Philippines : la Cour suprême dompte l’éléphant blanc de Bataan

2 juin 2005 par Virginie de Romanet




Lors de la dixième convention nationale, le juge Reynato Puno de la Cour suprême, parlant devant l’Ordre des avocats, a demandé au gouvernement de cesser les remboursements de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
contractée pour la construction de la centrale nucléaire de Bataan. Celle-ci a été construite sur une faille géologique et n’a jamais servi à la production d’électricité. En effet, depuis 1976, date de construction de cette centrale, le peuple philippin n’en a jamais profité mais continue de rembourser une dette énorme, le coût de la construction étant compris entre 1,9 et 2,3 milliards de dollars.

Le dictateur Ferdinand Marcos est arrivé au pouvoir par un coup d’état en 1965 et son régime, qui a perduré avec le soutien des Etats-Unis jusqu’en 1986, est caractérisé par de multiples violations des droits humains et la misère populaire. Marcos était l’un des hommes les plus corrompus de la planète. On estime qu’il a, avec son clan, détourné de 10 à 15 milliards de dollars.

Aujourd’hui, les Philippins remboursent 170.000 dollars chaque jour rien que pour cette centrale nucléaire et la fin des remboursements n’interviendra qu’en 2018.

Il est de notoriété publique que le régime de Marcos était un régime corrompu et dictatorial ; les créanciers ne peuvent donc pas prétendre qu’ils n’étaient pas au courant. Ayant été partie prenante du crime, ils ne doivent pas être remboursés. Les dettes contractées par le régime tombent en effet sous la notion juridique de dette odieuse Dette odieuse Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.

Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).

Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.

Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».

Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »

Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
qui a été formalisée en 1927 par le juriste russe Alexander Nahum Sack, ancien ministre du tsar et professeur à la Sorbonne, comme suit : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et intérêts de l’Etat mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent elle tombe aussi avec la chute de ce régime ».

Le juge Puno a également mentionné que la responsabilité des personnes morales et des hommes d’affaires avait été actée lors d’un précédent fort connu : les condamnations du tribunal pénal de Nuremberg mis sur pied pour juger les criminels nazis. Le procès de Nuremberg a condamné non seulement des dirigeants et exécutants nazis mais également des hommes d’affaires qui les ont financés et appuyés.

Le juge Puno signale que le gouvernement pourrait aussi s’appuyer sur les différents cas d’annulation de dettes reconnues odieuses qui ont existé dans l’histoire. Le dernier en date étant le cas de l’Irak en novembre 2004 où les Etats-Unis ont fait pression sur leurs partenaires du Club de Paris Club de Paris Créé en 1956, il s’agit du groupement de 22 États créanciers chargé de gérer les difficultés de remboursement de la dette bilatérale par les PED. Depuis sa création, la présidence est traditionnellement assurée par un·e Français·e. Les États membres du Club de Paris ont rééchelonné la dette de plus de 90 pays en développement. Après avoir détenu jusqu’à 30 % du stock de la dette du Tiers Monde, les membres du Club de Paris en sont aujourd’hui créanciers à hauteur de 10 %. La forte représentation des États membres du Club au sein d’institutions financières (FMI, Banque mondiale, etc.) et groupes informels internationaux (G7, G20, etc.) leur garantit néanmoins une influence considérable lors des négociations.

Les liens entre le Club de Paris et le FMI sont extrêmement étroits ; ils se matérialisent par le statut d’observateur dont jouit le FMI dans les réunions – confidentielles – du Club de Paris. Le FMI joue un rôle clé dans la stratégie de la dette mise en œuvre par le Club de Paris, qui s’en remet à son expertise et son jugement macroéconomiques pour mettre en pratique l’un des principes essentiels du Club de Paris : la conditionnalité. Réciproquement, l’action du Club de Paris préserve le statut de créancier privilégié du FMI et la conduite de ses stratégies d’ajustement dans les pays en voie de développement.

Site officiel : https://www.clubdeparis.fr/
pour annuler en plusieurs étapes 80% de la dette odieuse du régime dictatorial de Saddam Hussein. Bien sûr, dans ce cas, ils y avaient un intérêt stratégique : l’Irak sous leur domination ou plus tard dans leur orbite peut ainsi contracter de nouvelles dettes pour la reconstruction du pays, reconstruction dans laquelle les firmes américaines se taillent la part du lion. Il n’empêche que cette annulation peut servir de point d’appui à d’autres pays qui ont subi une même situation de dictature et violation massive des droits humains. Leurs emprunts n’ont pas profité à la population mais ont servi à de méga réalisations (les éléphants blancs Éléphant blanc
éléphants blancs
L’expression « éléphant blanc » désigne un mégaprojet, souvent d’infrastructure, qui amène plus de coûts que de bénéfices à la collectivité.

Pour la petite histoire, la métaphore de l’éléphant blanc provient de la tradition des princes indiens qui s’offraient ce cadeau somptueux. Cadeau empoisonné, puisqu’il entraînait de nombreux coûts et qu’il était proscrit de le faire travailler. Ce terme est généralement utilisé pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Sud.
) qui n’ont jamais fonctionné correctement. L’objectif consistait dans ce cas à ouvrir des marchés pour les entreprises du Nord et à avoir la mainmise sur des zones et des ressources stratégiques sous la houlette des institutions financières internationales et des (bien mal nommées) banques régionales de développement.

Cependant, dans le cas des Philippines, aucun pays du Nord n’ayant a priori un intérêt à une annulation, celle-ci ne pourrait advenir qu’avec une pression populaire très forte comme celle qui a mis fin au règne de Ferdinand Marcos. En effet, le gouvernement de Cori Aquino, la présidente issue des élections qui ont suivi la chute du dictateur, n’a jamais cherché à répudier les dettes odieuses issues de la dictature alors qu’il aurait eu toute la légitimité pour le faire. Les nouvelles dettes contractées pour rembourser d’anciennes dettes indubitablement odieuses peuvent également tomber sous le coup de cette doctrine du droit international. Cependant, le droit étant le produit d’un rapport de forces, c’est pour cette raison qu’une annulation n’interviendra pas sans pression.

Paradoxalement, le juge Puno suggère que le gouvernement recherche un accord avec les créanciers pour un plan de paiement sur le modèle de l’article 11 du code des faillites des Etats-Unis ou selon le modèle de protection fédéral américain des municipalités endettées qui assure la permanence des dépenses nécessaires à la collectivité au détriment des créanciers. Paradoxalement car, au regard de la conformité de la dette philippine avec la notion juridique de la dette odieuse, il paraît fort peu pertinent de prôner un plan de paiement qui va totalement à l’encontre d’une répudiation. La répudiation est un geste fort de rupture totale avec les créanciers complices de la situation dans laquelle se trouve le pays.
Dans le cas de pays stratégiquement secondaires, si les prêts contractés n’ont pas servi à un pouvoir despotique pour se renforcer et réprimer la population, s’ils ne se sont pas disséminés dans la corruption mais sont bien allés à des projets véritablement réalisés, on peut invoquer l’option suggérée par le juge.

Il est cependant utile de mentionner ici les évaluations de projets commanditées par la Banque mondiale Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.

En 2022, 189 pays en sont membres.

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. Le rapport Wapenhans de 1992 montrait que sur 1.300 projets en cours, 37,5% était estimés insuffisants au terme de leur réalisation et seuls 22% des engagements financiers étaient conformes aux directives de la Banque. Huit ans plus tard, la commission Meltzer considérait que 55 à 60% des projets échouaient dans l’ensemble des pays en développement, le constat d’échec étant pire encore pour les pays les plus pauvres (65 à70%). Les constats d’échec sont patents et cependant, ces institutions campent sur leurs positions. Ainsi, la Banque mondiale exclut ceux qui en son sein font preuve d’un désir de réforme tel Joseph Stiglitz.

En ce sens, même pour ces pays, un plan de paiement (comme le mentionne le juge Puno) qui ne tiendrait pas compte de l’effectivité ou non des différentes réalisations, n’est pas adéquat. C’est pourquoi, plutôt qu’un plan de paiement brut, il faut privilégier la réalisation d’un audit avec la participation de la population du pays pour déterminer à quoi l’argent a vraiment servi. Si, après cela, il s’avère que les réalisations ont véritablement été effectives et bénéfiques pour la population, alors la mise sur pied d’un plan de paiement calqué sur ce qui a été dit pourrait être pertinent. Avec un bémol toutefois, car il s’agirait de voir si les montants engagés n’ont pas déjà été totalement remboursés : c’est sans doute le cas pour bien des pays en raison de la hausse unilatérale des taux d’intérêts par la Réserve fédérale des Etats-Unis en octobre 1979, hausse qui a entraîné l’effet boule de neige de l’endettement et sa spirale infernale. Dans ce cas, il faut conseiller aux pays de constituer des fronts de refus de paiement, ce qui a déjà eu lieu par le passé avec les pays latino-américains suite à la crise des années 30 : cela s’est avéré extrêmement positif pour leur développement.

Virginie de ROMANET


Virginie de Romanet

est membre du CADTM Belgique

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