Eurodad, réseau européen sur la dette et le développement, a récemment publié un rapport sur les banques dites de « développement » multilatérales et bilatérales [1]. L’auteure Maria José Romero y analyse le poids économique, le rôle et les conséquences de l’action de ces institutions relativement peu connues.
Le contexte des banques de développement multilatérales et bilatérales
Les banques multilatérales dont il est question dans le rapport sont la Société financière internationale (SFI), institution membre du groupe Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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, la Banque européenne d’investissement (BEI) et la Banque asiatique de développement (BAsD). Quant aux bilatérales mentionnées, elles sont au nombre de 12 qui proviennent des principaux pays européens.
Dès 1956, la Banque mondiale mettait sur pied une institution spécifique, la Société financière internationale (SFI), destinée au financement de projets d’entreprises privées dans les pays dudit Tiers Monde, investissements qui ont pris de plus en plus d’envergure au fil du temps.
En plus de leur participation aux institutions financières internationales et leurs agences de crédit à l’exportation, les pays du Nord ont mis sur pied des banques de développement prétendument censées aider au financement et développement des économies locales par l’appui aux petites et moyennes entreprises voire même aux très petites entreprises. Quinze institutions financières bilatérales de développement font partie de l’Association européenne des banques de développement (European Developement Finance Institutions - EDFI).
Un secteur en croissance
La SFI a le plus gros portefeuille de prêts avec environ 18 milliards de dollars et fait office de référence pour l’ensemble du secteur. Elle est seulement dépassée par les montants cumulés par l’ensemble des banques de l’EDFI qui se montait en 2012 à plus de 26 milliards d’euros, avec une augmentation de plus de 160% depuis 2003. Il y a une grande disparité dans la taille de ces institutions qui s’échelonne d’un portefeuille de 8 millions d’euros pour la banque portugaise de développement à 6,3 milliards d’euros pour la néerlandaise FMO. Leurs gouvernements respectifs leur octroient des garanties Garanties Acte procurant à un créancier une sûreté en complément de l’engagement du débiteur. On distingue les garanties réelles (droit de rétention, nantissement, gage, hypothèque, privilège) et les garanties personnelles (cautionnement, aval, lettre d’intention, garantie autonome). ; ce qui, avec leur statut de créancier privilégié, concourt largement au développement de ce secteur. Entre 2008 et 2012, six institutions (les trois multilatérales que sont la SFI, la BEI et la BAsD ainsi que les banques française, allemandes et néerlandaises ont engagé 75 milliards d’euros à destination du secteur privé dans les pays en développement. Une prévision pour 2015 fait état d’investissements dépassant les 100 milliards d’euros. Ceci fait des banques de « développement » un acteur de premier plan.
La question est de savoir si leur action
Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
telle qu’elle est menée actuellement peut-elle avoir un réel impact positif sur le développement. C’est ce que nous allons voir maintenant.
Développement des peuples ou des actionnaires ?
Pour la période 2010-2013, les pays à faibles revenus n’ont reçu que 5,5% des investissements de la SFI. Pire, sur la période s’échelonnant entre 2006 et 2010, près de la moitié des fonds engagés ont servi à appuyer des entreprises originaires de pays membres de l’OCDE
OCDE
Organisation de coopération et de développement économiques
Créée en 1960 et basée au Château de la Muette à Paris, l’OCDE regroupait en 2002 les quinze membres de l’Union européenne auxquels s’ajoutent la Suisse, la Norvège, l’Islande ; en Amérique du Nord, les USA et le Canada ; en Asie-Pacifique, le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande. La Turquie est le seul PED à en faire partie depuis le début pour des raisons géostratégiques. Entre 1994 et 1996, deux autres pays du Tiers Monde ont fait leur entrée dans l’OCDE : le Mexique qui forme l’ALENA avec ses deux voisins du Nord ; la Corée du Sud. Depuis 1995 et 2000, se sont ajoutés quatre pays de l’ancien bloc soviétique : la République tchèque, la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie. Puis d’autres adhésions se sont produites : en 2010, le Chili, l’Estonie, Israël et la Slovénie, en 2016 la Lettonie, en 2018 la Lituanie et, en 2020, la Colombie est devenue le trente-septième membre.
Site : www.oecd.org
[2] et certaines dans les paradis fiscaux
Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.
La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
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Par ailleurs, près de 40% des entreprises sont des multinationales cotées en bourse Bourse La Bourse est l’endroit où sont émises les obligations et les actions. Une obligation est un titre d’emprunt et une action est un titre de propriété d’une entreprise. Les actions et les obligations peuvent être revendues et rachetées à souhait sur le marché secondaire de la Bourse (le marché primaire est l’endroit où les nouveaux titres sont émis pour la première fois). . Des prêts de 26 et 53 millions de dollars ont ainsi été octroyés aux filiales des hôtels de luxe Mövenpick et Mariott au Ghana et en Jamaïque. L’argument invoqué étant bien sûr la création d’emplois. On peut cependant douter que ce paramètre ait été le premier critère et on peut raisonnablement penser que cet argent aurait pu être mieux employé pour bénéficier aux populations locales.
La banque de « développement » britannique a, quant à elle, financé la construction de résidences avec accès contrôlé destinées bien évidemment à un public aisé, de centres commerciaux et de biens de luxe. Épinglée par le CNCD, la plateforme belge francophone des organisations de coopération au développement, la banque belge BiO [3] avait des investissements dans les paradis fiscaux qui privent les États du Sud comme du Nord de recettes fiscales considérables mais aussi dans des centres de fitness. Ce dernier cas laisse songeur en matière de création d’emplois !
Une évaluation récente faite par le dénommé Groupe indépendant d’évaluation IEG de la Banque mondiale portant sur 166 projets d’investissement de la SFI qui prétendent cibler les PME, principaux acteurs de la création d’emplois dans les pays en développement, a au contraire montré que seuls 20% des projets ont bénéficié au secteur des PME.
Quid des droits humains ?
Le respect des droits humains ne compte pas parmi les préoccupations de ces institutions. La SFI a ainsi financé une entreprise hondurienne active dans l’huile de palme et l’agrobusiness alors que celle-ci avait été plusieurs fois accusée d’assassinat, de kidnapping et d’éviction forcée de paysans de leurs terres. Plus largement, le contexte même du Honduras pose problème puisque le président démocratiquement élu, Manuel Zelaya, a été renversé par un Coup d’État en 2009, ce que la SFI ne pouvait ignorer !
Bien que SFI ait présenté en avril 2014 un document intitulé Lessons learned visant à une sorte de mea culpa en réponse à la pression d’organisations de la société civile, la vigilance des aspects sociaux et environnementaux n’est toujours pas prise en considération par cette institution. Ce n’est pas la première fois que cela arrive. En effet, la Banque mondiale a commandité de nombreux rapports d’évaluation afin de redorer son blason. Or, elle ne tient presque jamais compte de ces rapports qui ne sont pas contraignants pour la direction de la banque.
Des banques de « développement » au service des entreprises du Nord
La plupart des banques membres de l’EDFI ont été mises sur pied après les décolonisations pour protéger leurs intérêts dans leurs anciennes colonies et continuent d’agir dans cette optique. L’existence de ces banques bilatérales est une aubaine pour les entreprises du pays d’origine qui peuvent ainsi bénéficier de prêts à bas taux d’intérêt
Taux d'intérêt
Quand A prête de l’argent à B, B rembourse le montant prêté par A (le capital), mais aussi une somme supplémentaire appelée intérêt, afin que A ait intérêt à effectuer cette opération financière. Le taux d’intérêt plus ou moins élevé sert à déterminer l’importance des intérêts.
Prenons un exemple très simple. Si A emprunte 100 millions de dollars sur 10 ans à un taux d’intérêt fixe de 5 %, il va rembourser la première année un dixième du capital emprunté initialement (10 millions de dollars) et 5 % du capital dû, soit 5 millions de dollars, donc en tout 15 millions de dollars. La seconde année, il rembourse encore un dixième du capital initial, mais les 5 % ne portent plus que sur 90 millions de dollars restants dus, soit 4,5 millions de dollars, donc en tout 14,5 millions de dollars. Et ainsi de suite jusqu’à la dixième année où il rembourse les derniers 10 millions de dollars, et 5 % de ces 10 millions de dollars restants, soit 0,5 millions de dollars, donc en tout 10,5 millions de dollars. Sur 10 ans, le remboursement total s’élèvera à 127,5 millions de dollars. En général, le remboursement du capital ne se fait pas en tranches égales. Les premières années, le remboursement porte surtout sur les intérêts, et la part du capital remboursé croît au fil des ans. Ainsi, en cas d’arrêt des remboursements, le capital restant dû est plus élevé…
Le taux d’intérêt nominal est le taux auquel l’emprunt est contracté. Le taux d’intérêt réel est le taux nominal diminué du taux d’inflation.
et remportent souvent le marché au détriment d’entreprises locales. Ce qui entre en contradiction avec l’objectif affiché de soutien au secteur privé national. Il faut dire que les pays soi-disant bénéficiaires n’ont guère voix au chapitre.
À cela, il faut ajouter la liberté des mouvements de capitaux qui permet aux investisseurs de rapatrier leurs capitaux dès les premiers signes d’inquiétude ; ce qui a pour effet de précipiter et approfondir la crise comme ça s’est passé avec la crise du Sud-Est asiatique en 1997.
Des prêts qui posent plus de questions qu’ils n’en résolvent
Si la SFI divulgue des informations commercialement non sensibles, celles qui le sont d’un point de vue financier ou de relations contractuelles ne sont pas communiquées. Il en va de même pour les banques bilatérales.
Par ailleurs, ces flux de capitaux entrants présentent encore un autre problème, celui de la volatilité des capitaux venus chercher un rendement plus élevé qui fuient le pays dès le moindre signe de difficulté entraînant la paralysie des projets dans lesquels ces investissements ont lieu. Face à ce risque, les pays qui en ont eu les moyens se sont constitués des stocks importants de réserves de change pour parer aux retraits brutaux des capitaux investis et aux attaques spéculatives contre leurs monnaies, attaques permises par la libéralisation des mouvements de capitaux.
La situation économique favorable qui a bénéficié à de nombreux pays exportateurs de matières premières au cours de la dernière décennie aurait pu et pourrait toujours, avant que la conjoncture n’évolue défavorablement, être mise à profit pour refuser de continuer à payer une dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
illégitime, mener à bien des audits sur leur dette, se passer ou en tout cas diminuer leur dépendance vis à vis des créanciers et investir une partie de leurs réserves dans leur économie et le développement de leur population.
[1] « A private affair. Shining a light on the shadowy institutions giving public support to private companies and taking over the development agenda » (Lever le voile sur les institutions opaques au service des entreprises qui s’approprient l’agenda de développement)
[2] L’Organisation de Coopération et Développement économique réunit les 34 pays les plus riches de la planète et représentait en 2009 80% du PIB mondial et ce sans la Chine, pourtant alors déjà 3e pays en terme de terme de PIB au niveau mondial http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_pays_par_PIB_nominal_%282009%29) -2nd aujourd’hui.
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