Interview

Renaud Duterme : « Le capitalisme attise la compétition entre les territoires »

28 janvier 2020 par Renaud Duterme , Catherine Calvet , Thibaut Sardier


Le géographe montre que notre système économique fonctionne grâce aux écarts entre des lieux puissants et des périphéries appauvries. Pour lutter contre ces inégalités, il prône la multiplication de petits territoires autonomes et collaboratifs, dont les ZAD sont un bon exemple.

Interview parue dans Libération du 26 janvier 2020.



De révolution industrielle en période coloniale, de crise de 1929 en Trente Glorieuses, on connaît par cœur l’histoire du capitalisme. Mais que sait-on de ses logiques territoriales, des rapports entre espaces dominants du grand capital et de la mondialisation Mondialisation (voir aussi Globalisation)
(extrait de F. Chesnais, 1997a)
Jusqu’à une date récente, il paraissait possible d’aborder l’analyse de la mondialisation en considérant celle-ci comme une étape nouvelle du processus d’internationalisation du capital, dont le grand groupe industriel transnational a été à la fois l’expression et l’un des agents les plus actifs.
Aujourd’hui, il n’est manifestement plus possible de s’en tenir là. La « mondialisation de l’économie » (Adda, 1996) ou, plus précisément la « mondialisation du capital » (Chesnais, 1994), doit être comprise comme étant plus - ou même tout autre chose - qu’une phase supplémentaire dans le processus d’internationalisation du capital engagé depuis plus d’un siècle. C’est à un mode de fonctionnement spécifique - et à plusieurs égards important, nouveau - du capitalisme mondial que nous avons affaire, dont il faudrait chercher à comprendre les ressorts et l’orientation, de façon à en faire la caractérisation.

Les points d’inflexion par rapport aux évolutions des principales économies, internes ou externes à l’OCDE, exigent d’être abordés comme un tout, en partant de l’hypothèse que vraisemblablement, ils font « système ». Pour ma part, j’estime qu’ils traduisent le fait qu’il y a eu - en se référant à la théorie de l’impérialisme qui fut élaborée au sein de l’aile gauche de la Deuxième Internationale voici bientôt un siècle -, passage dans le cadre du stade impérialiste à une phase différant fortement de celle qui a prédominé entre la fin de Seconde Guerre mondiale et le début des années 80. Je désigne celui-ci pour l’instant (avec l’espoir qu’on m’aidera à en trouver un meilleur au travers de la discussion et au besoin de la polémique) du nom un peu compliqué de « régime d’accumulation mondial à dominante financière ».

La différenciation et la hiérarchisation de l’économie-monde contemporaine de dimension planétaire résultent tant des opérations du capital concentré que des rapports de domination et de dépendance politiques entre États, dont le rôle ne s’est nullement réduit, même si la configuration et les mécanismes de cette domination se sont modifiés. La genèse du régime d’accumulation mondialisé à dominante financière relève autant de la politique que de l’économie. Ce n’est que dans la vulgate néo-libérale que l’État est « extérieur » au « marché ». Le triomphe actuel du « marché » n’aurait pu se faire sans les interventions politiques répétées des instances politiques des États capitalistes les plus puissants (en premier lieu, les membres du G7). Cette liberté que le capital industriel et plus encore le capital financier se valorisant sous la forme argent, ont retrouvée pour se déployer mondialement comme ils n’avaient pu le faire depuis 1914, tient bien sûr aussi de la force qu’il a recouvrée grâce à la longue période d’accumulation ininterrompue des « trente glorieuses » (l’une sinon la plus longue de toute l’histoire du capitalisme). Mais le capital n’aurait pas pu parvenir à ses fins sans le succès de la « révolution conservatrice » de la fin de la décennie 1970.
, et territoires pillés ou délaissés ? Convoquant une littérature scientifique abondante (surtout chez les Anglo-Saxons), le jeune géographe belge Renaud Duterme propose une synthèse incisive intitulée Petit Manuel pour une géographie de combat (La Découverte, 2020). Refusant les étiquettes tout en assumant un côté militant - il est membre du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes qui ambitionne d’annuler la dette Dette Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
du tiers-monde -, il montre comment l’urbanisation et les difficultés des territoires ruraux, la déforestation de l’Amazonie ou la persistance d’écarts de développement entre « Nords » et « Suds » s’expliquent par le fonctionnement de notre système économique, qui a besoin de maintenir des écarts entre des lieux puissants et des territoires dépendants.

Parler de capitalisme mondialisé, c’est souvent évoquer des institutions comme les fonds de pension Fonds de pension Fonds d’investissement, appelé aussi fonds de retraite, qui a pour vocation de gérer un régime de retraite par capitalisation. Un fonds de pension est alimenté par l’épargne des salariés d’une ou plusieurs entreprises, épargne souvent complétée par l’entreprise ; il a pour mission de verser des pensions aux salariés adhérents du fonds. Les fonds de pension gèrent des capitaux très importants, qui sont généralement investis sur les marchés boursiers et financiers. sans ancrage territorial. Comment les relier à la géographie ?

Ces acteurs économiques, chefs d’entreprise comme pouvoirs publics, mettent en concurrence les territoires et promettent des investissements à ceux qui seront les plus attractifs. Autrement dit, les collectivités territoriales constituent une sorte de marché des territoires et sont obligées d’être en concurrence les unes avec les autres. C’est ce que j’appelle la lutte des lieux : il faut attirer les grands centres commerciaux, les grands événements internationaux, sportifs ou commerciaux… A chaque fois, le décideur politique fait miroiter des effets positifs sur la croissance locale, promet des effets de « ruissellement ». Mais quand on regarde a posteriori, les résultats réels sont très loin de ceux qui étaient promis, comme on l’a vu au Brésil ou en Grèce après les Jeux olympiques.

Donc, la croissance a toujours des conséquences spatiales ?

Quand on parle de croissance économique, on parle forcément d’expansion territoriale vers de nouveaux territoires qui entrent peu à peu dans un fonctionnement capitaliste. D’abord, ces territoires fournissent des matières premières : on pense notamment à de nombreux pays du continent africain, qui exportent pétrole, métaux, café, cacao, etc. Mais ils servent aussi à écouler la marchandise produite puisqu’ils constituent progressivement de nouveaux marchés. La main-d’œuvre est à la fois productrice et consommatrice des biens fabriqués. Cette logique s’applique aujourd’hui comme elle fonctionnait avec la colonisation européenne qui a mis fin à des systèmes d’autoproduction permettant aux habitants de ne pas être dépendants du marché. C’est aussi le cas de l’accaparement des terres communales - les fameuses enclosures - à partir du XVIe siècle au Royaume-Uni. Elles ont mis dehors des dizaines de milliers de paysans anglais qui bénéficiaient de l’usage de ces terres communes. Cela les a forcés à travailler pour l’industrie, et donc à devenir dépendants du marché.

Le capitalisme oppose-t-il systématiquement des centres puissants et des périphéries affaiblies et dépendantes ?

Comme tout modèle, celui-ci a des limites, mais il est en effet pertinent. Le capitalisme attise la compétition entre les territoires. Il crée en permanence des centres de pouvoir - à l’échelle mondiale, ce sont des métropoles, comme New York, Pékin ou Londres -, mais aussi des périphéries où sont exportés les surplus et où se trouvent des ressources humaines ou naturelles à moindre coût. Le modèle centre-périphérie explique non seulement très bien les rapports Nord-Sud à l’échelle globale. Mais il s’applique également à d’autres niveaux. A l’échelle continentale, le Brésil domine l’Amérique latine ; à l’échelle nationale, les côtes des Etats-Unis l’emportent sur l’intérieur du pays ; à l’échelle d’une région, Paris impose sa puissance au reste de l’Ile-de-France. Même en Belgique, on a cette relation centre-périphérie entre une Flandre relativement prospère et bien intégrée dans les flux de la mondialisation et une Wallonie plus désindustrialisée.

Mais il existe des mécanismes de redistribution…

La redistribution va à l’encontre du système capitaliste, elle freine certaines inégalités territoriales. Celles-ci sont donc beaucoup plus graves dans des pays anglo-saxons, comme le Royaume-Uni, qui n’ont pas cette logique de redistribution, contrairement à la France ou à la Belgique… Pas parce que les gouvernements sont plus vertueux, mais parce qu’il reste une puissance syndicale et une certaine idée de la justice sociale au sein de la population. Cependant, cette redistribution est loin d’être suffisante.

Est-ce dans les périphéries que se développent des mouvements dits populistes ?

Je n’aime pas beaucoup ce mot, il appartient plus au registre du jugement qu’à celui de l’analyse. Il y a des territoires gagnants et des territoires perdants de la mondialisation. Il est facile, après, de dénoncer les perdants comme populistes. Si on veut comprendre les élections de Trump ou de Bolsonaro, condamner ou mépriser leur électorat ne suffira pas. Il faut comprendre que le monde valorise l’hypermobilité. Les personnes qui n’en ont pas l’envie, ou pas les moyens, sont stigmatisées et considérées comme des péquenauds. On l’a vu face aux gilets jaunes, et plus encore dans l’électorat de Donald Trump. On a considéré ces gens comme des ignares, mais quand on regarde d’anciens bassins charbonniers, comme les Appalaches, on voit que les gens ont tout perdu, et dans un pays comme les Etats-Unis, où il y a moins d’amortisseurs sociaux, on vote Trump car c’est la seule perspective d’avenir que l’on voit. A tort, évidemment.

Que pensez-vous des travaux du géographe Christophe Guilluy sur la notion de périphérie, souvent critiqués ?

Je souscris à la thèse d’un abandon de zones périphériques, et je trouve intéressante l’idée de mépris et de méconnaissance des personnes qui y vivent de la part des élites métropolitaines, qui font preuve soit de condescendance soit de paternalisme. J’enseigne actuellement dans une zone rurale de Belgique. Hors de la proximité avec le Luxembourg, il n’y a pas grand-chose en termes d’emplois et de services publics. Le mépris se ressent alors autour des questions de mobilité : tout se passe dans les grandes villes, et si vous ne pouvez pas vous déplacer, il n’y a quasiment plus rien, même des distributeurs de billets ferment en Belgique ! De plus, Guilluy comprend - sans l’excuser - la méfiance de ces gens vis-à-vis de l’immigration. Je suis pour ma part internationaliste, contre les idées nauséabondes sur cette question, mais je peux comprendre que certaines populations s’inquiètent des migrations. L’immigré est beaucoup plus vu comme responsable de la situation de chacun que le fonds d’investissement qui a décidé de délocaliser la production. Sans compter que parmi les habitants des villes, les élites urbaines ne ressentent pas les effets de l’immigration ; elles vivent dans des quartiers relativement « préservés ». Il y a aussi la crainte de se sentir minoritaire qui est très présente. Au Royaume-Uni, il semble que cela ait été un facteur important du vote en faveur du Brexit. Ne pas admettre cette peur d’être minoritaire en stigmatisant les gens n’est pas la bonne méthode, et va les pousser dans les bras de partis extrêmes.

En se déployant partout dans le monde, le capitalisme ne pourra plus investir de nouvelles périphéries. Cela va-t-il conduire à sa fin ?

Les crises qui se succèdent depuis les années 70 montrent qu’il devient difficile de résoudre certaines contradictions inhérentes au capitalisme, comme la nécessité d’une surproduction que l’on ne parvient pourtant plus à écouler, même avec la croissance des pays émergents Pays émergents Les pays émergents désignent la vingtaine de pays en développement ayant accès aux marchés financiers et parmi lesquels se trouvent les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ils se caractérisent par un « accroissement significatif de leur revenu par habitant et, de ce fait, leur part dans le revenu mondial est en forte progression ». ou la ruine des écosystèmes. Des pays comme le Brésil se sont essoufflés, et la logique consistant à défricher la forêt pour poursuivre le développement de l’agriculture n’apporte qu’une croissance économique temporaire et inégalitaire. A long terme, cela mènera à un effondrement du capitalisme. Mais d’ici là, l’épuisement de notre planète n’est qu’une crise de plus, qui constitue plutôt une opportunité pour le capitalisme, comme l’évoque la canadienne Naomi Klein en parlant de capitalisme du désastre. On peut analyser avec ce prisme la situation de Porto Rico : cette petite île, qui subit déjà un statut semi-colonial vis-à-vis des Etats-Unis, a été dévastée par plusieurs catastrophes environnementales. Elle est aujourd’hui rachetée par de riches Américains qui en font un paradis fiscal Paradis fiscaux
Paradis fiscal
Territoire caractérisé par les cinq critères (non cumulatifs) suivants :
(a) l’opacité (via le secret bancaire ou un autre mécanisme comme les trusts) ;
(b) une fiscalité très basse, voire une imposition nulle pour les non-résidents ;
(c) des facilités législatives permettant de créer des sociétés écrans, sans aucune obligation pour les non-résidents d’avoir une activité réelle sur le territoire ;
(d) l’absence de coopération avec les administrations fiscales, douanières et/ou judiciaires des autres pays ;
(e) la faiblesse ou l’absence de régulation financière.

La Suisse, la City de Londres et le Luxembourg accueillent la majorité des capitaux placés dans les paradis fiscaux. Il y a bien sûr également les Iles Caïmans, les Iles anglo-normandes, Hong-Kong, et d’autres lieux exotiques. Les détenteurs de fortunes qui veulent échapper au fisc ou ceux qui veulent blanchir des capitaux qui proviennent d’activités criminelles sont directement aidés par les banques qui font « passer » les capitaux par une succession de paradis fiscaux. Les capitaux généralement sont d’abord placés en Suisse, à la City de Londres ou au Luxembourg, transitent ensuite par d’autres paradis fiscaux encore plus opaques afin de compliquer la tâche des autorités qui voudraient suivre leurs traces et finissent par réapparaître la plupart du temps à Genève, Zurich, Berne, Londres ou Luxembourg, d’où ils peuvent se rendre si nécessaires vers d’autres destinations.
et qui privatisent petit à petit tous les services.

Comment s’opposer à cette logique ? Cela passe-t-il prioritairement par des mobilisations locales ou par une lutte dans les grandes instances internationales ?

La géographie permet de montrer comment s’articulent des rapports de force de l’échelle locale à l’échelle globale. Faire le lien entre ces deux échelles d’action Action
Actions
Valeur mobilière émise par une société par actions. Ce titre représente une fraction du capital social. Il donne au titulaire (l’actionnaire) le droit notamment de recevoir une part des bénéfices distribués (le dividende) et de participer aux assemblées générales.
est la condition de l’efficacité d’une lutte pour plus de justice ou pour un meilleur environnement. On ne peut pas prendre des mesures écologiques localement sans remettre en question des traités internationaux. Il n’y aura pas de revalorisation d’une agriculture raisonnable et rurale sans s’interroger sur les traités de libre-échange déjà signés, que ce soit le Ceta ou l’accord Mercosur Mercosur Le Mercosur est une zone régionale de coopération économique du Cône Sud (marché du Cône Sud) qui rassemble le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, en plus de deux pays associés, le Chili et la Bolivie. -UE. La transition écologique nécessitera des investissements publics importants, il faudra alors de nouveau s’interroger sur la dette. Il faudra remettre en question des engagements pris auprès d’instances internationales, comme l’Union européenne par exemple. Contre le capitalisme, il faut articuler la lutte des classes et la lutte des lieux, envisager la coopération avec d’autres lieux qui connaissent les mêmes problèmes. C’est pour cela que je parle d’autonomie territoriale. Il ne s’agit pas d’autarcie, mais une autonomie en matière d’alimentation, d’énergie, dans un esprit de coopération avec d’autres. Il faut créer des liens entre le mouvement des gilets jaunes et celui des retraites, mais aussi avec des luttes plus urbaines pour la gratuité des transports collectifs, les contrôles des loyers. Il ne faut pas fragmenter les enjeux en disant que certains sont propres aux villes, d’autres à la ruralité. Il faut montrer qu’ils ne sont pas si différents que cela.

Pour vous, quels sont les lieux qui expérimentent cette autonomie ?

J’aime l’idée de municipalisme libertaire de l’Américain Murray Bookchin, qui lui-même se fondait sur des idées plus anciennes. Il y a aussi toutes les expériences de ZAD. Même si, à mon sens, leur problème est peut-être de se couper un peu trop des réalités locales. Ce sont souvent des gens extérieurs, des étudiants, qui peuvent être éloignés des populations locales. Par conséquent, la réappropriation par ces dernières des décisions les concernant est une condition indispensable à cette autonomie.

Renaud Duterme, Petit manuel pour une géographie de combat La Découverte, 208 pp., 14 €.


Renaud Duterme

est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.

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