Alors qu’à la première génération des PAS (Plans d’ajustements structurels), la Banque mondiale était on ne peut plus indifférente aux rôles des femmes dans les économies qu’elle soumettait ainsi qu’aux conséquences ravageuses de ses politiques sur les conditions de (sur)vie même des femmes, dans les années 1990, cette institution s’employa à apparaitre comme étant désormais un réel instrument de leur émancipation.
La question du genre devient omniprésente dans toutes ses élaborations et projets.
Semblant désormais très soucieuse de prendre en compte la situation spécifique des femmes et d’accroitre leurs possibilités de choix, la BM
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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leur « consacra » une multitude de programmes et de prêts. Elle ordonna quantité de projets de formation professionnelle pour les « femmes à faibles revenus », de modernisation de l’enseignement intégrant la question de l’égalité entre les filles et les garçons, d’amélioration de la nutrition, de planning familial ou encore d’aides à la production et la « participation économique des femmes ».
Comment expliquer ce revirement, ce nouvel engouement de la Banque mondiale pour les femmes et les conditions de leur émancipation ?
Pression des mouvements de contestation aux PAS
Ne nous leurrons pas ! L’intégration de la dimension du genre à toutes ses actions et projections n’est certes pas l’expression d’une volonté de la Banque mondiale de spontanément lutter contre les innombrables discriminations qui pèsent sur les femmes mais constitue bien plus une des pièces maitresses d’une opération de communication visant restaurer sa légitimité bien écornée.
Sous la pression de mouvements populaires d’opposition aux PAS, les experts de la BM ont bien été contraints d’admettre que les stratégies d’ajustement des ’80 avaient totalement échouées. Elles n’ont réussi qu’à installer des récessions durables allant de pair avec une aggravation des inégalités et de la pauvreté.
Dès lors, afin de recréer un consensus autour des mesures d’ajustement, d’endiguer et de récupérer le mécontentement contre le nouvel ordre économique néolibéral révélé par des luttes sociales massives et spectaculaires (telles que les mobilisations de Seattle, la création des FSM à Porto Alegre, la première Marche mondiale des Femmes menée contre les politiques des IFI à New York en 2000, les actions du mouvement zapatiste au Mexique ou encore du mouvement des sans terre (MST) au Brésil), la Banque mondiale développe la thématique du fameux « développement participatif ».
De quoi s’agit-il ? En associant la « société civile » à la réalisation des Documents stratégiques de réduction de la pauvreté (DSRP
Document de stratégie de réduction de la pauvreté
DSRP
(En anglais, Poverty Reduction Strategy Paper - PRSP)
Mis en œuvre par la Banque mondiale et le FMI à partir de 1999, le DSRP, officiellement destiné à combattre la pauvreté, est en fait la poursuite et l’approfondissement de la politique d’ajustement structurel en cherchant à obtenir une légitimation de celle-ci par l’assentiment des gouvernements et des acteurs sociaux. Parfois appelés Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté (CSLP).
À destination des pays retenus dans l’initiative PPTE, les DSRP poursuivent sous un autre nom l’application des Plans d’ajustement structurel.
), documents conditionnant l’allocation d’un prêt par la BM, la Banque va réussir à créer l’illusion de leur participation aux politiques de « développement » néolibéral qu’elle impose. Pourquoi s’agit-il d’une illusion participative ? : Les marges de manœuvre de la « société civile » dans l’élaboration des DSRP sont proportionnelles aux diktats et volontés de la BM qui aura toujours le dernier mot.
Autre astuce, et non des moindres, de la doctrine du « développement participatif » : ce dispositif permet à la Banque de récupérer l’activité de la société civile. Cette société civile est composée d’ONG, d’associations de terrain, de comités de quartier et de voisinage dans lesquels on retrouve bon nombre de femmes et d’organisations féminines et/ou féministes qui assurent à bon compte une grande partie des tâches sanitaires et éducatives que l’État ne remplit plus.
Notons que toute tentative de récupération est révélatrice d’un rapport de force : on ne récupère que ce qui paraît menaçant et subversif. En ce sens, si la tentative de récupération par les IFI des mouvements de lutte des femmes démontre qu’elles représentent désormais, tout comme la problématique du genre, une force et une composante incontournable, elle ne demeura pas sans conséquence pour la radicalité initiale (transformation structurelle) du projet féministe.
En effet, sous couvert de rendre le « développement » « durable » et « genré », la Banque mondiale espère incorporer les femmes et les mouvements féministes au processus, à les faire rouler pour la mondialisation
Mondialisation
(voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.
Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».
La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
néolibérale [1]. Ce faisant, les IFI bénéficient de la légitimité morale du mouvement des femmes et surtout profitent de leur énergie, si longtemps non reconnue qu’aujourd’hui elle semble inépuisable. L’instrumentalisation des femmes et de leurs mouvements constitue bien une stratégie redoutable dans la mise en œuvre de la mondialisation néolibérale. Notons que la face consensuelle adoptée par la BM via sa doctrine de « développement participatif » n’est pas moins cruelle que sa face coercitive, et ses résultats sur la vie des femmes de chair et d’os ne sont pas moins négatifs également.
Ensuite, tout en profitant des potentialités des femmes, le « partenariat » que la Banque mondiale prétend instaurer ne représente qu’un subterfuge supplémentaire lui permettant de neutraliser et de dépolitiser le mouvement féministe, de lui ôter toute autonomie idéologique, institutionnelle ou financière et de simultanément le purger de ses propositions radicales. De fait, cette dynamique de dialogue et de participation avec la Banque mondiale empêche toute analyse systémique, toute stratégie relative aux causes structurelles des discriminations vécues au quotidien par les femmes dans d’innombrables domaines. Elle réduit dès lors le projet féministe à des politiques n’envisageant qu’un simple aménagement de la mondialisation néolibérale patriarcale dans le sens d’une plus grande égalité entre les hommes et les femmes atténuant de la sorte toute sa radicalité initiale. Heureusement que les femmes s’étant lancées dans ce vain et inégal « dialogue » avec les artisans de la mondialisation ne représentent qu’une fraction du mouvement féministe qui est par essence multiple et hétérogène !
Loin d’être le signe d’un progressisme émergeant au sein de la Banque mondiale, l’intégration de la thématique du genre au sein de ses stratégies est directement lié à des intérêts économiques !
Ce n’est qu’à partir de 2001, que la Banque mondiale, dans son rapport « Attacking Povrety », établit le lien entre inégalités de genre et pauvreté des femmes.
Ce constat établi, la Banque adopta le postulat suivant : une réduction des discriminations multiformes que subissent les femmes permettra d’augmenter leur productivité autant dans l’espace domestique que sur le marché du travail. En luttant contre les discriminations à l’égard des femmes, la Banque mondiale espère aménager de façon plus rentable des rapports sociaux de sexe tellement inégaux qu’ils en sont devenus contre-productifs.
Ainsi, on constate sans surprise que La Banque mondiale considère les femmes comme une ressource, un investissement, un facteur de production dont il convient de stopper la sous-utilisation pour les projeter sur le devant de la sphère productive qu’elle soit monétaire ou domestique. Leur participation libérée de toute entrave liée à leur sexe permettra d’augmenter la productivité et intégration au marché globalisé des économies des Suds.
A aucun moment, les avancées recherchées des droits des femmes ne sont vues comme des fins en soi par la Banque mondiale. Elles sont totalement subordonnées à des objectifs économiques. Pour la Banque, l’égalité des genres ne vaut que si elle est source d’efficience économique, que si elle est capitalistiquement rentable.
Alors que les mouvements féministes sont bien conscients que l’émancipation des femmes ne pourra advenir que par des changements systémiques (mettant fin aux trois systèmes d’oppression des femmes : patriarcat, capitalisme, racisme), toute notion de changement des rapports de force pour atteindre ne fut-ce que l’égalité des sexes, si prometteuse en termes de croissance pour la Banque, est totalement absente de ses discours et théories. Mais devons-nous encore nous en étonner ? Je ne pense pas.
Les mesures pseudo-favorables aux droits, libertés et possibilités de choix des femmes promues par la Banque mondiale ne contiennent pas de visées réellement émancipatoires ni pour les femmes ni pour le reste de la société. Et ce pour trois raisons aisément identifiables :
1) La Banque mondiale cherche à concilier plusieurs exigences à terme incompatibles : d’un côté, la volonté de rationaliser les économies, de les rendre plus productives et efficaces suppose de faire disparaître les formes de violence et d’oppression les plus criantes, d’étendre partiellement l’autonomie et la liberté de choix des individuEs et de faire en sorte que le maximum d’entre elles/eux soient à même d’exercer une activité productive et d’un autre coté, le risque si ce processus va trop loin, de laisser cette extension de la marge de choix se transformer en une véritable émancipation incompatible avec la mondialisation néolibérale. C’est en partie pour limiter les « risques » d’avènement d’une société libérée de toute forme d’oppression que la Banque mondiale soutient bien plus des stratégies de promotion individualistes de la part des femmes que des mécanismes d’émancipation collectifs.
2) Si l’insertion des femmes au marché du travail (le plus souvent informel) est encouragée, la Banque mondiale considère les femmes d’abord et avant tout comme étant des éducatrices, des productrices de capital humain : le leur et celui de leur famille. Ainsi sans explicitement confiner les femmes à la sphère privée du foyer, la Banque ne leur reconnait pas pour autant un accès identique aux hommes à la sphère publique, sphère où généralement les activités sont génératrices d’un revenu.
Soulignons qu’à aucun moment la Banque mondiale ne remet en cause la division sexuelle du travail attribuant aux femmes la responsabilité du travail reproductif et aux hommes celle du travail productif. Elle exacerbe même cette répartition sexuée des tâches puisqu’en imposant le désengagement de l’État, la Banque mondiale va contribuer à augmenter la part du travail domestique des femmes les reléguant ainsi à la sphère privée de la famille. En effet, ce seront bien elles qui tenteront par une augmentation de leur travail gratuit et invisible de pallier ces services auparavant gratuits notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé, des infrastructures (transport, système d’approvisionnement en eau, etc.).
3) Bien que la Banque mondiale et le système capitaliste qu’elle incarne entretienne une relation contradictoire avec la famille (d’un côté, elle a besoin de la famille qui par l’ordre social et sexué qu’elle garanti assure la reproduction gratuite de la force de travail ; d’un autre côté, la Banque a besoin de pouvoir disposer d’une force de travail libre de se vendre dans tous les sens du terme, ce qui par l’incorporation massive des femmes dans le travail salarié déstabilise en permanence cette même institution familiale), elle demeure à leurs yeux LA cellule de base de la société. Or, il n’est plus à démontrer à quel point la famille est un vecteur puissant de transmission et de reproduction de la domination patriarcale qui oppresse les femmes.
Pour contrer ces manœuvres d’instrumentalisation et de récupération du mouvement féministe et des femmes, il est plus que jamais essentiel que se renforcent les réseaux de lutte qui privilégient leur indépendance idéologique, institutionnelle et financière. Seuls de tels mouvements totalement libres de toute sujétion autant à l’endroit des gouvernements que des institutions internationales (Banque mondiale et ONU) sont les vecteurs d’une réelle émancipation individuelle et collective des femmes.
Le CADTM en favorisant les convergences avec les mouvements féministes autonomes qui comme lui privilégient comme stratégie la mobilisation populaire et luttent contre le capitalisme patriarcal et racial accroit son propre engagement féministe tout en soutenant simultanément le renforcement de ces mouvements. Cet engagement est indispensable s’il veut effectivement lutter pour la fin de toutes les formes d’oppression des êtres humains – hommes ou femmes. De fait, le CADTM a bien compris qu’alors que tous les systèmes d’oppression sont imbriqués et ont des racines communes, on ne peut prétendre lutter contre le système de domination capitaliste sans s’attaquer à celui qui asservit les femmes et à plus forte raison les femmes racisées.
[1] Jules Falquet, De gré ou de force, p.123
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