1] EALE Jean-Claude, African digital Story Hier et aujourd’hui pour demain, 21 février 2020, disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=k8BrD7laEag
[2] BEDNIK Anna, Extractivisme, Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, ed : Le passager clandestin, 2016.
[3] PONCELET Bruno, La révolution numérique : créatrice ou destructrice d’inégalités ?, CEPAG 2017
19 novembre 2020, par Cyril Wintjens
20 octobre 2020, par Cyril Wintjens
2 juillet 2020, par Scandola Branquet , Cyril Wintjens