Quoi produire, pourquoi et comment ?

1er juin 2016 par Didier Epsztajn


Dette écologique, extractivisme… Deux expressions peu connues du grand public, mais pourtant synonymes de phénomènes marqueurs de notre temps. Si la dette écologique – somme des externalités négatives de l’extractivisme – est peu présente dans les discours médiatiques, elle est pourtant largement discutée dans les mouvements sociaux et plus spécialement encore parmi les populations des pays du Sud, pour lesquels la non réparation de la dette écologique est une tragédie.



Bien que demeurant un concept caché, l’absence de sa reconnaissance figure parmi les raisons majeures de l’échec des négociations pour le climat. Les principaux pays pollueurs refusent de reconnaître leurs responsabilités actuelles, autant qu’historiques. Malgré quelques belles paroles le temps d’une conférence, les actes sont loin d’être à la hauteur des enjeux.

Extractivisme Extractivisme Modèle de développement basé sur l’exploitation des ressources naturelles, humaines et financières, guidé par la croyance en une nécessaire croissance économique. , là aussi expression mystérieuse mais qui ne désigne pas moins que le moteur de notre économie moderne. À l’heure d’un capitalisme fragilisé autant par une finance débridée que par ses pillages et pollutions ingérables, on assiste à une fuite en avant. L’accélération de la marchandisation de tout ce qui peut l’être démontre la volonté de l’oligarchie de persister dans ce système qui pousse à l’extrême les inégalités et la destruction de notre biotope. Malgré les promesses d’économie dématérialisée ou virtuelle, le vol et la destruction des biens communs, associé la plupart du temps à la dictature de la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
illégitime, se prolonge bel et bien.

Pour répondre à la crise écologique, les seules réponses apportées sont technologiques, point de recherche de meilleures répartitions des richesses au programme des décideurs. Au contraire, privatisations et généralisation du « libre échange » figurent en priorité à l’agenda des gouvernements et des institutions internationales. Des politiques pourtant incompatibles avec une sauvegarde du climat.

Les alternatives existent. Des alternatives mettant en avant la justice sociale, tant internationale que locale, privilégiant des techniques simples, des processus démocratiques et décentralisés, sont souhaitables et impératives. »

Ce numéro de Les Autres voix de la Planète est particulièrement bien documenté. Les différents articles, simples mais sans simplisme, proposent des synthèses sur la dette écologique Dette écologique La dette écologique est la dette contractée par les pays industrialisés envers les autres pays à cause des spoliations passées et présentes de leurs ressources naturelles, auxquelles s’ajoutent la délocalisation des dégradations et la libre disposition de la planète afin d’y déposer les déchets de l’industrialisation.

La dette écologique trouve son origine à l’époque coloniale et n’a cessé d’augmenter à travers diverses activités :


- La « dette du carbone ». C’est la dette accumulée en raison de la pollution atmosphérique disproportionnée due aux grandes émissions de gaz de certains pays industriels, avec, à la clé, la détérioration de la couche d’ozone et l’augmentation de l’effet de serre.

- La « biopiraterie ». C’est l’appropriation intellectuelle des connaissances ancestrales sur les semences et sur l’utilisation des plantes médicinales et d’autres végétaux par l’agro-industrie moderne et les laboratoires des pays industrialisés qui, comble de l’usurpation, perçoivent des royalties sur ces connaissances.

- Les « passifs environnementaux ». C’est la dette due au titre de l’exploitation sous-rémunérée des ressources naturelles, grevant de surcroît les possibilités de développement des peuples lésés : pétrole, minéraux, ressources forestières, marines et génétiques.

- L’exportation vers les pays les plus pauvres de produits dangereux fabriqués dans les pays industriels.

Dette écologique et dette extérieure sont indissociables. L’obligation de payer la dette extérieure et ses intérêts impose aux pays débiteurs de réaliser un excédent monétaire. Cet excédent provient pour une part d’une amélioration effective de la productivité et, pour une autre part, de l’appauvrissement des populations de ces pays et de l’abus de la nature. La détérioration des termes de l’échange accentue le processus : les pays les plus endettés exportent de plus en plus pour obtenir les mêmes maigres recettes tout en aggravant mécaniquement la pression sur les ressources naturelles.
, l’extractivisme, l’énergie et le fonctionnement du mode de production capitaliste à l’ère néolibérale.

Dans la première partie «  Réflexions globales  » sont abordés, entre autres :

- Les enjeux climatiques, « Le réchauffement climatique est intrinsèque à l’expansion simultanée du capitalisme et de l’industrialisation à l’ensemble du monde », la dette écologique, l’écrasante responsabilité de l’Europe, des Etats-Unis puis du Japon dans le réchauffement global…

- L’injustice environnementale, l’expérimentation du néolibéralisme version Chicago Boys dans et par des dictatures, la construction de la dette, les thérapies de choc et les plans d’ajustement structurel, « Ces programmes visent surtout à générer des excédents de devises requis pour continuer à honorer le service de la dette Service de la dette Remboursements des intérêts et du capital emprunté. , poussant les pays de la région à exporter tout ce qui peut l’être », le rôle des grandes entreprises minières, pétrolières et agro-industrielles, les luttes contre l’extractivisme…

- Le rôle du pétrole et des énergies fossiles dans les crises économiques, les liens entre énergie et développement, la « rentabilité » énergétique déclinante des investissements…

- La réalité des énergies renouvelables, « de plus en plus d’énergie nécessaire pour extraire de l’énergie », les technologies demandeuses de resources rares et précieuses, la question « quoi produire, pourquoi et comment »

J’ai notamment été intéressé par le débat sur « l’effondrement qui vient » dont l’insistance sur le processus versus l’événement unique, « se défaire de l’idée d’un effondrement homogène, brutal et linéaire », l’identification des responsabilités, le risque amplifié de replis identitaires, la critique de solutions technologiques, « le problème est de considérer la technique indépendamment des rapports sociaux dans lesquels elle émerge ».

Cette première partie se termine par un article sur les migrations, les véritables causes des migrations Sud-Nord, le « couple » extractivisme-dette illégitime-réchauffement climatique, l’importance des migrations transfrontalières, l’accaparement des terres et les plans d’ajustement structurel, la concurrence « libre et totalement faussée »…

Dans la seconde partie «  Luttes locales  » sont analysés, entre autres, les dégâts causés par les grandes mines, Cajamarca/Tolim, des collaborations de contre-expertise entre universitaires et populations, le Fond de mise en valeur du patrimoine privé de l’état grec (TAIPED, les privatisations et leurs impacts économiques et écologiques, la disparition de la notion de « patrimoine public », les conséquences de la destruction de l’environnement et du changement climatique, l’accentuation de la fréquence et de l’intensité de phénomènes météorologiques extrêmes, la notion de « terrorisme environnemental » (dont l’exemple de l’exploitation du niobum), la question de la dette écologique et des réparations, le modèle agro-exportateur, les impositions européennes au Maroc…

La troisième partie est consacrées à Quelques alternatives . Les auteur-e-s font la critique des grands projets nuisibles et imposés, des « éléphants blancs Éléphant blanc
éléphants blancs
L’expression « éléphant blanc » désigne un mégaprojet, souvent d’infrastructure, qui amène plus de coûts que de bénéfices à la collectivité.

Pour la petite histoire, la métaphore de l’éléphant blanc provient de la tradition des princes indiens qui s’offraient ce cadeau somptueux. Cadeau empoisonné, puisqu’il entraînait de nombreux coûts et qu’il était proscrit de le faire travailler. Ce terme est généralement utilisé pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Sud.
 », analyse de la « nouvelle révolution verte », agrobusiness et OGM OGM
Organisme génétiquement modifié
Organisme vivant (végétal ou animal) sur lequel on a procédé à une manipulation génétique afin de modifier ses qualités, en général afin de le rendre résistant à un herbicide ou un pesticide. En 2000, les OGM couvraient plus de 40 millions d’hectares, concernant pour les trois-quarts le soja et le maïs. Les principaux pays producteurs étaient les USA, l’Argentine et le Canada. Les plantes génétiquement modifiées sont en général produites intensivement pour l’alimentation du bétail des pays riches. Leur existence pose trois problèmes.


- Problème sanitaire. Outre la présence de nouveaux gènes dont les effets ne sont pas toujours connus, la résistance à un herbicide implique que le producteur va multiplier son utilisation. Les produits OGM (notamment le soja américain) se retrouvent gorgés d’herbicide dont dont on ignore les effets sur la santé humaine. De plus, pour incorporer le gène nouveau, on l’associe à un gène de résistance à un antibiotique, on bombarde des cellules saines et on cultive le tout dans une solution en présence de cet antibiotique pour ne conserver que les cellules effectivement modifiées.


- Problème juridique. Les OGM sont développés à l’initiative des seules transnationales de l’agrochimie comme Monsanto, pour toucher les royalties sur les brevets associés. Elles procèdent par coups de boutoir pour enfoncer une législation lacunaire devant ces objets nouveaux. Les agriculteurs deviennent alors dépendants de ces firmes. Les États se défendent comme ils peuvent, bien souvent complices, et ils sont fort démunis quand on découvre une présence malencontreuse d’OGM dans des semences que l’on croyait saines : destruction de colza transgénique dans le nord de la France en mai 2000 (Advanta Seeds), non destruction de maïs transgénique sur 2600 ha en Lot et Garonne en juin 2000 (Golden Harvest), retrait de la distribution de galettes de maïs Taco Bell aux USA en octobre 2000 (Aventis). En outre, lors du vote par le parlement européen de la recommandation du 12/4/2000, l’amendement définissant la responsabilité des producteurs a été rejeté.


- Problème alimentaire. Les OGM sont inutiles au Nord où il y a surproduction et où il faudrait bien mieux promouvoir une agriculture paysanne et saine, inutiles au Sud qui ne pourra pas se payer ces semences chères et les pesticides qui vont avec, ou alors cela déséquilibrera toute la production traditionnelle. Il est clair selon la FAO que la faim dans le monde ne résulte pas d’une production insuffisante.
, « Ainsi, ce modèle accomplit la prouesse, au nom de la réduction de la pauvreté et de la faim dans le monde, de favoriser les accaparements de terre, de développer la culture d’exportation, de promouvoir les agro-carburants, de travestir les habitudes alimentaires en produisant des cultures étrangères au bassin subsaharien, tout en privant les paysans à la fois de leurs sources de revenus et de leur productions vivrières Vivrières Vivrières (cultures)

Cultures destinées à l’alimentation des populations locales (mil, manioc, sorgho, etc.), à l’opposé des cultures destinées à l’exportation (café, cacao, thé, arachide, sucre, bananes, etc.).
 », des arnaques au microcrédit…

Elle et ils soulignent la nécessité de prendre en compte l’imbrication des « dimensions de classe, de ‘race’ et de sexe », « L’ouragan Katrina a apporté la preuve que face aux phénomènes climatiques, toutes les populations n’étaient pas traitées de la même manière »

J’ai particulièrement été intéressé par l’article « On veut savoir ce qu’on mange », l’expérience des femmes de la commune de Abonmey, leur projection à long terme, les solutions entretenant « la fertilité des sols par l’introduction régulière de compost naturel produit sur place »…

Un numéro à diffuser très largement et un bon support par des débats.

SOMMAIRE

Réflexions globales
- Au cœur des enjeux climatiques
- Une dette qui ne sera jamais payée
- Du pétrole dans les crises économiques
- Des renouvelables vraiment écologiques ?
- L’effondrement qui vient
- Migrations, pillages et climat

Luttes locales
- Cajamarca/Tolima – Oui à la vie, non à la mine
- Biens communs : le pillage grec
- Dette et écologie en Inde
- Terrorisme environnemental
- Le dilemme du modèle agro-exportateur

Quelques alternatives
- Eléphants blancs et GPNIS GPNI
GPNIS
L’expression « grands projets nuisibles et imposés », qui fait suite à l’expression plus connue de « grands projets inutiles et imposés », désigne également des mégaprojets qui parfois n’ont même pas été terminés ou se sont avérés par la suite inutiles et coûteux. « Inutiles »... vraiment ? Ces projets servent en fait des intérêts bien particuliers, ceux des firmes grassement payées pour leur construction et / ou par l’usage qui en sera fait. Ils sont donc bien utiles pour une poignée de privilégiéEs, même s’ils sont nuisibles pour la majorité de la population et l’environnement. Cette expression est généralement utilisée pour désigner des mégaprojets développés dans les pays du Nord.

- « Nouvelle-révolution-verte »
- On veut savoir ce qu’on mange
- Quelles réparations ?
- Luttes de territoires
- Code barre et nouveau monde

AVP n°67 – Les autres voix de la planète, http://cadtm.org/Dette-ecologique-Extractivisme : Dette écologique et extractivisme

2e trimestre 2016

La revue du CADTM, Liège 2015, 98 pages, 5 euros