Série « Créances douteuses : la dette n’a pas d’odeur »
25 novembre 2018 par Renaud Duterme
(CC - Flickr - Mugisha Don de Dieu)
La France, une des principales puissances économiques, est aussi l’un des principaux États créanciers de la planète, avec des créances bilatérales (c’est-à-dire sur des États tiers) de plus de 41 746 millions d’euros au 31 décembre 2016, soit 14,5 % de l’encours total des créances du Club de Paris (ce club sans aucun statut juridique regroupe les 21 principaux États créanciers et est hébergé à Bercy). De même, la France joue un rôle non négligeable dans les orientations du FMI et de la Banque mondiale, en raison du poids démesuré accordé aux pays riches dans ces institutions.
Cette position de la France – qui n’est pas sans rapport avec son histoire coloniale – est utilisée à outrance pour faire du fric : soutien aux dictatures, ventes d’armes, blanc-seing donné aux banques commerciales françaises, imposition de réformes libérales favorisant les multinationales, etc. Du fric réalisé en se moquant de la souveraineté des peuples, que l’on appauvrit en leur demandant de payer des dettes illégitimes et odieuses quand elles ne sont pas illégales, et souvent insoutenables puisqu’elles exigent de sacrifier des droits humains fondamentaux afin d’être remboursées. En voici quelques exemples.
Juin 1994 : alors que le génocide au Rwanda fait rage depuis près de 3 mois, le gouvernement français se décide à intervenir lors de l’opération Turquoise. Selon les propres mots du président François Mitterrand, la force française vise officiellement à mettre fin aux massacres. En réalité, elle permettra à de nombreux génocidaires de fuir vers le Congo voisin, déstabilisant la région jusqu’aujourd’hui. Il faut souligner que le gouvernement génocidaire est dans les faits soutenu par la France dès le début des années 1990, malgré sa dérive extrémiste. Ce soutien perdurera pendant l’entièreté des massacres, notamment par crainte de voir une victoire des forces rebelles anglophones réfugiées en Ouganda qui précipiterait de la sorte le Rwanda hors de la sphère d’influence de Paris.
L’annulation de la dette du Rwanda envers la France ne serait qu’un timide premier pas pour admettre la responsabilité de Paris dans une tragédie qui a fait près d’un million de victimes, majoritairement civiles
L’opération Turquoise permet par ailleurs à des responsables rwandais de fuir avec de nombreux documents prouvant le lien entre les financements du génocide et les prêts dont a bénéficié le pays par les institutions financières internationales à partir du milieu des années 1980, Banque mondiale
Banque mondiale
BM
La Banque mondiale regroupe deux organisations, la BIRD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement) et l’AID (Association internationale de développement). La Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) a été créée en juillet 1944 à Bretton Woods (États-Unis), à l’initiative de 45 pays réunis pour la première Conférence monétaire et financière des Nations unies.
En 2022, 189 pays en sont membres.
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et FMI
FMI
Fonds monétaire international
Le FMI a été créé en 1944 à Bretton Woods (avec la Banque mondiale, son institution jumelle). Son but était de stabiliser le système financier international en réglementant la circulation des capitaux.
À ce jour, 190 pays en sont membres (les mêmes qu’à la Banque mondiale).
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en tête. La découverte de nombreuses archives n’ayant pu être emportées atteste ce lien et prouve par conséquent que l’essentiel de la dette
Dette
Dette multilatérale : Dette qui est due à la Banque mondiale, au FMI, aux banques de développement régionales comme la Banque africaine de développement, et à d’autres institutions multilatérales comme le Fonds européen de développement.
Dette privée : Emprunts contractés par des emprunteurs privés quel que soit le prêteur.
Dette publique : Ensemble des emprunts contractés par des emprunteurs publics.
réclamée au Rwanda constitue une dette odieuse
Dette odieuse
Selon la doctrine, pour qu’une dette soit odieuse, et donc nulle, elle doit remplir deux conditions :
1) Elle doit avoir été contractée contre les intérêts de la Nation, ou contre les intérêts du Peuple, ou contre les intérêts de l’État.
2) Les créanciers ne peuvent pas démontrer qu’ils ne pouvaient pas savoir que la dette avait été contractée contre les intérêts de la Nation.
Il faut souligner que selon la doctrine de la dette odieuse, la nature du régime ou du gouvernement qui la contracte n’est pas particulièrement importante, puisque ce qui compte, c’est l’utilisation qui est faite de cette dette. Si un gouvernement démocratique s’endette contre l’intérêt de la population, cette dette peut être qualifiée d’odieuse, si elle remplit également la deuxième condition. Par conséquent, contrairement à une version erronée de cette doctrine, la dette odieuse ne concerne pas seulement les régimes dictatoriaux.
(voir : Eric Toussaint, « La Dette odieuse selon Alexander Sack et selon le CADTM » ).
Le père de la doctrine de la dette odieuse, Alexander Nahum Sack, dit clairement que les dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Sack considère qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier peut être considérée comme incontestablement odieuse... si les deux critères ci-dessus sont remplis.
Il ajoute : « Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux ».
Sack a défini un gouvernement régulier comme suit :
« On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. »
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles de contracter des dettes odieuses.
qui doit être déclarée nulle. Bien que la majorité de cette dette soit à destination du FMI et de la Banque mondiale, la France encourait encore des créances
Créances
Créances : Somme d’argent qu’une personne (le créancier) a le droit d’exiger d’une autre personne (le débiteur).
sur le Rwanda pour un montant de 10,67 millions d’euros au 31 décembre 2016 [1]. L’annulation de cette dette ne serait qu’un timide premier pas pour admettre la responsabilité de Paris dans une tragédie qui a fait près d’un million de victimes, majoritairement civiles.
La politique française au Rwanda s’inscrit dans un contexte plus large de relations néocoloniales, voire mafieuses, entre l’Élysée et les anciennes colonies françaises et européennes (le Rwanda a été colonisé par la Belgique) depuis les indépendances, traditionnellement appelée Françafrique. La reconnaissance de ses responsabilités accompagnée d’excuses officielles pourrait constituer une seconde étape vers la fin d’un système qui n’a que trop duré.
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Voir également dans la série « Créances douteuses : La dette n’a pas d’odeur » :
France-Cameroun : Permis de piller !
Tunisie : La France blanchit une dette odieuse
Sauvetage de la Grèce : une arnaque à plus de 3 milliards d’euros !
Rwanda-France : Responsabilités et financement du génocide
Égypte : La France a du sang sur les mains
est enseignant, actif au sein du CADTM Belgique, il est l’auteur de Rwanda, une histoire volée , éditions Tribord, 2013, co-auteur avec Éric De Ruest de La dette cachée de l’économie, Les Liens qui Libèrent, 2014, auteur de De quoi l’effondrement est-il le nom ?, éditions Utopia, 2016 et auteur de Petit manuel pour une géographie de combat, éditions La Découverte, 2020.
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