Nicaragua

Pardonnez ma question, mais... nous voyons-nous dans le même miroir ?

4 juin 2004 par Carlos Powell




Que se passe-t-il dans un pays quand, simplement, on ne peut plus répondre à la question : Qu’est-ce qui fonctionne bien ? Quand tous les indicateurs sont dramatiques ? Quand les dirigeants admettent publiquement que leur marge de manœuvre est très réduite, voire inexistante, face au pouvoir économique transnational ? Quand malgré les humiliations que suppose un traité commercial, comme ceux de « libre » échange avec les Etats-Unis, les autorités n’ont d’autre alternative que de le signer, plus par crainte des représailles que par adhésion à ce qui est proposé ? Quand ...

Peut-être que des citoyens d’autres pays, en particulier ceux du sud de la planète, se voient reflétés dans ce miroir. Le Nicaragua donne l’impression d’aller comme un bateau à la dérive, et l’on sent presque les nausées du mal de mer. Dans son malheur prolongé, la folle embarcation traverse des zones où la tempête se calme et aussitôt l’on prétend que « les choses vont mieux ». Les dirigeants profitent de ces accalmies passagères et annoncent que « nous sommes dans la bonne direction ». Et pourtant, quelques instants plus tard, nous entrons dans une nouvelle zone de turbulences et la structure du bateau, déjà extrêmement fragile et difficile à gouverner, est secouée jusqu’à la limite même du naufrage. On pourrait se demander pourquoi il n’y a pas de mutinerie à bord. Mais bien sûr, rapidement apparaissent les canots de sauvetage du FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

Cliquez pour plus de détails.
, avec de nouveaux prêts. Nous réalisons alors que l’idée centrale est d’empêcher le naufrage, et seulement de nous maintenir à flots. Mais en aucun cas de nous permettre de naviguer à notre aise et d’arriver à bon port. Cela fait déjà plus de 500 ans que le navire tourne en rond. Le seul changement dans le panorama est la gueule des pirates. Et leur nationalité.

A chacune des violentes secousses, des passagers tombent à la mer. Ce sont les morts de faim « structuraux », que les rapports classent parmi les « problèmes collatéraux des ajustements » : ils seront résolus par les éternels programmes de « lutte contre la pauvreté ». Ces programmes, aujourd’hui néo-libéraux, affirment que l’entreprise privée sera le moteur qui nous sortira de la tempête. Alors on privatise tout. On allègue aussi que la corruption a été le syndrome du gigantisme étatique, et pourtant, nous assistons chaque jour à une danse scabreuse de la corruption internationale, privée et publique, qui implique des présidents et des hauts fonctionnaires néo-libéraux très démocratiques.

Mais la corruption n’est pas un mal exclusivement politique, elle apparaît dans les strates et les secteurs les plus variés. La phrase de ce tango s’accomplit à la lettre, fatidique : « Qui ne pleure pas, ne tête pas et qui ne fauche pas est un imbécile ». Comparer notre action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
sociale à un bébé est cruel (pour l’un comme pour l’autre), si nous nous prenons pour des adultes. Et que dire du voleur... la culture de la « vivacité créole » admet que l’homme vif a raison de voler l’imbécile, parce que c’est un imbécile. Pourquoi est-il imbécile ? Parce qu’il ne vole pas. Dès lors, personne ne peut faire confiance à personne. Et encore moins des citoyens à leurs dirigeants. Autrement dit, notre problème n’est pas seulement de naviguer dans une mer infestée de pirates très bien armés, mais aussi d’être à la merci d’un équipage qui a l’âme verte, de la couleur du dollar. Je pense parfois que ce qu’on appelle la « dollarisation Dollarisation Substitution du dollar à la monnaie nationale, laquelle, à la différence d’un régime d’arrimage, disparaît totalement. La dollarisation est l’ultime stade de la disparition de l’autonomie monétaire.  » de l’économie est aussi la dollarisation de la société dans son ensemble, c’est-à-dire une métastase verte qui ronge notre âme.

Le gouvernement est à la dérive, comme l’économie, la vie politique et parlementaire, les partis, la laïcité des institutions, le système juridique, le système électoral, le système de santé publique -hôpitaux, accès au soins-, la protection sociale, le commerce, la fiscalisation par l’impôt, l’éducation, la diplomatie, la police, le système bancaire, la vie culturelle et sportive, le respect des différences de genre, la protection de l’environnement...paradoxalement, au Nicaragua, l’armée est peut-être en ce moment l’une des institutions les plus solides, l’une des moins sujette aux désordres, alors même qu’il y a peu elle a dû accepter de réduire une partie de son arsenal défensif anti-aérien, les missiles portatifs SAM7, sous la pression des Etats-Unis. Mais l’institution a réalisé cette destruction de matériel guerrier à l’insu des médias.

Même les organisations non gouvernementales n’échappent pas à cet état des choses : leurs programmes sont maintenant téléguidés par les grandes agences de coopération bilatérale qui les financent. Ils naviguent en fonction des promesses de financement. Et celles qui se rebellent sont reléguées et tendent à disparaître. Pire encore, la nouvelle stratégie de « coopération sectorielle » va supposer que les fonds soient remis directement aux instances de l’Etat, et celles-ci seront censées distribuer les ressources en fonction de leurs stratégies nationales de développement et selon le niveau de décentralisation atteint. Un futur radieux pour les coffres de l’Etat, pas nécessairement pour les destinataires. La question se pose alors : Quel objectif poursuit, au fond, cette coopération ? Cela a-t-il quelque chose à voir avec les massifs programmes de privatisation imposés par les institutions financières internationales, qui ont fait vertigineusement passer le patrimoine national aux mains de capitaux spéculatifs dépourvus d’objectifs sociaux ?

Le Nicaragua est l’un des pays les plus pauvres de tout le continent, et grâce à ce « record » on lui a accordé le privilège d’être inclus dans les stratégies de « remise à flot », la fameuse Initiative PPTE PPTE
Pays pauvres très endettés
L’initiative PPTE, mise en place en 1996 et renforcée en septembre 1999, est destinée à alléger la dette des pays très pauvres et très endettés, avec le modeste objectif de la rendre juste soutenable.

Elle se déroule en plusieurs étapes particulièrement exigeantes et complexes.

Tout d’abord, le pays doit mener pendant trois ans des politiques économiques approuvées par le FMI et la Banque mondiale, sous forme de programmes d’ajustement structurel. Il continue alors à recevoir l’aide classique de tous les bailleurs de fonds concernés. Pendant ce temps, il doit adopter un document de stratégie de réduction de la pauvreté (DSRP), parfois juste sous une forme intérimaire. À la fin de ces trois années, arrive le point de décision : le FMI analyse le caractère soutenable ou non de l’endettement du pays candidat. Si la valeur nette du ratio stock de la dette extérieure / exportations est supérieure à 150 % après application des mécanismes traditionnels d’allégement de la dette, le pays peut être déclaré éligible. Cependant, les pays à niveau d’exportations élevé (ratio exportations/PIB supérieur à 30 %) sont pénalisés par le choix de ce critère, et on privilégie alors leurs recettes budgétaires plutôt que leurs exportations. Donc si leur endettement est manifestement très élevé malgré un bon recouvrement de l’impôt (recettes budgétaires supérieures à 15 % du PIB, afin d’éviter tout laxisme dans ce domaine), l’objectif retenu est un ratio valeur nette du stock de la dette / recettes budgétaires supérieur à 250 %. Si le pays est déclaré admissible, il bénéficie de premiers allégements de son service de la dette et doit poursuivre avec les politiques agréées par le FMI et la Banque mondiale. La durée de cette période varie entre un et trois ans, selon la vitesse de mise en œuvre des réformes clés convenues au point de décision. À l’issue, arrive le point d’achèvement. L’allégement de la dette devient alors acquis pour le pays.

Le coût de cette initiative est estimé par le FMI en 2019 à 76,2 milliards de dollars, soit environ 2,54 % de la dette extérieure publique du Tiers Monde actuelle. Les PPTE sont au nombre de 39 seulement, dont 33 en Afrique subsaharienne, auxquels il convient d’ajouter l’Afghanistan, la Bolivie, le Guyana, Haïti, le Honduras et le Nicaragua. Au 31 mars 2006, 29 pays avaient atteint le point de décision, et seulement 18 étaient parvenus au point d’achèvement. Au 30 juin 2020, 36 pays ont atteint le point d’achèvement. La Somalie a atteint le point de décision en 2020. L’Érythrée et le Soudan n’ont pas encore atteint le point de décision.

Alors qu’elle devait régler définitivement le problème de la dette de ces 39 pays, cette initiative a tourné au fiasco : leur dette extérieure publique est passée de 126 à 133 milliards de dollars, soit une augmentation de 5,5 % entre 1996 et 2003.

Devant ce constat, le sommet du G8 de 2005 a décidé un allégement supplémentaire, appelée IADM (Initiative d’allégement de la dette multilatérale), concernant une partie de la dette multilatérale des pays parvenus au point de décision, c’est-à-dire des pays ayant soumis leur économie aux volontés des créanciers. Les 43,3 milliards de dollars annulés via l’IADM pèsent bien peu au regard de la dette extérieure publique de 209,8 milliards de dollars ces 39 pays au 31 décembre 2018.
(Pays Pauvres Très Endettés). Ce sont les canots de sauvetage dernière génération que lance le FMI pour que nous gardions la tête hors de l’eau. Si vous-même, citoyen du monde, voulez que le FMI vous admette dans cette stratégie, vous devez accepter que chaque jour dans votre pays des gens meurent de faim (« complications cliniques », disent les communiqués médicaux), et que ce même jour d’autres personnes se préparent à mourir de la même chose le lendemain. Ave Caesar Imparatur, morituri te salutant.

L’horrible paradoxe de tout cela est qu’il y a effectivement quelque chose qui fonctionne bien : j’ai rarement vu, ailleurs qu’au Nicaragua, tant de concours de beauté. Toutes les institutions possèdent le leur, les entreprises et les collèges, les écoles primaires et les universités. Les journaux profitent de cette manne pour leurs ventes et exhibent en première page des silhouettes féminines qui semblent venues d’une autre planète. Il existe même des revues spécialisées dans les régimes qui donnent des conseils pour faire de l’effet sur « la plage » ! Ici, où selon le dernier rapport de la FAO, un million 612 mille personnes n’ont pas les moyens de prendre un repas par jour et où trois Nicaraguayens sur dix souffrent de dénutrition ! La majorité des jeunes femmes, aveuglées, sont prêtes à tout donner pour se rapprocher de ces modèles de vertu charnelle. Si tu n’es pas jolie, attirante et sexy, à quoi vont te servir tes diplômes. Pendant ce temps, depuis près de dix ans (curieuse coïncidence), le taux de suicide est de 12 personnes par jour, selon le rapport du Centre nicaraguayen des Droits de l’Homme, et il tend à augmenter. Ce fut aussi durant ces dix ans que l’exil économique a drastiquement augmenté, bien au-delà de ce qui s’était produit dans les années 80, malgré la guerre. Deux façons de s’échapper.

Pardonnez ma question, mais...nous voyons-nous dans le même miroir ? Ou peut-être avez-vous de meilleures nouvelles de l’Empire ?


Traduction de l’espagnol : Amandine Py.