Quelle impunité face à la grande délinquance de la haute finance ?

21 septembre 2016 par Jérôme Duval


CC - Flickr - Adrian Scottow

Le cas du Panama qui fait grand bruit est loin d’être la seule aberration en matière fiscale.



L’incohérence des listes de paradis fiscaux Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.

Le cas du Panama qui fait grand bruit est loin d’être la seule aberration en matière fiscale. Comment expliquer, par exemple, que les Bermudes - où la Société générale détient une filiale qui a réalisé 17 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2013 avec zéro salarié -, aient été retirées de la liste française des paradis fiscaux en janvier 2014 [1] ? Comment la Belgique a pu attendre 2015 pour placer officiellement le grand-duché de Luxembourg sur la liste belge des paradis fiscaux ? Comment peut-on imaginer que certains États européens, l’Union européenne (UE), le Groupe d’action financière, organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d’argent (Gafi), l’OCDE OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.

Site : www.oecd.org
ou le FMI FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.

À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).

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aient des listes de paradis fiscaux distinctes ?

Cette incohérence des fausses solutions apportées par des acteurs censés lutter contre la fraude et l’évasion fiscale encourage l’impunité des grands délinquants financiers qui jouissent par ailleurs d’une justice sur mesure, tolérante ou sans cesse contournée.


La directive sur le « secret des affaires » protège les délinquants et emprisonne les journalistes

Quelques jours seulement avant le procès du lanceur d’alerte Antoine Deltour à l’origine des révélations « LuxLeaks » et dix jours après le début des révélations des « Panama papers » sur les sociétés offshore dans les paradis fiscaux, la directive européenne sur la protection du « secret des affaires » était adoptée au Parlement européen le 14 avril 2016.

Malgré une pétition contre cette directive signée par plus de 500 000 personnes, une large majorité des eurodéputés adoptent le texte par 503 voix pour, 131 voix contre et 18 abstentions sur les 652 eurodéputés présents au Parlement ce jour-là.

Côté Français, seuls les 10 représentants d’Europe Ecologie-Les Verts et du Front de gauche ont voté contre, laissant le FN, le PS et la droite voter majoritairement pour.

Côté belge, seulement trois eurodéputés ont voté contre cette directive sur les 20 qui ont pris part au vote [2].

Dans l’ensemble, on observe, une fois de plus, une grande entente entre les deux grandes familles libérales au Parlement européen, le Parti populaire européen (PPE) et les socio-démocrates (S&D), qui ont majoritairement voté pour cette loi liberticide.

Cette directive, proposée en novembre 2013 par la Commission européenne, menace « le travail d’enquête des journalistes et, par ricochet, l’information éclairée du citoyen », protège les entreprises et leurs manœuvres illégales en interdisant la divulgation de leurs « secrets économiques » auprès de l’opinion concernée.

Elle compromet sérieusement le travail des journalistes, lanceurs d’alertes, ONG et autres acteurs qui tentent de faire remonter des informations sensibles d’utilité publique. « Cela va créer un renversement de la charge de la preuve pour les journalistes, qui devront prouver que la diffusion de l’information était légitime », prévient Véronique Marquet, membre et avocate du collectif Informer n’est pas un délit [3]. « Cela revient à leur demander, poursuit-elle, s’ils sont prêts à assumer le risque d’être condamnés, ce qui constitue une vraie arme de dissuasion à disposition des entreprises. »


Criminalité financière et dénonciation : deux poids, deux mesures

Pour parachever le scandale, poursuivant la même logique, la justice luxembourgeoise vient de placer les intérêts des multinationales au-dessus de l’intérêt général. Tandis que les organisateurs de l’évasion fiscale jouissent d’une totale impunité, la 12e chambre correctionnelle du tribunal d’arrondissement de Luxembourg a condamné le lanceur d’alerte français Antoine Deltour à 12 mois de prison avec sursis, et 1 500 euros d’amende. Raphaël Halet, autre lanceur d’alerte, est condamné à 9 mois de prison avec sursis et 1000 euros d’amende [4].

Ces deux lanceurs d’alerte ont pourtant permis aux citoyens européens de découvrir comment des centaines d’entreprises multinationales ont pu échapper massivement à l’impôt, en passant des accords secrets avec le Luxembourg. Ils ont révélé des informations cruciales pour l’intérêt général et devraient être protégés et récompensés plutôt que poursuivis et condamnés.

Leurs condamnations font écho aux poursuites de l’un des fondateurs du mouvement Alternatiba puis d’Action non violente COP 21 (ANV-COP 21), Jon Palais. Activiste de l’association Bizi ! (« vivre », en basque), il est accusé de « vol en réunion » et sera jugé en procès le 9 janvier 2017 pour avoir participé à une réquisition citoyenne de chaises dans une agence de la BNP Paribas à Paris.

La banque française, qui affiche un bénéfice net de 6,7 milliards d’euros pour l’année 2015, est fortement implantée dans les paradis fiscaux et judiciaires, avec 170 filiales déclarées, dont une bonne partie encore en activité. Sa récente décision de fermer ses succursales aux îles Caïmans britanniques est largement insuffisante. Les capitaux qui s’évadent dans les paradis fiscaux manquent cruellement à l’État qui s’endette pour affronter ses dépenses.

Rappelons qu’en France, le rapport du groupe de travail du Collectif pour un audit citoyen (CAC), détermine que plus de la moitié de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
publique provient des cadeaux fiscaux et des taux d’intérêts excessifs. Dans son livre Offshore, paradis fiscaux et souveraineté criminelle, Alain Deneault nous éclairait sur les conséquences de cette fraude : « Frauder le fisc ne se résume plus dès lors à économiser des coûts mais consiste à mettre à mal le financement des institutions publiques, et par conséquent la notion même de bien public, pour constituer offshore des pôles de décision occultes sur des questions d’envergure historique. » [5]


Source : Politis

Notes

[1Bercy a retiré les îles des Bermudes et les dépendances britanniques de Jersey de la liste française des États et territoires non coopératifs en matière fiscale, dans un arrêté publié dimanche 19 janvier 2014 au Journal officiel.

[2« En ce qui concerne les eurodéputés belges, sur nos 21 représentants, 20 ont pris part au vote. 12 ont voté pour, cinq se sont abstenus et seulement trois ont voté contre. » (Julien Vlassenbroek, journaliste web de la RTBF). En savoir plus.

[3Le collectif Informer n’est pas un délit avait réuni plus de 310 000 signatures mardi 16 juin 2015, alors que la commission juridique du Parlement européen donnait son feu vert à la directive sur le secret des affaires.

[4Ils ont décidé de faire appel à la décision de la justice luxembourgeoise

[5Offshore, paradis fiscaux et souveraineté criminelle, de Alain Deneault. Ed. La fabrique, 2010. Voir la table des matières et la presentation.

Jérôme Duval

est membre du CADTM, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes et de la PACD, la Plateforme d’audit citoyen de la dette en Espagne. Il est l’auteur avec Fátima Martín du livre Construcción europea al servicio de los mercados financieros, (Icaria editorial, 2016) et est également coauteur de l’ouvrage La Dette ou la Vie, (Aden-CADTM, 2011), livre collectif coordonné par Damien Millet et Eric Toussaint qui a reçu le Prix du livre politique à Liège en 2011.

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